Lorsqu'en septembre 1915, je revins de Beyrouth à Alep après des vacances de trois mois, j'appris avec horreur qu'une nouvelle période de massacres arméniens avait commencé; beaucoup plus terribles que sous Abdul Hamid, ils avaient pour but d'exterminer radicalement le peuple arménien, peuple intelligent, industrieux, épris de progrès, et de faire passer tout ce qu'il possédait aux mains des Turcs.
Au premier moment je me refusai à le croire. On me disait que dans différents quartiers d'Alep, il se trouvait des masses de gens affamés, misérables restes de ce qu'on appelait « les convois de déportation. » Pour couvrir du manteau de la politique cette extermination du peuple arménien, on invoquait des raisons militaires qui auraient rendu nécessaire de chasser les Arméniens des demeures qu'ils occupaient depuis 2.500 ans, pour les transporter dans le désert arabique, et l'on disait aussi que quelques Arméniens s'étaient rendus coupables d'actes d'espionnage.
Je m'informai des faits, je pris de tous côtés des renseignements, et j'arrivai à la conclusion que les accusations portées contre les Arméniens n'étaient que des faits isolés et peu importants, dont on se servait comme prétexte pour frapper dix mille innocents pour un coupable, pour sévir de la façon la plus cruelle contre des femmes et des enfants, pour organiser contre les déportés une campagne de famine dont le but était l'extermination totale.
Pour vérifier l'opinion que je m'étais formée par ces renseignements, j'ai visité toutes les parties de la ville où se trouvaient des Arméniens, restes des convois de déportés. Dans des caravansérails (Khans) délabrés, j'ai trouvé des amas de morts décomposés et parmi eux encore des vivants qui allaient rendre le dernier soupir. Dans d'autres locaux, je trouvai des amas de malades et d'affamés dont personne ne s'occupait. Tout autour de notre école se trouvaient quatre de ces khans renfermant sept à huit cents déportés affamés. Maîtres et élèves, nous devions chaque jour passer à côté de ces khans. Par les fenêtres ouvertes, nous voyions ces êtres lamentables, vêtus de haillons, émaciés. Les enfants de notre école passaient chaque matin dans les étroites ruelles à côté des chariots à deux roues attelés de bœufs sur lesquels on chargeait huit ou dix cadavres raidis, sans cercueil et sans suaire, les bras et les jambes pendant en dehors.
Après avoir assisté quelques jours à ce spectacle, j'ai cru de mon devoir d'écrire le rapport suivant :
« En notre qualité de maître de la Realschule allemande d'Alep, nous nous permettons de donner les informations suivantes :
« Nous considérons comme notre devoir de déclarer que notre travail d'école n'a plus auprès des habitants de cette ville aucune base morale et ne peut plus se faire respecter, si le gouvernement allemand n'a pas la possibilité d'empêcher la brutalité avec laquelle on procède ici contre les femmes et les enfants des Arméniens massacrés. Des convois de déportés qui, à leur départ de la Haute Arménie comptaient deux à trois mille hommes, femmes et enfants, sont réduits à deux ou trois cents à leur arrivée dans le sud. Les hommes sont tués en route, les femmes et les jeunes filles à l'exception des vieilles, des laides et des toutes petites sont violées par des soldats et des officiers turcs, puis elles disparaissent dans les villages turcs et kurdes, où elles doivent accepter l'Islam. Le reste des caravanes est décimé par la faim et la soif. Même au passage des fleuves, on ne leur permet pas de boire. Pour toute nourriture, on leur verse dans la main, comme ration de chaque jour, un peu de farine qu'ils lèchent avidement et dont le seul effet est de retarder leur mort.
« En face de notre école, se trouvent dans un des Khans les restes d'une de ces colonnes de déportés, environ quatre cents êtres émaciés, parmi lesquels une centaine d'enfants de cinq à sept ans. La plupart sont malades du typhus et de la dysenterie. Si l'on entre dans la cour, on croit entrer dans une maison de fous. Si l'on apporte de la nourriture, on voit qu'ils ont désappris de manger. Leur estomac affaibli par une faim qui a duré des mois, ne supporte plus la nourriture. Si on leur donne du pain, ils le laissent de côté avec indifférence ; ils sont là tranquilles, et attendent la mort.
« Comment nous, instituteurs, pouvons-nous lire avec nos élèves, nos contes allemands ou étudier dans la Bible l'histoire du bon Samaritain ? Comment pouvons-nous leur enseigner les déclinaisons, les conjugaisons, quand tout autour et tout près, leurs compatriotes succombent à la faim ? Notre travail est une insulte à la morale et la négation de toute sensibilité humaine. Et ces malheureux, qu'à travers la ville et ses environs, on a chassés par milliers dans le désert, presque exclusivement des femmes et des enfants, que deviennent-ils? On les traque d'endroit en endroit jusqu'à ce que des milliers soient réduits à des centaines, et des centaines à une petite troupe, et cette petite troupe on la chasse encore jusqu'à ce qu'elle n'existe plus. Et alors, le but du voyage est atteint, voilà « les nouvelles demeures assignées aux Arméniens», comme s'expriment les journaux. « Ta alim el aleman — « c'est l'enseignement des Allemands », dit le simple Turc à ceux qui lui demandent quels sont les instigateurs de ces forfaits. Les Turcs plus cultivés admettent que, même si le peuple allemand blâme les cruautés, le gouvernement allemand ne fait rien pour les empêcher, cela par égard pour ses alliés turcs.
« Même des musulmans de sentiments plus délicats, Turcs et Arabes, secouent la tête et ne peuvent retenir leurs larmes en voyant passer à travers la ville un convoi de déportés escorté par des soldats turcs qui frappent violemment les femmes enceintes, des mourants, des gens qui ne peuvent plus avancer. Ils n'arrivent pas à se persuader que c'est leur gouvernement qui a ordonné ces cruautés et ils en rendent entièrement responsables les Allemands que l'on considère comme étant pendant la guerre les directeurs de la Turquie. Dans les mosquées, les mollahs disent que ce n'est pas La Porte qui a ordonné les cruautés envers les Arméniens et leur extermination, mais les officiers allemands.
« Les spectacles auxquels on assiste ici depuis des mois, resteront en fait dans le souvenir des peuples orientaux, une tache de honte sur l'écusson allemand.
« Pour éviter d'avoir à changer d'idée sur le caractère allemand, qu'ils avaient l'habitude de respecter, beaucoup d'hommes cultivés se représentent les choses de la manière suivante : Le peuple allemand, disent-ils, ne sait probablement rien des effroyables massacres qui sont en cours d'exécution partout en Turquie contre les chrétiens indigènes, car le peuple allemand aime la vérité, et, comment s'expliquer que les seules nouvelles données par les journaux allemands mentionnent seulement que des Arméniens ont été arrêtés comme espions ou comme traîtres et ont été justement et légalement fusillés ?
« D'autres Turcs disent : « Peut-être le gouvernement allemand a-t-il les mains liées par des accords sur les compétences réciproques ou peut-être son intervention n'est-elle pas opportune dans ce moment. » Nous savons que l'ambassade allemande à Constantinople a été renseignée sur tout par ses consuls. Mais comme il n'y a eu jusqu'ici aucune modification dans les procédés de déportation, notre conscience nous oblige à écrire ce rapport».
Au moment où j'écrivais ce document, le consul allemand d'Alep était remplacé par son collègue d'Alexandrette, le consul Hoffmann. Celui-ci me déclara que l'ambassade allemande avait reçu de nombreux rapports des consulats d'Alexandrette, d'Alep et Mossoul. Il m'engageait à les compléter par le récit de ce que j'avais vu moi-même et me promettait de faire parvenir mon rapport â Constantinople. Je l'écrivis donc en donnant une peinture exacte de l'état de choses que j'avais constaté dans le khan situé en face de notre école. Le consul Hoffmann le compléta par des photographies prises par lui-même dans le khan et qui représentaient des monceaux de cadavres au milieu desquels se traînaient des enfants encore en vie.
Sous cette forme, ce texte fut signé aussi par mes collègues, Dr Graeter, maître supérieur, et Mme Marie Spiecker. Le directeur de notre école, M. Huber, apposa aussi sa signature et y ajouta les mots suivants : « Le rapport de mon collègue Niepage n'est en aucune façon exagéré. Nous vivons depuis des semaines dans une atmosphère empestée par la maladie et par l'odeur des cadavres. Ce n'est que l'espoir de prompts secours qui nous permet de continuer notre travail. »
Les secours ne sont pas venus. Alors je pensai à donner ma démission de mes fonctions de maître supérieur de l'école allemande pour le motif qu'il était absurde et immoral d'être le représentant de la culture européenne, d'apporter à un peuple l'instruction et l'éducation et en même temps d'assister sans rien faire à la mort par la faim des compatriotes de nos élèves, exécutée par le gouvernement du pays.
Mon entourage et le directeur de l'école, M. Huber, me firent renoncer à ce projet : on me représenta qu'il était important que nous restions dans le pays comme témoins, peut-être notre présence contribuerait-elle à rendre les Turcs un peu moins inhumains envers leurs victimes. Je reconnais maintenant que j'ai été trop longtemps le témoin silencieux de ces horreurs.
Notre présence n'a amené aucune amélioration, ce que nous avons pu faire était fort peu de chose. Mme Spiecker, notre vaillante collègue, acheta du savon, les femmes et les enfants encore vivants furent savonnés et débarrassés de la vermine. Elle chargea quelques femmes de cuire de la soupe pour les femmes qui pouvaient encore se nourrir. Pendant sept semaines je distribuai chaque soir aux enfants mourants sept seaux de thé, du fromage et du pain amolli. Mais le typhus, typhus de famine et typhus exanthématique se propagèrent des maisons de morts dans la ville, je tombai malade avec cinq de mes collègues et nous dûmes interrompre notre activité. D'ailleurs les déportés qui arrivaient à Alep ne pouvaient plus être sauvés, ce n'étaient que des condamnés dont nous pouvions adoucir les derniers moments.
Ce que nous voyions à Alep n'était que le dernier acte de la grande tragédie, une petite partie de l'horreur qui régnait dans les autres parties de la Turquie. Les ingénieurs du chemin de fer de Bagdad, en rentrant de leurs voyages, des voyageurs allemands qui avaient rencontré sur leur route les caravanes de déportés apportaient des récits beaucoup plus affreux. Plusieurs d'entre eux ne pouvaient pas manger tellement ils étaient frappés d'horreur.
L'un d'eux (M. Greif, Alep) racontait que le long de la chaussée du chemin de fer vers Tell Abiad et Ras ul Ain, des cadavres nus de femmes violées étaient étendus en masse. Un autre (M. Spiecker, Alep) avait vu les Turcs attacher ensemble des hommes arméniens, tirer dans le tas des coups de fusil et s'éloigner en riant tandis que leurs victimes mouraient lentement dans d'horribles convulsions. A d'autres on avait attaché les mains derrière le dos et on les faisait rouler le long de pentes escarpées ; au bas se trouvaient des femmes qui les achevaient à coups de couteaux. Un ecclésiastique protestant qui nous avait reçus bien cordialement chez lui mon collègue Graeter et moi pendant un de nos voyages avait eu les ongles arrachés.
Le Consul allemand de Mossoul raconta en ma présence au Casino allemand d'Alep qu'en venant de Mossoul à Alep il avait, en plusieurs endroits de la route, vu tant de mains d'enfants coupées qu'on aurait pu en paver la route. A l'hôpital allemand d'Ourfa se trouve une petite fille qui a eu les deux mains coupées. M. Holstein, consul allemand de Mossoul a vu près d'un village arabe, voisin d'Alep, des fosses remplies de cadavres arméniens. Les Arabes du village lui racontèrent qu'ils avaient tué ces Arméniens par ordre du gouvernement. Un d'eux se glorifiait d'en avoir massacré huit.
Dans beaucoup de maisons d'Alep qui étaient habitées par des chrétiens, je trouvais cachées des jeunes filles arméniennes qui, par quelque hasard, avaient échappé à la mort, soit qu'épuisées elles se fussent arrêtées en route et eussent été laissées pour mortes lorsque le convoi avait repris sa marche, soit que des Européens aient eu l'occasion de les acheter pour quelques marks au soldat turc qui les avait déshonorées en dernier. Presque toutes sont comme folles. Beaucoup ont vu les Turcs couper la gorge à leurs parents. Je connais de ces pauvres êtres dont pendant des mois on n'a pu tirer une seule parole et que rien ne peut faire sourire maintenant. Une jeune fille de 14 ans a été recueillie par le chef de magasin de la Bagdadbahn à Alep, M. Krause. Elle avait été possédée pendant une nuit par tant de soldats turcs qu'elle avait perdu la raison. Je la voyais, les lèvres brûlantes, s'agiter follement sur son lit et j'eus beaucoup de peine à lui faire boire un peu d'eau.
Un Allemand que je connais vit près d'Ourfa des centaines de paysannes chrétiennes obligées par des soldats turcs à se mettre nues, et à la joie des soldats elles durent pendant des jours marcher ainsi à travers le désert par 40 degrés de chaleur; leur peau était totalement brûlée. Un autre a vu un Turc arracher l'enfant qu'une mère arménienne portait encore dans son sein et l'écraser contre la paroi.
D'autres faits, pires encore que les exemples que nous donnons, sont consignés dans les nombreux récits des consulats allemands d'Alexandrette, Alep et Mossoul qui ont été envoyés à l'ambassade. L'opinion des consuls est qu'un million d'Arméniens ont péri dans les massacres de ces derniers mois, la moitié au moins sont des femmes et des enfants, tués ou morts de faim.
C'est un devoir de raconter ces choses. Quoique le gouvernement ne poursuive par la destruction des Arméniens que des buts de politique intérieure, la manière dont elle est exécutée a tous les caractères d'une persécution dirigée contre les chrétiens.
Les nombreux dix milliers de femmes et d'enfants qui ont été absorbés par les harems turcs, la masse des enfants qui, rassemblés par le gouvernement, ont été partagés entre les Turcs et les Kurdes sont perdus pour l'église chrétienne. Ils doivent devenir musulmans. Les Allemands entendent de nouveau le mot insultant « guiaour ».
A Adana, je vis une troupe d'orphelins arméniens traverser les rues sous la conduite de soldats turcs. Les parents ont été massacrés, les enfants doivent devenir musulmans. Partout il est arrivé que des Arméniens adultes ont pu sauver leur vie en embrassant l'islamisme. Mais dans certains endroits des fonctionnaires turcs, après avoir invité les chrétiens à présenter une requête à l'effet d'être reçus dans la communauté islamique, leur ont noblement répondu, pour jeter de la poudre aux yeux des Européens, que la religion n'est pas un jouet et ils ont fait tuer les postulants. A des Arméniens qui leur apportaient de riches présents, des hommes comme Talaat et Enver Bey ont à plusieurs reprises répondu, tout en acceptant les présents, qu'ils auraient préféré les recevoir de convertis à l'islam. Un de ces messieurs dit à un reporter: « Certainement nous châtions aussi beaucoup d'innocents. Mais il faut aussi nous protéger contre ceux qui pourraient devenir coupables ». Tels sont les arguments par lesquels les hommes d'Etat turcs justifient les massacres en masse de femmes et d'enfants. Un ecclésiastique catholique allemand affirme qu'Enver Pacha a dit à l'envoyé du pape à Constantinople, Monseigneur Dolci, qu'il ne s'arrêterait pas tant qu'un seul Arménien serait encore en vie.
Le but de la déportation est l'extermination de tout le peuple arménien. Cette intention ressort clairement du fait que le gouvernement turc cherche systématiquement à empêcher toute intervention secourable des missions, des sœurs de charité, des Européens qui sont dans le pays. Un ingénieur suisse a été traduit devant un conseil de guerre pour avoir distribué du pain à des Arméniens d'un convoi de déportés. Le gouvernement n'a pas hésité à déporter les élèves et les maîtres des écoles allemandes d'Adana et d'Alep non plus que des enfants arméniens des orphelinats allemands ; il n'a tenu aucun compte des efforts faits pour les sauver par les consuls du par les directeurs d'établissements. L'offre du gouvernement américain de transporter les déportés en Amérique sur des bateaux américains et aux frais de l'Amérique a été repoussée.
Ce que nos consuls allemands et de nombreux étrangers habitant le pays pensent des massacres, on le saura plus tard par leurs rapports. Sur les opinions des officiers allemands je ne puis rien dire. J'ai souvent remarqué leur silence glacial ou leurs efforts désespérés pour détourner la conversation lorsque quelque Allemand sensible émettait un jugement indépendant sur l'effroyable misère des Arméniens.
Quand le feld-maréchal von der Goltz se rendit à Bagdad et passa par Djerablus sur l'Euphrate, il s'y trouvait à ce moment un grand convoi de déportés affamés. J'ai su plus tard à Djerablus même que peu avant l'arrivée du feld-maréchal on avait chassé à coups de fouet ces malheureux avec leurs malades et leurs mourants à quelques kilomètres derrière les collines. Quand von der Goltz passa, on ne voyait plus aucune trace de la présence de ces malheureux et quand peu après je visitai avec deux collègues l'emplacement, nous trouvâmes dans quelques endroits hors de vue des cadavres d'hommes et d'enfants, des restes de vêtements, des crânes, des ossements dont les chacals et les oiseaux de proie avaient en grande partie rongé les chairs.
L'auteur de ce rapport n'admet pas que, si le gouvernement allemand avait eu la ferme volonté d'arrêter ces exécutions au dernier moment, il n'aurait pas pu rappeler le gouvernement turc à la raison. Si les Turcs sont vraiment bien disposés en notre faveur, comme on le dit, ne doit-on pas leur représenter le tort qu'ils nous font devant l'opinion du monde entier si, en notre qualité d'alliés, nous regardons tranquillement les Turcs massacrer des centaines de mille de nos coreligionnaires, violer leurs femmes et leurs filles, faire passer leurs enfants à l'Islam? Les Turcs ne comprennent-ils pas que leurs barbaries nous sont portées en compte et qu'on nous accuse, nous Allemands, ou d'un consentement coupable ou d'une faiblesse méprisable si nous fermons les yeux devant les atrocités causées par cette guerre et si nous nous taisons en présence de faits connus du monde entier? Si les Turcs sont aussi intelligents qu'on le dit, est-il impossible de les persuader qu'en détruisant les peuples chrétiens de la Turquie, ils anéantissent le principal facteur de développement de leur pays, les intermédiaires nécessaires du commerce européen et de la civilisation générale ? Si les Turcs sont aussi perspicaces qu'on le dit, ne craindront-ils pas que, lorsqu'on connaîtra ce qui s'est passé dans leur pays pendant la guerre, les états européens civilisés ne jugent qu'ils ont eux-mêmes aboli leur droit à se gouverner et détruit toute la confiance qu'on pouvait avoir en leurs possibilités de civilisation et leur tolérance ? N'est-ce pas pour le bien de la Turquie que le gouvernement allemand l'empêcherait de se ruiner économiquement et moralement?
Par ce rapport je cherche à parvenir aux oreilles du gouvernement par l'intermédiaire des représentants attitrés du peuple allemand. Tout douloureux que soient ces faits, ils ne doivent pas être ignorés dans les séances de commissions du Reichstag. Rien ne serait plus honteux pour nous que de voir élever à frais énormes dans Constantinople un édifice consacré à l'amitié turco-allemande alors que nous ne serions pas à même de protéger nos coreligionnaires contre des barbaries qui, même dans la sanguinaire histoire de la Turquie, n'ont pas leurs pareilles. Ne vaudrait-il pas mieux employer les sommes recueillies à élever des orphelinats pour les malheureuses victimes de la barbarie turque ?
Quand après les massacres de 1909 à Adana, eut lieu une sorte de dîner de réconciliation auquel assistaient avec de hauts fonctionnaires turcs, les sommités ecclésiastiques arméniennes, un de ces derniers se leva, à ce que raconte le consul Büge et dit ceci : « Il est vrai que nous Arméniens avons beaucoup perdu pendant ces jours de massacres, nos hommes, nos femmes, nos enfants et nos biens. Vous Turcs vous avez perdu davantage. Vous avez perdu votre honneur ».
Allons-nous continuer à déclarer que les massacres de chrétiens sont une affaire intérieure de la Turquie qui n'a d'autre importance pour nous que de nous assurer l'amitié de la Turquie? Alors nous devons modifier les lignes dirigeantes de notre politique de civilisation. Alors nous devons cesser d'envoyer des maîtres d'école en Turquie et, nous maîtres, nous devons cesser de parler à nos élèves des poètes et des philosophes de l'Allemagne, de la culture allemande, de l'idéal allemand, et ne plus rien dire du christianisme allemand.
J'ai été envoyé il y a trois ans par l'Office des Affaires Etrangères comme maître supérieur à l'école allemande d'Alep. Le collège provincial de Magdeburg m'a assigné à mon départ comme devoir spécial de me montrer digne de la confiance que l'on me témoignait en me remettant ces fonctions. Je ne remplirais pas mon devoir de fonctionnaire allemand et de représentant attitré de la culture allemande si, en présence des hontes dont j'ai été témoin, je me taisais, si je voyais sans agir les élèves qui me sont confiés être chassés dans le désert et mourir de faim.
Quels sont les motifs qui ont poussé le gouvernement Jeune-Turc à décréter et à exécuter ces mesures effroyables?
Les Jeunes-Turcs voient flotter devant eux l'idéal européen d'une nationalité homogène. Les races musulmanes non-turques, soit les Kurdes, les Perses, les Arabes, etc. seront, ils l'espèrent, turquifiées, assimilées par voies administratives, par l'école turque en leur présentant l'intérêt musulman général. Les nations chrétiennes, Arméniens, Syriens, Grecs, ne seront pas, ils le pensent, turquifiées pacifiquement, cela à cause de leur supériorité de culture et de leur développement économique. Leur religion constitue aussi un obstacle. C'est pourquoi il faut les détruire ou les islamiser par force. Les Turcs ne se rendent pas compte qu'en faisant cela, ils coupent la branche sur laquelle ils se tiennent. Qui fera progresser la Turquie, sinon les Grecs, les Arméniens et les Syriens qui forment plus du quart de la population de l'Empire? Les Turcs sont la moins douée des races qui habitent la Turquie, ils ne constituent qu'une minorité de la population et sont infiniment moins cultivés que les Arabes mêmes. Où trouve-t-on un commerce turc, des métiers turcs, une industrie, un art, une science turcs? Leur droit même, leur religion, leur langue littéraire, ils ont dû les emprunter aux Arabes qu'ils ont soumis.
Nous, maîtres d'école, qui avons pendant des années instruit en Turquie des Grecs, des Arméniens, des Arabes, des Turcs, nous ne pouvons pas porter un jugement autre que de déclarer que parmi tous nos élèves, les Turcs sont les moins désireux d'apprendre et les plus incapables. Quand on apprend qu'un Turc arrive à quelque chose on peut dans neuf cas sur dix être sûr qu'il s'agit d'un Tcherkesse, d'un Albanais ou d'un Turc qui a du sang bulgare dans les veines. Mes expériences personnelles m'ont convaincu que les Turcs proprement dits ne feront jamais rien en fait de commerce, d'industrie et de science.
Les journaux allemands nous entretiennent de la soif d'instruction des Turcs pleins de zèle pour apprendre l'allemand, ils parlent même de cours d'allemand pour adultes qui seraient institués en Turquie. Certainement ils ont été institués, mais avec quel résultat ? On nous dit qu'un cours de langue dans une école réale a commencé avec quinze maîtres d'école turcs comme élèves. Mais on oublie d'ajouter qu'après quatre leçons, il en restait six ; après cinq leçons, cinq ; après six leçons, quatre ; après sept leçons, trois, en sorte que par suite de l'indolence de ces élèves, le cours cessa au bout de huit leçons, n'ayant pour ainsi dire pas commencé. Si les élèves avaient été des Arméniens, ils auraient tenu bon jusqu'au bout de l'année scolaire, étudié consciencieusement et finalement auraient à peu près su l'allemand.
Quels sont les devoirs de l'Allemagne, comme de tout état civilisé, en regard des massacres arméniens? Tous nous devons chercher à préserver de la mort le demi-million de femmes et d'enfants arméniens qui sont encore vivants en Turquie, en proie à la famine. Les laisser périr serait une honte pour tout le monde civilisé. Les centaines de mille de femmes et d'enfants déportés qui se traînent encore sur les confins du désert mésopotamique et les routes qui y conduisent, ne supporteront plus longtemps leurs souffrances. Combien de temps peut-on vivre en ramassant dans les crottins des chevaux les grains qui s'y trouvent et en y ajoutant de l'herbe? Beaucoup sont irrévocablement perdus à la suite de ces longues privations et de la dysenterie. A Konia vivent encore quelques milliers d'Arméniens expulsés de Constantinople, gens qui étaient aisés, cultivés, médecins, écrivains, marchands, on pourrait leur venir en aide. Il se trouve encore seize cents Arméniens, hommes, femmes et enfants parmi lesquels des grand'mères de 60 ans et beaucoup d'enfants de 6 et 7 ans, sur une section du chemin de fer de Bagdad entre Eiran et Entilli, ils sont casseurs de pierres et terrassiers dans le voisinage du grand tunnel. Pendant quelque temps l'ingénieur Morf du chemin de fer de Bagdad s'en est occupé, mais le gouvernement a déjà établi une liste de leurs noms. Aussitôt leur travail terminé, ce qui arrivera dans deux ou trois mois, « on leur assignera une nouvelle résidence » ce qui veut dire que les hommes seront éloignés et tués, que les femmes jeunes et jolies entreront dans les harems, et que le reste sera chassé au désert jusqu'à ce que tout soit fini.
Le peuple arménien a droit à l'aide allemande. Lorsqu'il y a quelques années un massacre était imminent en Cilicie, un navire de guerre allemand apparut devant Mersine. Le commandant rendit visite au Catholicos arménien à Adana et lui donna l'assurance qu'aussi longtemps que l'influence allemande s'exercerait en Turquie, il n'y aurait plus de massacres comme au temps d'Abdul Hamid. Les mêmes assurances ont été données par l'Ambassadeur allemand au Patriarche arménien et au président du conseil national arménien dans une audience en avril 1916.
Indépendamment du devoir chrétien général, nous Allemands, nous avons l'obligation d'opposer une digue à la destruction complète du demi-million qui survit. Nous sommes les alliés de la Turquie ; les Français, les Anglais, les Russes étant maintenant hors de cause, nous sommes les seuls qui avons encore quelque chose à dire. Nous pouvons repousser avec indignation les mensonges de nos ennemis qui disent que les consuls allemands ont organisé les massacres. Nous n'arriverons pas à déraciner l'idée des Turcs que l'Allemagne a organisé les massacres si nos diplomates et nos officiers ne prennent pas une attitude énergique. Il ne subsisterait contre nous que la seule accusation que la crainte et la faiblesse envers nos alliés nous ont empêché de sauver un demi-million de femmes et d'enfants, cela suffirait à défigurer à tout jamais d'un trait hideux l'image de la guerre allemande dans le miroir de l'histoire.
On se tromperait beaucoup si l'on croyait que le gouvernement turc renoncera de lui-même et sans une pression violente du gouvernement allemand à cette destruction des femmes et des enfants. Peu de temps encore avant mon départ d'Alep, en Mai de cette année, à Ras-ul-Ain sur le chemin de fer de Bagdad, les convois de déportés qui y étaient accumulés, environ 20.000 femmes et enfants, ont été massacrés.