VI. Les déportations de 1915: procédure

Les atrocités de 1915 sont décrites en détail dans les documents réunis dans ce livre, mais il sera bon de donner comme conclusion un simple résumé des événements, soit pour rendre les détails moins confus au lecteur, soit pour faire ressortir l'unité essentielle du but que cache la procédure adoptée contre les Arméniens, aux diverses dates et dans les diverses provinces de l'empire, auxquelles les documents se réfèrent. Cette uniformité fondamentale de procédure est plus sinistre que les aggravations incidentes du crime des Kurdes, des paysans, des gendarmes ou des autorités locales. Cela fait ressortir avec une écrasante évidence que la procédure elle-même qui mit en mouvement toutes les autres forces du mal, fut conçue et organisée par le gouvernement central de Constantinople.

Le renvoi des inspecteurs généraux et l'abrogation des réformes furent immédiatement suivis par la mobilisation de l'armée ottomane pour sa participation éventuelle à la guerre, et alors commencèrent les souffrances des Arméniens. On a déjà mentionné que les Jeunes-Turcs avaient étendu l'obligation du service militaire à leurs concitoyens chrétiens et que les recrutes arméniennes s'étaient distinguées dans la guerre balkanique ; mais naturellement la mesure ne pouvait avoir un effet rétroactif et les Arméniens qui avaient déjà passé l'âge légal d'instruction militaire, quand elle fut introduite, furent autorisés à payer la taxe de capitation, comme précédemment, sous la formule d'une taxe d'exemption, en remplacement du service militaire. Toutefois durant l'automne 1914, il y eut une levée générale de tous les hommes de l'Empire, de 20 à 45 ans et bientôt de 18 à 50, dans laquelle les Arméniens furent compris, qu'ils eussent ou non payé la taxe d'exemption. Il y eut aussi de rigoureuses réquisitions de vivres et d'approvisionnements, dont les Arméniens furent encore les principales victimes, puisqu'ils étaient les principaux négociants et qu'ils possédaient la plupart des approvisionnements du pays. Ces mesures étaient injustes et par trop rigoureuses, mais elles n'étaient pas nécessairement en elles-mêmes le résultat d'un dessein malveillant. Prises isolément et sans les rapprocher des faits qui suivirent, elles auraient pu être simplement considérées comme des charges inévitables d'un pays entraîné par son gouvernement dans une lutte pour la vie.

En octobre, quand la mobilisation fut terminée, le gouvernement avait en fait déclaré la guerre aux Alliés, et en décembre commencèrent ses ambitieuses opérations militaires. Enver Pacha, avec le principal des forces ottomanes, commença un mouvement d'encerclement contre les troupes russes du Caucase sur un front qui s'étendait d'Erzeroum aux bords de la Mer Noire ; Halil Bey conduisit une colonne volante à travers la frontière d'Azerbaïdjan et il souleva les Kurdes ; Djemal Pacha chercha son chemin à travers la péninsule du Sinaï, vers le canal de Suez. Pour une ou deux semaines les armées envahissantes connurent le succès. Elles atteignirent Ardahan, presque à l'arrière de Kars ; elles poussèrent les Russes en arrière de leur tête de ligne du chemin de fer à Sari-Kamich et elles occupèrent la capitale d'Azerbaïdjan, Tabriz ; mais alors la campagne tourna en désastre. Deux corps d'armée turcs furent détruits à Sari-Kamich, dans la première semaine de janvier 1915 et le reste fut repoussé hors du territoire russe, vers la fin du mois. Le 30 janvier, les Russes occupèrent même Tabriz. L'expédition égyptienne de Djemal était en retard d'un mois et son sort fut le même. Il atteignit le canal au commencement de février, après une marche remarquable à travers le désert, mais seulement pour s'en retourner par le même chemin, après une attaque de nuit manquée. Il ne fut plus question d'offensive pour les Turcs, mais seulement de défendre leurs diverses frontières. Et cette défaite fut un coup cruel pour les cercles des gouvernants Jeunes-Turcs, car elle dissipa la moitié des espoirs qui les avaient attirés dans la guerre. L'optimisme sans mesure de l'hiver fît place à une dépression profonde, et sous l'influence de cette atmosphère nouvelle, la persécution des Arméniens entra dans une seconde phase plus positive.

Un décret fut lancé, en vertu duquel tous les Arméniens devaient être désarmés ; les Arméniens sous les drapeaux furent retirés des fronts de combat, ils furent reformés en bataillons spéciaux de travail et employés aux travaux de fortifications et de constructions de routes. Le soin de désarmer la population civile fut laissé aux autorités locales et le règne de la terreur commença dans tous les centres administratifs. Les autorités demandèrent qu'on fournît un nombre déterminé d'armes. Ceux qui ne pouvaient pas en fournir furent torturés souvent d'une façon infernale ; ceux qui s'en procurèrent pour les livrer, en les achetant à leurs voisins musulmans ou par tout autre moyen, furent emprisonnés pour conspiration contre le gouvernement. Peu d'entr'eux étaient des hommes jeunes, car la plupart des jeunes gens avaient été mobilisés ; c'étaient des hommes âgés, des hommes d'un certain rang et des notables de la communauté arménienne, et il devint évident que l'on usait de la perquisition pour rechercher les armes, comme d'un prétexte pour enlever à la communauté ses chefs naturels. Des mesures similaires avaient précédé les massacres de 1895-96 et le pressentiment d'un mauvais présage se répandit dans la population arménienne. Un témoin étranger1 de ces événements, écrit : « une nuit pendant l'hiver, le gouvernement envoya des officiers à travers la ville, dans toutes les maisons arméniennes, réveillant en sursaut toutes les familles et demandant qu'on leur remît toutes les armes. Cette action sonna le glas à bien des cœurs ».

Les tristes appréhensions n'étaient que trop vraies, car les persécutions passèrent de la deuxième à la troisième et dernière phase, sans interruption. Et il est évident que tout le plan avait été préparé par le Ministère à Constantinople, avant même que les premières armes fussent ramassées et avant que le premier Arménien fût jeté en prison. Ces faits reportent l'organisation détaillée du plan, pour le moins jusqu'au mois de février 1915 et, en effet, les mesures élaborées dès le 8 avril, date des premières déportations de Zeïtoun, impliquent une période aussi longue. Il est extrêmement important d'insister sur ces faits chronologiques, car ils réfutent la tentative des apologistes d'enlever toute connexion entre la dernière phase et celles qui l'avaient précédée et de la présenter comme une mesure d'urgence dictée par les événements militaires du printemps.

En réalité, la situation s'était tendue avant le commencement du printemps. Dans les villages éloignés, la perquisition des armes avait été ouvertement accompagnée de violences, des hommes avaient été massacrés, des femmes violées et des maisons brûlées par des patrouilles de gendarmerie. De telles violences avaient été particulièrement fréquentes dans le vilayet de Van, où les soldats semblaient avoir été exaspérés par leurs revers récents et étaient certainement stimulés par la férocité du gouverneur Djevdet Bey, qui était retourné à ses fonctions administratives après l'échec de sa campagne d'au delà de la frontière. Le couronnement des violences fut le meurtre de quatre chefs arméniens de la ville, au cours d'un voyage qu'ils avaient entrepris à la requête même de Djevdet Bey, pour aller dans un district éloigné, maintenir la paix entre les Arméniens et leurs voisins musulmans. Les habitants arméniens de la cité de Van furent mis en éveil par le sort de ces villageois et par ce dernier crime des plus sinistres et ils se préparèrent à toute éventualité pour leur défense personnelle. Leur action fut justifiée par l'attitude de Djevdet Bey lui-même, qui avait établi un cordon autour des faubourgs de Van, où la majorité de la population arménienne habitait, et le 20 avril, il lança ses troupes sur elle, sans aucune provocation. Les Arméniens de Van se trouvèrent dans la nécessité de défendre leurs existences contre une attaque meurtrière, faite par ce qui était censé être le gouvernement légitime de leur pays. La même suite d'événements s'était produite à Zeïtoun. La perquisition des armes avait été accompagnée d'une concentration formidable de troupes dans la ville et la phase finale avait été ouverte, non pas certes par une tuerie, mais par la déportation de la première fournée de ses habitants. Ceci eut lieu le 8 avril, 12 jours avant l'attaque de Djevdet Bey à Van et les deux événements étaient antérieurs à la nouvelle situation militaire. En fait, c'est la détresse de la population civile de Van qui provoqua l'initiative russe. Une colonne russe avec un fort contingent de volontaires arméniens russes s'ouvrit un chemin vers la ville, en venant de la direction de Bayazid et, le 19 mai, sauva ses défenseurs qui avaient été assiégés pendant un mois. La stratégie d'encerclement se retournait maintenant contre les Turcs eux-mêmes ; car le 24 mai, une autre colonne russe occupa Ourmia et chassa les derniers envahisseurs turco-kurdes d'Azerbaïdjan. Un corps expéditionnaire britannique exerçait simultanément une pression en remontant le Tigre, et pendant que les événements prenaient cette tournure sérieuse dans l'est, le cœur de l'Empire était menacé par l'attaque des Dardanelles. Vers la fin de mai 1915, l'horizon était aussi sombre que pendant les mauvais jours de 1912, mais il faut appuyer sur ce fait encore que la phase finale, dans les mesures prises contre les Arméniens, avait déjà commencé avant que ces dangers militaires présents n'eussent apparu à l'horizon. L'impasse militaire dans laquelle les Jeunes-Turcs se trouvèrent au printemps 1915, peut avoir précipité l'exécution de leur plan arménien, mais n'a aucun rapport avec sa conception.

C'est alors le 8 avril que commença la phase finale et les procédés employés à Zeïtoun furent appliqués aux divers centres arméniens, l'un après l'autre, dans toute l'étendue de l'Empire Ottoman. A une certaine date, dans n'importe quels ville ou village que ce fût, (et les dates montrent une succession significative), le crieur public parcourait les rues annonçant que tous les hommes de la population arménienne devaient se présenter au siège du gouvernement. Dans certains cas, l'avertissement était donné par la soldatesque, ou la gendarmerie, menaçant tous les Arméniens qu'ils rencontraient dans les rues, — une réminiscence des procédés de 1895-96, — mais d'habitude, la convocation au siège du gouvernement était l'acte préliminaire. Les hommes se présentaient dans leurs habits de travail, laissant leurs magasins ou leurs ateliers ouverts, leurs charrues dans le champ, leur bétail à la montagne. Lorsqu'ils arrivaient, ils étaient jetés sans explication en prison, gardés là un jour ou deux puis on les mettait en marche, hors de la ville, par fournées, les hommes attachés les uns aux autres, et on les dirigeait vers le sud ou le sud-est. On leur disait qu'ils commençaient un long voyage, pour Mossoul ou peut-être Bagdad. C'était une perspective épouvantable pour des hommes qui n'étaient pas équipés pour le voyage, qui n'avaient ni sac, ni bâton, ni nourriture, ni effets pour la nuit. Ils n'avaient pas pu dire adieu à leur famille, ni mettre ordre à leurs affaires. Mais ils n'eurent pas le loisir de méditer longtemps sur leur condition, car au premier endroit écarté sur la route, on les arrêtait et on les massacrait. Le même procédé fut appliqué à ces autres Arméniens (et ils se comptaient par centaines et même par milliers dans les grands centres), qui avaient été emprisonnés pendant les mois d'hiver, accusés de conspiration ou de recel d'armes, — quoique dans quelques cas, on assure, qu'on les avait oubliés, — forme involontaire de sursis, dont il y eut des exemples aussi pendant le règne de la Terreur en France en 1793. C'était là la part qui incombait aux autorités civiles ; mais il y avait coordination complète d'action entre le Ministère de l'Intérieur de Talaat Bey et le Ministère de la Guerre d'Enver Pacha, car simultanément les bataillons de travailleurs arméniens, travaillant derrière le front, furent entourés par des détachements de leurs compagnons d'armes musulmans et assassinés de sang-froid.

C'est aux autorités militaires qu'incombe la responsabilité du traitement infligé à la population civile de Bitlis, Mouch et Sassoun, qui furent choisies pour une extermination complète et immédiate, à cause de leur proximité de Van et de l'avance des armées russes. Cette tâche fut exécutée par des méthodes militaires, avec l'aide des kurdes locaux, un autre retour à la tactique d'Abdul-Hamid ; mais son application semble avoir été limitée aux districts susmentionnés. Dans le reste de l'Empire, où le travail avait été laissé aux soins de l'administration civile on ne procéda pas pour les femmes et les enfants à un massacre immédiat, comme pour les hommes. Dans le projet du gouvernement elles n'étaient pas destinées à être massacrées, mais à subir l'esclavage et la déportation.

Lorsque les hommes étaient convoqués pour la mort, on les laissait d'habitude passer quelques jours, dans quelque ville que ce fût, puis, le crieur se faisait entendre de nouveau dans les rues ordonnant à tous les Arméniens qui restaient de se préparer à la déportation, — cependant que les placards étaient affiché sur les murs2. Ces mesures s'appliquaient, en fait,aux femmes, aux enfants et aux quelques hommes qui, pour cause de maladie, d'infirmité ou d'âge avaient échappé au destin des autres. Un délai de grâce avait été accordé,dans la plupart des cas, pour la mise en ordre de leurs affaires et de leurs préparatifs de voyage ; mais ici encore en certains cas, les victimes étaient arrachées sans avertissement à leur atelier, à la fontaine ou même à leur lit, et le répit là où il était accordé devenait illusoire ; le délai ordinairement accordé était d'une semaine à peine et jamais de plus de quinze jours, — délai tout à fait insuffisant pour tout ce qu'on avait à faire. Et l'on a des exemples néanmoins où le gouvernement manqua à sa promesse et ses victimes furent amenées avant le jour fixé.

Pour les femmes, il y avait une chance pour échapper à la déportation, c'était de se convertir à l'islamisme, mais la conversion pour une femme arménienne, en 1915, était bien plus un changement physique qu'un changement de religion. Elle ne pouvait être ratifiée que par un mariage immédiat avec un musulman, et si la femme était déjà mariée (ou plutôt veuve, car à cette époque peu de maris arméniens restaient vivants), elle devait se séparer de ses enfants et les livrer à l’ « Orphelinat du Gouvernement » pour être élevés comme de véritables musulmans, — destinée bien incertaine car on ne connaissait aucune institution de ce genre3. Si la convertie ne pouvait pas trouver de turc pour la prendre ou reculait devant l'étreinte du fiancé qui s'offrait, alors elle et ses enfants devaient être déportés avec les autres, quelle que fût la ferveur avec laquelle elle s'était convertie à la religion musulmane. La déportation était l'alternative adoptée par la grande majorité, ou qui lui était imposée.

La sentence de déportation frappait en quelque sorte de paralysie ceux qui devaient la subir, et pourtant ils devaient employer leur semaine de grâce à se procurer, dans une activité fiévreuse des vêtements, des provisions et de l'argent comptant pour la route. Les autorités locales leur suscitaient tous les empêchements possibles. On leur disait officiellement que leur exil ne serait que temporaire et, en conséquence, on leur défendait de vendre leurs meubles et immeubles. Le gouvernement apposait les scellés sur les maisons devenues vacantes, sur les propriétés et les marchandises « afin de les garder en sûreté pour le retour de leurs propriétaires » et cependant, avant que ces propriétaires ne commençassent leur voyage, ils virent souvent ces mêmes biens, qu'on leur avait interdit de vendre, donnés en toute propriété aux musulmans émigrés, qui avaient été concentrés dans le voisinage, prêts à prendre la place des Arméniens4. Et même le mobilier, ou les effets personnels, dont on leur permettait de disposer, leur étaient de peu de secours, car leurs voisins musulmans profitaient sans vergogne de leur détresse pour les acheter à vil prix ; si bien que, lorsque le jour du départ arrivait, ils étaient souvent dénués de tout pour se mettre en route.

Le gouvernement se chargea de leur transport, et en effet, ils n'étaient pas en mesure d'y pourvoir eux-mêmes, car leur destination finale leur était rarement divulguée. Les exilés de chaque centre étaient divisés en plusieurs convois qui variaient en importance de deux ou trois cents, à trois ou quatre mille personnes. Un détachement de gendarmerie avait la charge de chaque convoi, pour les garder sur la route, et les autorités civiles louaient ou réquisitionnaient un certain nombre de chars à bœufs (arabas) d'habitude un par famille, qu’elles mettaient à leur disposition, et c'est dans ces conditions que le convoi partait. La misère morale des exilés était déjà suffisamment grande, mais elle faisait bientôt place à des peines matérielles plus grandes encore. Quelques jours, ou même quelques heures après le départ, les charretiers refusaient de les mener plus loin et les gendarmes, en bons frères musulmans, étaient de connivence avec eux. Ainsi les chars s'en retournaient et les exilés devaient continuer à pied. C’étaitle commencement de leurs tortures physiques, car ils ne voyageaient pas sous des climats tempérés, ou sur des routes pavées, mais par des sentiers de mulets, à travers les plus rudes pays du monde. C'était la saison chaude, les puits et les sources étaient parfois distants de plusieurs journées et les gendarmes s'amusaient souvent à empêcher leurs victimes défaillantes de boire. C'eût été une marche ardue pour des soldats en service actif, mais les membres de ces convois n'étaient pas faits ni entraînés pour de pareilles épreuves physiques. C'étaient des femmes et des enfants, des vieillards et des malades. Quelques-unes de ces femmes avaient été élevées avec des soins délicats et avaient vécu toute leur vie dans le confort. D'autres devaient porter leurs enfants trop petits pour marcher ; d'autres avaient été comprises dans le convoi, bien qu'étant en état de grossesse avancée, et accouchèrent en chemin. Aucune d'elles ne survécut, car on les obligeait de se remettre en marche après quelques heures de répit ; elles mouraient sur la route et les nouveaux-nés périssaient avec elles. Bien d'autres moururent de faim, de soif, d’insolation, d'apoplexie, ou de complet épuisement. Les épreuves endurées par les femmes qui accompagnaient leurs maris dans la retraite de Sir John Moore à Corunna ne souffrent aucune comparaison avec les épreuves que ces femmes arméniennes endurèrent. Le gouvernement qui les condamnait à l'exil savait ce que ce voyage signifiait et les créatures du gouvernement qui les conduisaient firent tout ce qu’elles purent pour aggraver leurs inévitables souffrances physiques.Et cependant ceci n'était que la plus petite part de leur martyre, bien pires étaient les atrocités commises à plaisir et par libertinage contre elles, par des êtres humains.

A partir du moment où le convoi avait quitté les alentours des villes, les femmes n'étaient jamais à l'abri des outrages. Les paysans musulmans les poursuivaient et les attaquaient à leur passage à travers les terres cultivées, et les gendarmes fermaient les yeux sur les brutalités des paysans, comme ils avaient fermé les yeux sur l'abandon des charretiers. Lorsqu'elles arrivaient à un village, on les exhibait comme des esclaves sur la place publique, souvent en face des fenêtres mêmes du siège du gouvernement, et tous les habitants musulmans étaient autorisés à les examiner et à faire leur choix pour leur harem. Les gendarmes eux-mêmes commencèrent à ne plus se gêner avec elles et les obligeaient à se coucher avec eux la nuit. Des outrages encore plus horribles leur étaient réservés quand elles arrivaient dans la région des montagnes, car elles rencontraient là des bandes de « chettis » et de kurdes. Les chettis étaient des brigands recrutés dans les prisons publiques ; ils avaient été délibérément relâchés par les autorités pour des considérations qui peuvent avoir été tacites, mais que les deux parties comprenaient clairement. Quant aux Kurdes, ils n'avaient pas changé depuis 1896, car ils avaient toujours conservé les armes qu'Abdul-Hamid leur avait données et que les Jeunes-Turcs ne purent ou ne voulurent pas leur reprendre ; ils étaient officiellement revenus en faveur, à la proclamation de la guerre sainte, si bien que leur position, était de nouveau aussi sûre qu'elle l'avait été avant 1908. Ils savaient parfaitement bien ce qu'ils étaient autorisés à faire et ce qu'on désirait qu'ils fissent. Quand ces Kurdes et ces « chettis » abordaient ces caravanes, les gendarmes fraternisaient toujours avec eux, suivaient leur direction et il serait difficile de dire lequel d'entr'eux prenait ensuite la part la plus active aux massacres, car c'était pour massacrer que ces brigands étaient venus. Leurs premières victimes étaient les vieillards et les garçons, les seuls mâles qu'on trouvât dans le convoi, excepté les enfants portés à bras ; — mais les femmes étaient massacrées aussi. Le caprice du moment décidait seul si le Kurde tuerait une femme ou l'emmènerait sur la montagne. Lorsqu'elles étaient emmenées, les bébés étaient abandonnés sur le sol, ou écrasés contre les rochers. Mais tandis que les convois allaient ainsi diminuant, les survivants devaient toujours continuer leur chemin. Les cruautés des gendarmes envers les victimes devenaient plus grandes, à mesure que les souffrances physiques devenaient plus intenses ; les gendarmes semblaient impatients d'achever leur tâche au plus vite. Les femmes qui traînaient en arrière étaient tuées à coups de baïonnette sur la route, ou lancées dans les précipices ou par dessus les ponts. Le passage des fleuves et spécialement de l'Euphrate, était toujours l'occasion d'un massacre en masse. Femmes et enfants étaient jetés à l'eau et on leur tirait dessus quand elles se débattaient dans l'eau et approchaient du rivage. La luxure et la cupidité de leurs bourreaux n'avaient pas de limites. Les derniers survivants se traînaient souvent dans Alep tout nus, tous les lambeaux de leurs vêtements leur avaient été arrachés en chemin. Des témoins qui les virent arriver, racontent qu'il ne restait pas un jeune ou joli visage parmi eux, et cependant pas un des survivants n'était vraiment vieux, à l'exception toutefois de ceux que les souffrances avaient vieillis. La seule chance de survivre était d'être assez laide pour échapper à la convoitise de ses bourreaux et assez forte pour supporter les fatigues de la route.

Tels étaient les exilés qui arrivèrent à pied, mais il y en avait d'autres, des districts métropolitains et du nord-ouest, qui furent transportés à Alep par chemin de fer. Ceux-ci échappèrent à la violence des Kurdes, mais la somme de leurs souffrances peut à peine avoir été moindre. Ils étaient entassés dans des wagons à bestiaux, souvent répugnants et toujours bondés, et leur voyage était infiniment lent, car la ligne était congestionnée par leurs nombreux convois et par le transport des troupes. A chaque station, on les campait simplement en plein air, sans abri et sans nourriture, pour attendre pendant des journées, ou même des semaines, jusqu'à ce que la ligne fût libre et qu'on pût disposer de wagons pour les transporter à une nouvelle étape. Les gendarmes qui les gardaient semblent avoir été aussi brutaux que ceux qui accompagnaient les convois à pied, et lorsque ces malheureux arrivaient aux deux points où le chemin de fer de Bagdad est interrompu et où la route traverse la chaîne du Taurus et les montagnes d'Amanus, ils devaient traverser à pied ces parties les plus pénibles de toutes. Des camps de concentration vastes et incroyablement infects étaient établis à Bozanti, la tête de ligne à l'ouest du Taurus, et de nouveau aux stations de Osmanié, Mamouré, Islahié, Kotmo, situées sur les deux versants de la chaîne d'Amanus, où les exilés étaient abandonnés pendant des mois et mouraient littéralement par milliers de faim, des rigueurs des intempéries et d'épidémies. Ceux d'entr'eux qui arrivaient finalement à Alep se trouvaient dans des conditions aussi déplorables que ceux qui avaient fait le voyage à pied, du commencement à la fin.

Alep était le centre vers lequel tous les convois convergeaient. En avril, il est vrai, la moitié des Zeïtounilis avait été envoyée vers le nord-ouest, à Sultanieh, dans le district de Koniah, un des endroits les plus malsains du désert anatolien ; mais les autorités changèrent d'avis et envoyèrent de nouveau les exilés de Sultanieh au sud-est, pour rejoindre leurs concitoyens dans le désert de Syrie5. Dès lors, le désert sud-est fut le point de destination de tous, et Alep, — et à un degré moindre, Ourfa et Ras-ul-Aïn, — devinrent les centres naturels de répartition. Une partie des exilés fut campée dans le voisinage immédiat d'Alep même, dans des localités telles que Moumbidj, Bab, Maara et Idli6, mais ils semblent avoir été comparativement peu nombreux et il n'est pas certain qu'on eût l'intention de les y faire séjourner d'une façon permanente. Un plus grand nombre en fut déporté vers le sud d'Alep, le long du chemin de fer syrien, et autorisé à chercher un lieu de repos dans les districts de Hama, Homs et Damas. Un nombre plus considérable encore fut envoyé vers l'est et cantonné sur les bords de l'Euphrate, dans la région déserte de son cours. Il y en eut à Rakka ; le plus grand dépôt de tous fut Deir-el-Zor, qui est plus fréquemment mentionné dans ce recueil que tout autre centre après Alep ; d'autres furent envoyés à Mayadine7, à une journée plus en aval du fleuve, et des voyageurs musulmans racontent en avoir rencontré à 48 heures de Bagdad8. Il n'y a aucun témoignage de première main mentionnant leur présence à ou près de Mossoul, quoiqu'on leur eût souvent annoncé en cours de route que Mossoul était leur destination.

La dispersion des exilés était ainsi extrêmement étendue, comme l'avaient voulu les auteurs du projet ; mais certaines particularités sont communes à tous les lieux où ils furent envoyés. Tous étaient habités par des populations musulmanes, étrangères aux Arméniens par la langue et les moeurs ; toutes ces localités étaient malsaines ; la malaria, la température étouffante, ou tout autre motif, les rendaient absolument impropres à l'existence de gens habitués à un climat tempéré ; c'étaient même en fait, les lieux les plus éloignés que le gouvernement pouvait trouver à l'intérieur des frontières ottomanes, puisqu'il est défendu aux chrétiens de poser le pied dans les déserts sacrés du Hedjaz et que d'autre part une force expéditionnaire britannique occupait les marais de l'Irak. Le gouvernement ottoman dut se contenter des plus mauvais districts dont il pouvait disposer et il fit tout son possible pour porter à l'extrême les effets pernicieux naturels du climat, en y abandonnant les exilés après un voyage épuisant, dépourvus de vivres, d'abris, de vêtements et sans qu'il se trouvât des hommes parmi eux capables de remédier à cette détresse par leur travail ou leurs propres ressources.

Le transport de ces exilés à ces destinations lointaines était naturellement lent, — et, d'ailleurs, la lenteur du voyage était une de leurs plus réelles souffrances. Le premier convoi partit de Zeïtoun le 8 avril 1915, d'autres le suivirent, pendant les sept mois suivants, des différents centres arméniens de l'Empire, et nous n'avons aucune indication d'un arrêt jusqu'au 6 novembre. Quoiqu'il en soit, un ordre de Constantinople arriva aux autorités locales à cette date, dans la plaine de Cilicie9 prescrivant de ne plus procéder à de nouvelles déportations ; mais cette mesure ne s'appliquait qu'au restant des habitants arméniens de cette localité et les masses d'exilés du nord et du nord-ouest, qui en étaient encore à se débattre péniblement à travers les barrières du Taurus et de l'Amanus, furent poussées sans remords jusqu'au terme de leur voyage, qui ne peut avoir été atteint par eux (ou ceux d'entr'eux qui survécurent) avant la fin de l'année. L'encombrement des routes était en partie cause de ce retard ; mais l'encombrement aurait été encore plus grand, si le projet n'avait pas été mis méthodiquement à exécution, région par région, dans un ordre qui trahit plus que tout la main directrice du gouvernement central. La Cilicie devait être la première nettoyée, tout comme elle avait été la région qui avait le plus souffert des massacres de 1909 . Stratégiquement et économiquement, c’était le centre le plus vital de la Turquie d'Asie et sa nombreuse et croissante population arménienne a dû toujours porter ombrage aux nationalistes Jeunes-Turcs. C'était le point initial tout indiqué pour l'exécution du projet d'ottomanisation et les déportations avaient commencé là six semaines plus tôt que dans le reste de l'Empire. Zeïtoun fut évacuée le 8 avril et dans les quelques jours suivants Guében, Fournouz et Elbistan ; et Deurt-Yol avant la fin du mois. Par contre, à Hadjine, l'évacuation ne commença pas avant le 3 juin et traîna jusqu'en septembre ; tandis qu'à Adana, ville située dans la plaine, il y eut une tentative de déportation qui avorta, dans la troisième semaine de mai, et les déportations sérieuses furent différées jusqu'à la première semaine de septembre.

La région qui devait être évacuée ensuite, était la zone avoisinant Van, qui était immédiatement menacée par l'avance russe, de la Mer Noire à la frontière persane. Dans les districts sud-est de cette zone, — Bitlis, Mouch, Sassoun et Hékkiari, l'évacuation, comme on l'a déjà remarqué, ne fut pas effectuée par des déportations, mais par un massacre général sur place. Les villages éloignés, situés dans la région de Boulanik, Mouch et Sassoun, furent détruits pendant la dernière partie de mai et, avant la fin de ce même mois, Djevdet Bey descendit la vallée de Bohtan, en venant de Van, et massacra les Arméniens de Séert. Les Arméniens de Bitlis furent ensuite massacrés par Djevdet, le 25 juin ; et, dans la première semaine de juillet, 20.000 hommes de troupes nouvelles arrivèrent à Kharpout et exterminèrent les Arméniens de Mouch, — d'abord les habitants des villages, puis ceux de la ville, qui fut bombardée par l'artillerie, le 10 juin. Après en avoir fini avec Mouch, ces troupes rejoignirent les irréguliers kurdes opérant contre Sassoun, et, le 5 août, après une bataille violente, les survivants de Sassoun, hommes, femmes et enfants furent anéantis dans leur dernière forteresse de la montagne. A la fin de juillet, les forces ottomanes entrèrent de nouveau temporairement à Van et massacrèrent tous les Arméniens qui ne s'étaient pas échappés lors de la première retraite russe. En juin et juillet, les communautés nestoriennes (syriennes) des districts de Hékkiari, dans le bassin supérieur du Grand Zab, furent aussi attaquées par les Kurdes et détruites, sauf un petit nombre qui traversant le versant, passa dans le bassin d'Ourmia et trouva le salut dans les lignes russes.

Dans les districts nord-ouest de la zone frontière, les apparences de déportations furent sauvées, mais les exilés, — femmes, enfants, aussi bien que les hommes, — furent indistinctement massacrés de sang-froid, après quelques jours de route. Avant la fin de mai, il y eut des massacres à Khinis et, le 6 juin, les déportations commencèrent (avec le même résultat), dans les villages de la plaine d'Erzeroum. A Erzeroum même, la première déportation eut lieu le 16 juin et la dernière, le 28 juillet (ou le 3 août, selon d'autres rapports). L'évêque arménien de la ville fut déporté avec le dernier convoi et on n'en eut plus de nouvelles. A Baïbourt, les villages avoisinants furent également évacués avant la ville, et les habitants de la ville furent envoyés en trois convois, dont le dernier partit le 14 juin. De la ville d'Erzindjan, quatre convois partirent successivement du 7 au 10 juin. En fait, aucun des exilés d'Erzindjan, de Baïbourt et d'Erzeroum ne semble avoir survécu aux premières étapes du voyage.

A Kharpout, l'évacuation commença le premier juin et continua durant tout le mois. Les 2, 3 et 4 juillet, la ville voisine de Mezré fut évacuée de même. Les convois partis de ces deux villes et des villages avoisinants furent terriblement réduits par des atrocités commises en cours de route.

A Trébizonde, les déportations furent mises à exécution du 1er au 6 juillet et semblent avoir été exécutées simultanément dans les diverses villes côtières du vilayet. Ici encore, la déportation ne servait qu'à couvrir les massacres immédiats. Les exilés étaient noyés dans la mer ou massacrés au premier arrêt en route.

Dans le vilayet de Sivas aussi, les déportations commencèrent par les villages d'abord, mais la ville elle-même ne fut évacuée que le 5 juillet. A X... les hommes ne furent déportés que le 26 juin, les femmes le 5 juillet et le reste, qui avait trouvé protection auprès des missionnaires américains, fut emmené le 10 août. Tous les hommes et beaucoup de femmes furent massacrés en route.

La population arménienne, dans les provinces à l'ouest de Sivas et dans les districts métropolitains entourant Constantinople, fut transférée parle chemin de fer d'Anatolie à Koniah et de là, vers Alep, le long des diverses sections de la ligne de Bagdad. Dans toute cette région le projet fut mis à exécution plus tard. A Angora, les déportations commencèrent vers la fin de juillet, à Adalbazar, vers le 11 août ; à Brousse, il ne semble pas y avoir eu d'évacuations jusqu'aux premières semaines de septembre, mais cette ville est citée comme l'une des dernières touchées10. Les Arméniens d'Andrinople ne furent pas déportés avant la mi-octobre, et à K..., dans le sandjak Césarée, pas avant le 12 ou 15 novembre.

Les avant-postes sud-est de la population arménienne furent laissés pour la fin, quoique leurs voisins immédiats des montagnes de la Cilicie eussent été parmi les tout premiers déportés. Les villageois de Djébel-Moussa ne furent pas sommés de partir avant le 13 juillet ; Aïntab ne fut pas touché avant le 1er août et fut alors graduellement évacué pendant le cours du mois. Les convocations d'Ourfa, — qui rencontrèrent de la résistance, comme à Djébel-Moussa ne furent pas distribuées avant la dernière semaine de septembre.

En jetant un regard en arrière sur cet exposé, nous pouvons discerner maintenant le plan général du gouvernement central. Les mois d'avril et de mai furent choisis pour l'évacuation de la Cilicie ; juin et juillet furent réservés pour la région de l'est ; celles de l'ouest, le long du chemin de fer, eurent leur tour en août et septembre ; et en même temps le procédé fut étendu, afin de compléter le programme, aux communautés arméniennes de l'extrême sud-est. Ce fut une tentative délibérée et systématique pour extirper la population arménienne de tout l'Empire Ottoman et elle a certainement réussi dans une large mesure mais il n'est pas facile d'en présenter les résultats, même approximativement, sous forme de statistique. Les seules personnes qui fussent en situation de tenir un compte exact des chiffres, étaient les autorités ottomanes elles-mêmes ; mais il est improbable qu'elles l'aient fait et plus improbable encore qu'elles fussent disposées à les divulguer au monde civilisé. Nous en sommes réduits à baser nos évaluations sur les rapports de personnes privées qui, avec un soin jaloux, étaient mises hors d'état par les fonctionnaires officiels, de se procurer des renseignements détaillés et qui, presque toujours, ne pouvaient observer les événements que dans un champ très limité. Il nous faut donc reconstituer ces renseignements en réunissant les informations isolées, de sources privées ; et comme il est de notoriété que l'arithmétique orientale est toujours inexacte (et ceci n'est guère moins vrai pour le Proche que pour l'Extrême-Orient), nous ne ferons usage que de récits de témoins étrangers, de nationalité neutre. On peut admettre que de tels témoins ne sauraient être soupçonnés d'exagérer inconsciemment, ni de faire des récits volontairement erronés et nous pouvons accepter leur témoignage avec assurance.

Il faut en premier lieu établir le nombre d'Arméniens qui vivaient dans l'Empire Ottoman à l'époque où commencèrent les déportations. Tous les autres chiffres reposent finalement sur ce premier qui est le plus difficile à obtenir, car nous n'avons aucune évaluation de source indépendante étrangère et les contradictions des évaluations venant de la Turquie sont énormes11. D'après le Patriarcat arménien qui avait fait une enquête en 1912, la population arménienne de l'Empire atteignait le chiffre de 2.100.00012. Le gouvernement ottoman dans ses statistiques officielles les plus récentes donne le chiffre de 1.100.000 et pas plus. Des deux côtés, on a un intérêt politique à forcer les chiffres, mais il y a lieu d'admettre que les Arméniens ont eu plus de respect pour l'exactitude, ou tout au moins un sentiment plus fort de l'inutilité de falsifier les chiffres. Pour être impartial, dans ces conditions, nous diviserons la différence en deux et nous prendrons momentanément le chiffre de 1.600.000, en admettant que le nombre réel est probablement compris entre ce chiffre et 2.000.000 et qu'il s'approche probablement davantage de ce dernier. Les autres nombres dont nous avons besoin peuvent heureusement être pris des témoignages d'étrangers neutres, chez lesquels des contradictions aussi déconcertantes sont plus rares.

Il faut, en second lieu, évaluer le nombre de ceux qui ont échappé à la déportation. Il y a des réfugiés qui y ont échappé en passant la frontière —182.000 au Caucase russe et 4.200 en Egypte, d'après des rapports détaillés et dignes de foi13. Il y a aussi deux importantes communautés arméniennes en Turquie, où les Arméniens, sauf les chefs n'ont pas été molestés, — celles de Smyrne et de Constantinople. — II doit rester environ 150.000 Arméniens à Constantinople. Il y a ensuite les « Millets » catholiques et protestants qui furent nominalement exemptés de la déportation, ainsi que les convertis à l'islamisme, également exemptés. Il est impossible de donner des chiffres plausibles pour ces différentes catégories, car la conduite des autorités à leur égard a été des plus variables. Beaucoup de convertis à l'islamisme14 aussi bien que les Arméniens des deux autres « Millets », catholique et protestant, furent traités comme les Grégoriens et il n'est pas possible d'établir un chiffre du nombre des conversions, car on les encourageait dans certains centres et on les décourageait dans d'autres. Nous devons tenir compte également de ceux qui ont réussi à esquiver les filets du gouvernement.

En général, cette catégorie est de fait plus nombreuse qu'elle ne paraît et cela dans le Proche-Orient surtout. Mais, dans le cas présent, les Jeunes-Turcs semblent avoir exécuté leur plan avec une perfection prussienne et le nombre de ceux qui ont échappé doit être bien faible. Dans les villes comme Zeïtoun, Hadjine, Sivas, X... et Erzeroum, où nous avons des témoignages suffisants pour la contre-épreuve des évaluations présentées, les évacuations par déportations ou massacres semblent avoir été pratiquement complètes. A Erzeroum, par exemple, il y avait 20.000 Arméniens avant que ne commençât l'évacuation et il n'en restait pas plus de cent après15. Ce n'est que dans les villages qu'on a pu cacher quelques réfugiés ; et cependant le nombre de ceux sortis de leurs cachettes depuis l'occupation russe est très faible. D'après les recherches du Patriarcat, il y avait, en 1912, 580.000 Arméniens dans les vilayets d'Erzeroum, Bitlis et Van, actuellement occupés par les Russes16. L'American Relief Committee a été récemment avisé par ses agents sur les lieux, qu'il n'y existe plus actuellement que 12.100 Arméniens vivants17. Quelle que soit la marge de réduction que, par suite du manque de statistiques authentiques, on veuille adopter, sur le premier chiffre on ne manquera pas d'être frappé par la proportion infinitésimale de 12.100 survivants. En admettant que les communautés de Constantinople et de Smyrne et les réfugiés représentent ensemble un total de 350.000, nous ne serons certainement pas au-dessous de la vérité, en évaluant à un quart de million le chiffre des protestants, des catholiques, des convertis et de ceux qui ont été épargnés, et en admettant que le nombre total des Arméniens de Turquie qui ont échappé à la déportation ne dépasse pas 600.000.

Ceci porte à 1.000.000 au moins le nombre des déportés et massacrés et probablement à 1.200.000 et même plus.

Il faut, en troisième lieu, évaluer le nombre de ceux de ce million d'Arméniens déportés qui ont péri et le nombre de ceux qui ont survécu ; et ici encore nos données sont rares et il serait imprudent de généraliser, les agissements des autorités en cette matière ayant souvent varié. Dans certains vilayets comme Van et Bitlis, il n'y a eu aucune déportation, mais des massacres immédiats ; dans d'autres, comme Erzeroum et Trébizonde et aussi à Angora, déportations et massacres étaient équivalents, les convois étant systématiquement massacrés en route, à un des premiers arrêts. D'autre part, en Cilicie, les hommes aussi bien que les femmes paraissent avoir été réellement déportés et il semble que les convois n'ont été réduits que par les maladies et les privations. Mais là même où il n'y avait pas de massacres en masse, au cours du voyage, les convois étaient, de fait, graduellement exterminés. C'est ainsi que d'une grande caravane de Mamouret-ul-Aziz et de Sivas, partie de Malatia au nombre de 18.000, il ne restait que 301 déportés à Viran-Chéhir et 150 à Alep18 cependant les pertes dans ce cas, paraissent avoir été exceptionnellement élevées. Nous avons le cas similaire d'un convoi de Kharpout qui, se rendant à Alep, se réduisit en route de 5.000 à 213, soit une perte de 96%19 ; mais en général les pertes semblent se maintenir avec certains écarts, dans les limites de 50% environ ; 600 déportés, d'un village du district de Kharpout, sur un total de 2.500 (24%) atteignirent Alep20 ; 60% d'un premier convoi du village de E... près de H... arrivèrent à Alep et 46% d'un deuxième convoi et 25% seulement d'un convoi du village de D..., de la même région, parvint à destination21. Nous serons certainement dans le vrai en estimant qu'au moins la moitié des Arméniens condamnés à être déportés ou massacrés ont succombé.

Nous pouvons vérifier jusqu'à un certain pointées évaluations par les relations sur les arrivées de caravanes dans certains centres importants de trafic, de la route d'exil, ou aux points de destinations finales des convois. Ainsi, le 16 août 1915, un résidant neutre de Constantinople, des plus autorisés, établit qu'il y avait alors, à sa connaissance, 50.000 exilés disséminés le long de la route de Bozanti, (la première interruption de la ligne du chemin de fer de Bagdad) jusqu'à Alep ; le 5 novembre, un autre témoin22 qui venait justement de parcourir cette route, écrivait d'Alep qu'il venait de croiser en chemin, entre Alep et Koniah, 150.000 exilés. Au 30 juillet 1915, 13.155 exilés avaient atteint ou traversé la ville d'Alep, et 20.000 autres y arrivèrent entre cette date et le 19 août23. Au 3 août 15.000 d'entr'eux avaient été transférés vivants à Deïr-el-Zor et ce n'était là que le commencement des arrivées dans le district de Zor. Aucun exilé à Damas avant le 12 août, mais il en était parvenu 22.000 entre cette date et le 3 octobre 191524. Ce sont là des faits isolés, qui apportent peu de clarté ; mais dans un bulletin du 5 avril 1916, l'American Relief Committee a publié un télégramme récemment parvenu aux Etats-Unis, d'une source autorisée, dans lequel le nombre total des Arméniens déportés, vivant en ce moment dans la région de Deir-el-Zor, de Damas et d'Alep, est évalué en chiffres ronds à 500.00025. Il est possible que ce chiffre soit exagéré, mais il n'est pas incompatible avec nos deux conclusions précédentes, d'après lesquelles le nombre total des Arméniens victimes du plan des Jeunes-Turcs était au minimum d'un million et que le 50% au moins avait succombé. Aux 500.000 survivants en question des trois régions susmentionnées, nous devons ajouter une marge indéterminée mais peu importante, de déportés qui peuvent avoir été envoyés à Mossoul ou qui, étaient peut-être encore en route en mars 1916 ; et cela porterait le nombre des victimes à peu près à 1.200.000 que nous avons considéré comme étant plus près de la vérité que celui de 1.000.000 que nous avions admis.

Nous pouvons maintenant résumer cette enquête statistique en disant, autant que nos informations incomplètes nous le permettent, que les Arméniens de Turquie semblent avoir en nombre égal, échappé, péri, ou survécu aux déportations en 1915; et nous ne serons pas éloignés de la vérité en évaluant à 600.000 en nombre rond le total de chacune de ces trois catégories.

La mesure exacte du crime en tant que quantité reste donc incertaine26, mais il n'y a pas d'incertitude sur la responsabilité de ceux qui l'ont perpétré. Ces souffrances inouïes, ces existences sans nombre détruites, n'ont pas été l'œuvre d'un fanatisme religieux. Le fanatisme n'a pas eu plus de part ici que dans les combats de Gallipoli ou de Kout ; et « la guerre sainte », que les Jeunes-Turcs proclamèrent en 1915, était simplement un acte politique dans le but de créer des embarras aux sujets musulmans des Puissances de l'Entente. Il n'y a pas eu de fanatisme, par exemple, dans la conduite des Kurdes et des Chettis qui ont commis quelques-uns des actes les plus horribles, et il n'est pas possible cependant de les en rendre responsables. C'étaient de simples maraudeurs et des criminels qui agissaient à leur habitude, et la responsabilité doit retomber entière sur le gouvernement, qui non seulement excusait leurs actes, mais encore les encourageait. Les paysans aussi, (quoique ce fussent les propres frères des soldats ottomans, dont l'humanité apparente à Gallipoli et à Kout, leur a valu le respect de leurs adversaires), se comportèrent avec une sauvagerie étonnante envers les Arméniens qui leur étaient livrés ; et cependant la responsabilité ne retombe pas non plus sur les paysans turcs ; ils sont indolents, dociles, peu enclins à prendre l'initiative d'actes énergiques, mais capables de perpétrer toutes les énormités sur la simple suggestion de ceux à qui ils ont coutume d'obéir. Les paysans n'auraient jamais attaqué les Arméniens si leurs chefs ne leur avaient pas donné le mot d'ordre. Les citadins musulmans ne sont pas non plus, en principe, les coupables ; les rapports qui les concernent ne sont pas invariablement noirs, et les témoignages de ce volume jettent parfois une lueur favorable sur leur caractère. Il semble que de forts liens d'amitié aient souvent existé entre musulmans et chrétiens, vivant dans les mêmes villes ou villages, menant le même genre d'existence, exerçant les mêmes professions. Certains de ces musulmans respectables ne désiraient pas l'extermination de leurs voisins arméniens. Ils la déplorèrent ouvertement parfois et en plusieurs occasions ils s'efforcèrent même de l'empêcher. Nous en avons des témoignages de différents endroits, d'Adana, par exemple27 et d'A F...28, en Cilicie, des villages de A J. et de A K.29 dans le district de A F. et de la ville d'Angora. Les autorités avaient eu en effet à prescrire des punitions très sévères contre tout musulman, ou Grec, ou tout autre, qui pourrait être convaincu d'avoir donné asile à leurs victimes arméniennes. La populace pillait naturellement les biens des Arméniens, lorsque la police était de connivence, comme la populace dans des villes d'Europe aurait pu le faire; la majorité respectable des citadins musulmans peut être au plus taxée d'apathie ; mais la responsabilité ne retombe pas sur elle.

La faute doit en conséquence retomber sur les fonctionnaires du gouvernement ottoman ; mais elle ne pèsera pas également sur tous les membres de la hiérarchie officielle. La conduite de la gendarmerie, par exemple, a été absolument atroce ; les subalternes étaient démoralisés par l'étendue du pouvoir qui leur était donné pour faire le mal ; ils y étaient incités par leurs chefs, qui donnaient cours contre les Arméniens, à une malveillance qu'ils devaient avoir entretenue depuis des années ; une très grande proportion de toutes les misères infligées était l'œuvre de la gendarmerie et cependant les gendarmes n'étaient pas, ou n'auraient pas dû être des agents indépendants. La responsabilité de leurs excès, doit incomber aux fonctionnaires civils locaux, ou au gouvernement central, ou plutôt à tous les deux.

Les fonctionnaires locaux des provinces et des sous-districts, — valis, mutessarifs ou kaïmakams, — sont certainement très à blâmer. La latitude qui leur était laissée par le gouvernement central était large, comme le montre la grande variété qu'ils ont apportée dans le mode d'exécution du plan commun. En tel endroit, les Arméniens mâles étaient massacrés ; en tel autre, ils étaient déportés, en leur laissant la vie sauve ; enfin en d'autres, ils étaient emmenés sur mer et noyés. Ici, les femmes étaient poussées à se convertir ; là, la conversion n'était pas permise ; ailleurs elles étaient massacrées comme les hommes. De grandes différences de pratique peuvent également être observées en d'autres matières ; ainsi sur la manière de disposer des biens des Arméniens, ou d'infliger la torture, qui dépendait du bon ou du mauvais vouloir des fonctionnaires locaux. Une grande part de la responsabilité retombe sur eux, sur des sanguinaires comme Djevdet Bey, ou des êtres cruels comme le gouverneur d'Ourfa30 ; et cependant leur liberté d'action était relativement restreinte. Quand les fonctionnaires étaient animés de mauvais sentiments envers les Arméniens, ils avaient la latitude d'outrepasser les instructions du gouvernement (quoique même dans le cas d'exemptions de catholiques et protestants, où ils avaient apparemment plus de liberté d'action, ils se trouvèrent souvent en accord secret avec le gouvernement central)31 ; mais ils n'avaient jamais le droit d'atténuer le moins du monde les instructions reçues. Les gouverneurs humains et honorables (et il y en avait un certain nombre) étaient impuissants à protéger les Arméniens de leur province. Le gouvernement central avait ses agents sur place, — le Président de la Section locale du Comité Union et Progrès32 le chef de la gendarmerie locale, ou mêmes quelques fonctionnaires subalternes33 du personnel du gouvernement même. Si ces gouverneurs compatissants mettaient seulement de la tiédeur dans l'exécution des ordres, ils tombaient en discrédit et on passait outre ; et s'ils refusaient d'exécuter les ordres, ils étaient destitués et remplacés par d'autres plus souples. De toutes façons, le gouvernement central imposait et contrôlait la mise à exécution du plan que lui seul avait conçu ; et les Ministres Jeunes-Turcs et leurs complices de Constantinople sont directement et personnellement responsables sans restriction aucune, du commencement à la fin, du crime qui a dévasté le Proche-Orient en 1915.

suite

1) Document n° 58.

2) Les proclamations annonçant et justifiant les déportations des Arméniens sont citées dans les documents n° 32 et 51 de ce volume.

Le Saturday Evening Post de Philadelphie du 5 février 1915, a publié le texte supposé d'une de ces proclamations dans son entier. Ce texte est reproduit dans l'annexe C de ce volume. Ce dernier document diffère, dans sa rédaction et dans l'ordre des clauses, des versions citées plus haut ; mais il n'y pas de raison de douter de son authenticité. Il est probable que le gouvernement central envoya ses instructions aux autorités locales par télégraphe ou dépêches chiffrées et que les autorités locales introduisirent a leur manière ces instructions dans des proclamations imprimées, destinées aux habitants de leurs provinces.

3) Voir toutefois le document n° 22.

4) Ces émigrants musulmans étaient particulièrement nombreux en Cilicie et dans les villages d'Erzeroum et de Trébizonde.

5) Documents N° 46 et 54.

6) Voir documents N° 2 et 67.

7) Document N° 68.

8) Documents N° 6 et 52.

9) Document N°47

10) Document N° 43

11) Quoique pas plus grandes que dans d'autres pays du Proche-Orient, comme la Hongrie, où les statistiques relatives aux nationalités sont une question brûlante de controverse politique.

12) Pour les statistiques arméniennes voir les annexes D et E.

13) — Le premier de ces chiffres est pris du 4e Bulletin de l'American Relief Committee du 5 avril 1916, — le 2e du document Ne 60

14) Document 36.

15) Document Ne 19. D'après le document 17, le plus autorisé de tous ceux relatifs à Erzeroum, le nombre était de 22 seulement.

16) Les districts occidentaux d'Erzeroum que les Turcs occupent encore, peuvent être laissés de côté, en compensation de Trébizonde.

17) Bulletin du 5 avril 1916.

18) Document N° 23

19) Document N° 64

20) Document N° 68

21) Document N° 25

22) Document N° 48

23) Voir document N° 67

24) Voir document N° 70

25) Les données de cette évaluation se trouvent dans le document N° 67 D.

26) Pour des chiffres plus détaillés voir l'annexe F.

27) Voir document N° 57

28) Voir document N° 56

29) Voir document N° 56

30) Voir document N° 50

31) Voir document N° 85 concernant la ville de X...

32) Voir documents N° 26 et 57.

33) Voir document N° 25.