Le Comité Américain formé pour secourir les Arméniens et les Syriens, dont le siège est à New-York, 70, 5e Avenue, vient de recevoir d'un témoin oculaire un rapport très important sur les souffrances des déportés arméniens exilés au nord de la Syrie et de l'Arabie.
L'auteur de ce rapport n'est ni un Américain, ni un natif de Turquie ; mais un citoyen d'un pays neutre. Il a voyagé à travers toute la région qui longe le fleuve de l’Euphrate et a poussé jusqu'à l'intérieur du pays. Dans son rapport, il retrace ce qu'il a vu et ce qu'il a constaté dans les différents centres habités qu'il a visités.
Le Dr. James L. Barton, président du Comité Américain, déclare que « ce Rapport est à certains points de vue le plus émouvant de tous ceux reçus jusqu'à ce jour par le Comité ». Il déclare en même temps que, quoique connaissant bien le signataire, il ne peut, pour des raisons faciles à concevoir, le révéler à ce moment, « Mais, ajoute-t-il, il n'est pas question de mettre en doute la sincérité du rapport et la complète exactitude des faits qu'il relate » . Il est bon de rappeler que le premier bateau de ravitaillement en route pour la Syrie, — ainsi qu'un deuxième qui ne tardera pas à le suivre — transportera des vivres pour les déportés dont il est question dans le présent rapport. Ce rapport s'exprime ainsi qu'il suit :
J'ai été chargé de visiter les campements des Arméniens tout le long de l'Euphrate, de Meskéné, de Deïr-el-Zor et de rendre compte de l'état dans lequel se trouve les Arméniens qui y ont été déportés, des conditions qui leur sont faites, et, si possible, du nombre approximatif de ces exilés.
L'objet du présent rapport est d'exposer les résultats de cette mission. Je prends la liberté de vous l'envoyer en vous demandant en même temps de vouloir bien prendre mes conclusions en considération et si elles étaient adoptées, elles ne pourraient alléger que dans une trop petite mesure, hélas, les souffrances qu'endure journellement une malheureuse nation qui est sur le point de disparaître.
Il est impossible de donner une idée de l'impression d'horreur que m'a causée mon voyage à travers ces campements arméniens disséminés le long de l'Euphrate ; ceux surtout de la rive droite du fleuve entre Meskéné et Deïr-el-Zor. C'est à peine si on peut les appeler campements, car de fait la plus grande partie de ces malheureux brutalement arrachés à leurs foyers et à leur pays natal, séparés de leurs familles, dépouillés de tous ce qu'ils possédaient, de tous leurs effets, au moment de leur départ ou au cours de leur exode, sont parqués comme du bétail en plein air, sans le moindre abri, presque sans vêtements, très irrégulièrement nourris et toujours d'une façon plus qu'insuffisante. Exposés à toutes les intempéries et à toutes les inclémences du temps, au soleil torride du désert en été, au vent, à la pluie, au froid en hiver, débilités déjà par les plus extrêmes privations et les longues marches épuisantes, les mauvais traitements, les plus cruelles tortures et les angoisses continuelles de la mort qui les menacent, les moins faibles d'entr'eux ont réussi à se creuser des trous pour s'y abriter, sur les rives du fleuve.
Les quelques rares qui ont réussi à sauver quelques effets, quelques vêtements ou un peu d'argent pour se procurer un peu de farine, quand on en trouve, sont considérés comme bienheureux. Heureux aussi ceux qui peuvent se procurer quelques melons d'eau des passants, ou quelque mauvaise chèvre malade, que les nomades leur vendent au poids de l'or. On ne voit partout que faces émaciées et blêmes, squelettes errants que guette la maladie, victimes certaines de la faim.
Dans les mesures prises pour transporter toute cette population à travers le désert, n'a en aucune façon été comprise celle de les nourrir. Bien plus, il est évident que le Gouvernement a poursuivi le but de les faire mourir de faim. Un massacre organisé, même à l'époque où la Constitution avait proclamé la Liberté, l'Egalité et la Fraternité, aurait été une mesure plus humaine, car il aurait épargné à cette misérable population les horreurs de la faim, la mort lente dans les plus atroces souffrances, dans les tortures les plus cruellement raffinées dignes des Mongols. Mais un massacre eut été moins constitutionnel !!! La civilisation est sauvée !!! Ce qui reste de la nation arménienne disséminée sur les rives de l'Euphrate, se compose de vieillards, de femmes et d'enfants ; les hommes d'un âge moyen et les jeunes gens qui n'ont pas encore été égorgés, sont répandus sur les routes de l'Empire où ils cassent des pierres pour faire face aux réquisitions de l'armée, ou bien sont occupés à d'autres travaux pour le compte de l'Etat.
Les jeunes filles, souvent encore des enfants, sont devenues le butin des musulmans. Elles ont été faites captives vers le long de la route pendant leur marche d'exil, violées à l'occasion, vendues, quand elles n'ont pas été égorgées par les gendarmes qui guidaient les sombres caravanes. Beaucoup ont été jetées dans les harems, emmenées comme domestiques par leurs bourreaux.
Comme sur la porte de l'Enfer de Dante, on pourrait écrire sur l'entrée des campements : « Vous qui entrez laissez toute espérance ! »
Des gendarmes à cheval font des rondes pour arrêter et punir du fouet ceux qui cherchent à s'évader.
Les routes sont bien gardées ! Et quelles routes ! Elles conduisent au désert, où la mort est aussi certaine que la bastonnade du gardien des bagnes ottomans.
J'ai rencontré dans le désert, à différents endroits, six de ces fugitifs en train de mourir, abandonnés par les gardiens et entourés de chiens affamés, qui attendaient le dernier hoquet de leur agonie pour sauter sur eux et les dévorer.
En réalité, tout le long de la route entre Meskéné et Deïr-el-Zor, on rencontre des tombes contenant les restes des malheureux Arméniens, abandonnés et morts dans d'horribles souffrances. C'est par centaines que l'on compte des tertres où reposent, anonymes dans leur dernier sommeil, ces exilés, ces victimes d'une inqualifiable barbarie.
D'une part, empêchés de sortir des campements pour chercher quelque nourriture, les déportés arméniens ne peuvent pas, d’autre part, se livrer à cette faculté si naturelle à tout homme, et surtout à leur race, de s'adapter à leur malheureux sort et de s'ingénier pour atténuer leur détresse.
On pourrait construire quelque abri, quelques cabanes ou huttes de terre. Si enfin, ils avaient quelques logis pour y rester, ils pourraient entreprendre quelque travail agricole. Même cet espoir leur est refusé, car ils sont constamment sous la menace d'être emmenés dans un autre endroit, à un autre lieu de tortures ; et ils repartent alors pour de nouvelles marches forcées, sans pain, sans eau, sous les coups de fouet, livrés à de nouvelles souffrances, aux cruels traitements, tels que les marchands du Soudan n'infligeraient même pas à leurs esclaves ; et l'on voit de ces misérables victimes tout le long de la route, véritable chemin du calvaire.
Ceux qui ont encore quelque argent, sont sans cesse exploités par leurs gardiens qui les menacent de les envoyer encore plus loin et quand toutes leurs petites ressources sont épuisées, ces menaces sont mises à exécution. Tout ce que j'ai vu et entendu dépasse toute imagination. Parler ici des « mille et une horreurs » qui se commettent, ce n'est rien dire. J'ai cru, à la lettre, avoir traversé l'Enfer. Les quelques faits que je vais relater, pris au hasard et à la hâte, ne peuvent donner qu'une pâle idée de l'épouvantable et horrifiant tableau. Et partout où j'ai passé, i'ai vu les mêmes scènes. Partout où commande cet horrible Gouvernement de barbarie qui poursuit l'anéantissement systématique par la famine des survivants de la nation arménienne en Turquie, partout on retrouve cette même inhumanité bestiale des bourreaux et les mêmes tortures infligées aux malheureuses victimes, tout le long de l'Euphrate, depuis Meskéné à Deïr-el-Zor.
Meskéné, par sa position géographique sur la frontière, entre la Syrie et la Mésopotamie, est le point naturel da concentration des déportés arméniens emmenés des vilayets de l'Anatolie et envoyés au loin le long de l'Euphrate. Ils y arrivent par milliers, mais la plus grande partie d'entr'eux y laissent leurs os. L'impression que produit cette immense et lugubre plaine de Meskéné est profondément triste et navrante. Les renseignements que je donne ont été pris sur place et me permettent de dire que près de 60.000 Arméniens y sont enterrés, après avoir succombée la faim, aux privations de toutes sortes, à la dysentrie et au typhus. Aussi loin que peut atteindre le rayon visuel ce ne sont que tertres contenant 200 à 300 cadavres, enfouis, là pêle-mêle, femmes, vieillards et enfants de toute classe et de toutes familles.
Actuellement près de 4.500 Arméniens sont parqués entre la ville de Meskéné et l'Euphrate. Ce ne sont plus que des spectres vivants ! Les gardiens chefs leur font distribuer très irrégulièrement et plus que parcimonieusement un petit morceau de pain. Parfois on laisse passer 3 ou 4 jours sans leur donner absolument rien.
Une effroyable dysenterie sévit et cause d'affreux ravages, surtout chez les enfants. Ces petits infortunés se jettent affamés sur tout ce qu'ils rencontrent, mangeant de l'herbe, de la terre et même des excréments.
J'ai vu sous une tente couvrant une superficie de 5 à 6 mètres carrés, environ 450 orphelins entassés pêle-mêle et dévorés par la vermine. Ces malheureux enfants reçoivent 150 grammes de pain par jour. Cependant il arrive, et c'est même ce qui se produit le plus souvent, qu'on les laisse deux ou trois jours sans leur donner absolument rien. Aussi la maladie y fait-elle de cruels ravages. Cette tente abritait 450 victimes, lors de mon passage. En huit jours, j'ai pu constater que la dysenterie en avait enlevé dix-sept.
Abou-Herrera est une petite localité au nord de Meskéné, sur la rive gauche de l'Euphrate. C'est un désert absolu. Sur une colline à 200 mètres du fleuve, j'ai trouvé a4o Arméniens gardés par deux gendarmes, qui, sans pitié, les laissaient mourir de faim dans les plus atroces souffrances. Les scènes que j'ai vues dépassent toute horreur imaginable. Près de l'endroit où ma voiture s'arrêta, des femmes, qui ne m'avaient pas vu arriver, étaient en train de chercher dans le crottin des chevaux, les quelques grains d'orge non digérés pour les manger. Je leur donnai du pain ; elles se jetèrent dessus comme des chiens mourant de faim, l'enfoncèrent avec voracité dans leur bouche, avec des hoquets et des convulsions épileptiques. Aussitôt informées, par l'une d'elles, ces a4o personnes ou plutôt loups affamés, qui n'avaient rien mangé depuis sept jours, se ruèrent tous sur moi du haut de la colline, me tendant leurs bras de squelettes, et m'implorant avec des cris et des sanglots de leur donner un peu de pain. C'étaient surtout des femmes et des enfants ; il y avait aussi une douzaine de vieillards.
A mon retour je leur ai apporté du pain et pendant près d'une heure je fus le spectateur apitoyé mais impuissant d'une véritable bataille pour un morceau de pain, telle que seules, des bêtes féroces affamées pourraient en donner le spectacle.
Hammam est un petit village où sont gardés 1.600 Arméniens. Chaque jour, là aussi, la même scène de famine et d'horreur. Les hommes sont employés comme hommes de peine et terrassiers dans les travaux des routes. Ils reçoivent pour tout salaire un morceau de pain immangeable, qui ne peut être digéré et qui est absolument insuffisant pour leur donner la force qu'exige leur travail épuisant.
En cet endroit, j'ai rencontré quelques familles qui avaient encore un peu d'argent et qui s'efforçaient à vivre d'une façon moins misérable ; mais l'immense majorité d'entr'eux gisent sur la terre nue, sans le moindre abri et ne se nourrissent que de melons d'eau. Les plus misérables parmi eux trompent leur faim en ramassant les épluchures que jettent les autres. La mortalité est énorme surtout chez les enfants.
Rakka est une ville importante située sur la rive gauche de l'Euphrate. Il y a de 5 à 6.000 Arméniens, femmes et enfants surtout, qui sont répartis dans les divers quartiers de la ville, par groupe de 50 à 60, dans de vieilles maisons que la bonté du Gouverneur a désignées aux plus misérables.
On doit signaler le mérite partout où on le trouve, et ce qui n'aurait été que le plus élémentaire devoir d'un fonctionnaire ottoman à l'égard des sujets ottomans, doit être considéré comme un acte de générosité, je dirai presque d'héroïsme dans les circonstances actuelles. Quoique les Arméniens à Rakka soient traités mieux que partout ailleurs, leur misère y est cependant encore affreuse. La farine leur est distribuée que très irrégulièrement par les autorités et en quantité tout à fait insuffisante. Tous les jours on voit des femmes et des enfants, entassés devant les boulangeries, sollicitant un peu de farine et par centaines mendiant dans les rues. C'est toujours l'horrible torture de la faim ! Et quand on pense que parmi cette population d'affamés se trouvent des personnes qui ont occupé un rang élevé dans la vie sociale, il est facile de comprendre quelles doivent être les souffrances morales surtout qu'elles endurent. Hier, ils étaient riches et enviés, aujourd'hui, ainsi que les plus misérables de la terre, ils mendient pour avoir un morceau de pain.
Sur la rive droite de l'Euphrate, en face de Rakka se trouvent près de mille Arméniens, également affamés, parqués sous des tentes et gardés par des soldats. Ils s'attendent à être transférés en d'autres lieux où ils iront sans doute remplir les vides causés par la mort dans d'autres campements. Et combien peu d'entr'eux arriveront à destination.
Ziaret est au Mord de Rakka. Près do 1.800 Arméniens y sont campés. Ils y souffrent plus que partout ailleurs de la faim, parce que Ziaret c'est tout à fait le désert. Des groupes d'hommes et d'enfants errent le long du fleuve, cherchant quelques brins d'herbes pour apaiser leur faim. D'autres tombent d'épuisement sous les yeux indifférents de leurs gardiens impitoyables ; un ordre barbare, barbare dans toute l'acception du terme, défend rigoureusement à quiconque de passer les limites du camp, à moins de permission spéciale, sous peine d'être livré à la bastonnade.
Semga est un petit village où sont groupés de 250 à 300 Arméniens dans les mêmes conditions et dans les mêmes détresses que partout ailleurs.
Deïr-el-Zor est le quartier général du Gouvernorat (Mutessarifat) du même nom. Il y a quelques mois, 30.000 Arméniens y étaient réunis dans divers campements, en dehors de la ville, sous la protection du Gouverneur (Mutessarif) Aly Souad Bey. Quoique je n'ai pas à faire de remarques personnelles, je ne veux pas mentionner le nom de cet homme de cœur, dont les déportés avaient à se féliciter, et qui essayait d'alléger leurs misères. Grâce à lui, quelques-uns d'entr'eux avaient pu commencer un petit commerce et se trouvaient relativement heureux d'être là. Ceci prouve amplement que si quelque raison d'Etat — supposons-le un instant — exigeait la déportation en masse des Arméniens, pour prévenir la solution de la Question Arménienne (?), les Autorités Turques auraient cependant tout de même pu agir avec humanité, dans l'intérêt même de l'Empire, et transporter les Arméniens dans les centres où ils auraient pu travailler, se livrer au commerce ou à d'autres professions ; ils auraient pu être envoyés vers des contrées qui pouvaient être cultivées, en ces jours-ci où les travaux agricoles sont si urgents. Mais si on avait l'idée de supprimer la race, afin de supprimer du coup la Question Arménienne, le but n'aurait pas été atteint.
Aussi les faveurs (?) relatives dont jouissaient les Arméniens déportés à Deïr-el-Zor, furent-elles dénoncées aux autorités supérieures. Le coupable Ali Souad Bey fut transféré à Bagdad et remplacé par Zéki Bey, bien connu par ses actes de cruauté. On m'a raconté des choses épouvantables sur ce nouveau Gouverneur à Deïr-el-Zor. L'emprisonnement, les tortures, la bastonnade, les pendaisons furent à un moment le pain quotidien des déportés en cette ville. Les jeunes filles furent violées et livrées aux Arabes nomades des environs ; les enfants jetés dans le fleuve, et ni la faiblesse, ni l'innocence ne furent épargnées. Aly Souad Bey avait recueilli un millier d'orphelins dans une grande maison, et pourvoyait à leur subsistance aux frais de la ville. Son successeur les en expulsa, et la plupart d'entr'eux moururent dans la rue comme des chiens, de faim, de privations de toutes sortes, de mauvais traitements.
En outre, les 30.000 Arméniens qui se trouvaient à Deïr-el-Zor furent dispersés le long du Chabour, qui se jette dans l'Euphrate, et c'est la région la plus mauvaise de tout le désert où, il leur est impossible de trouver quoi que ce soit pour leur subsistance. Suivant les renseignements que j'ai eu à Deïr-el-Zor, un grand nombre de ces déportés sont déjà morts et ce qui en reste aura bientôt le même sort.
CONCLUSION
Je crois qu'il y a environ 15.000 Arméniens dispersés le long de l'Euphrate, entre Meskéné et Deïr-el-Zor, en passant par Rakka. Comme je l'ai déjà dit, ces malheureux, abandonnés, maltraités par les autorités, mis dans l'impossibilité de pourvoir à leur nourriture, meurent peu à peu de faim. L'hiver approche ; le froid et l'humidité vont ajouter leurs victimes à celles de la famine. Ils peuvent toujours trouver quelque chose à manger, bien qu'à des prix très élevés, s'ils ont un peu d'argent. Sans doute, il y a de grandes difficultés à leur en envoyer et la plus grande en est le mauvais vouloir des autorités ; cependant on peut, par des voies indirectes, arriver à leur faire parvenir quelque assistance pécuniaire, qui pourrait être répartie entre les divers campements, afin de leur procurer une quantité suffisante et équitable de farine.
Si des secours d'argent ne leur sont pas envoyés, ces malheureux sont condamnés à mort ; si au contraire, les envois de fonds sont substantiellement faits, on peut espérer que beaucoup d'entre ces malheureux pourront survivre jusqu'à la conclusion de la paix, qui seule va décider de leur sort.