Exilés de Zéïtoun; journal d'un résident étranger de la ville de B. {Tarsous} dans la plaine de la Cilicie. Communiqué par un Suisse de Genève.

 

Dimanche 14 Mars 1915.

J'ai eu ce matin un long entretien avec M... au sujet de ce qui se passe à Zéïtoun. Il a réussi à se procurer quelques informations sur la petite ville arménienne, quoique toute communication ait été interrompue avec elle. En outre, 4.000, d'aucuns disent 6.000, d'autres 8.000, — soldats turcs sont partis d'Alep pour Zéïtoun. Dans quelles intentions ? Mr... qui était là-bas cet été et cet hiver m'a dit que les Arméniens ne veulent pas se révolter, et qu'ils supporteront tout de la part du Gouvernement. Car, contre l'usage séculaire, des soldats ont été levés parmi eux lors de la mobilisation d'août, sans qu'ils fissent la moindre résistance. Le Gouvernement, cependant, les a trompés. En octobre, Nazaret Tchaouch, leur chef, est venu à Marach avec un sauf-conduit, afin de régler quelques points spéciaux avec les « officiels ». Il a été traîtreusement jeté en prison, torturé, mis à mort... Malgré cela, ceux de Zéïtoun se sont tenus cois. Des « Zaptiehs, » gendarmes turcs, établis dans la ville, ont molesté les habitants, entrant dans les boutiques, expropriant, maltraitant, déshonorant les femmes. Il est évident que le Gouvernement désire avoir quelque chose à reprocher aux Zéïtounlis pour pouvoir les exterminer à son gré et avoir ensuite une justification devant l'opinion du monde.

.... Avril 1915.

Trois Arméniens de Deurt-Yol ont été pendus cette nuit sur les principales places d'Adana. Le Gouvernement dit qu'ils ont communiqué avec le ou les navires de guerre anglais qui stationnent dans le golfe d'Alexandrette. Cela est faux ; car je sais, sans oser en confier la source à ce papier, qu'un seul et unique Arménien de Deurt-Yol a communiqué avec les Anglais.

.... Avril.

Deux Arméniens de Deurt-Yol ont encore été pendus à Adana.

.... Avril.

Trois Arméniens ont été pendus à Adana.

Pendant une promenade à cheval, tandis que nous allions traverser la voie ferrée, le train entra en gare. Quelle ne fut pas notre indignation de voir un wagon à porcs plein d'Arméniens de Zéïtoun. La plupart de ces montagnards avaient leurs habits bariolés en loques, mais d'autres étaient parfaitement bien mis. Ils ont été chassés de leurs habitations et vont être transplantés, Dieu sait où, dans une ville d'Asie-Mineure... Nous voici donc revenus au temps des Assyriens pour que l'on se permette de violer ainsi la liberté sacrée de l'individu, et d'exiler des populations entières.

... Avril, le lendemain.

Nous avons pu voir ces malheureux, qui restent encore aujourd'hui ici. Et voici comment s'est effectué le départ de Zéïtoun, ou plutôt, comment s'est passé la tragédie qui a précédé, mais point causé leur exil. Après avoir outragé quelques jeunes filles, les gendarmes turcs se trouvèrent attaqués par une vingtaine de jeunes têtes chaudes.

Plusieurs policiers furent tués, quoique la population de Zéïtoun lut toujours opposée à une solution sanglante du conflit et désirât ardemment éviter le moindre prétexte à la lutte. Les vingt rebelles furent chassés de la ville et ils se réfugièrent dans un monastère, à trois quarts d'heure de la cité. A ce moment-là arrivèrent les troupes envoyées d'Alep. Les Zéïtounlis les hébergèrent et tout semblait aller au mieux entre la population et les 8.000 hommes commandés par des officiers allemands

Alors, les turcs cernèrent le monastère et l'attaquèrent durant toute une journée. Mais les insurgés se défendirent, tuèrent 300 soldats réguliers en ne perdant qu'un homme blessé légèrement. La nuit ils parvinrent à s'enfuir.

Leur évasion était encore inconnue à la ville, lorsque le lendemain, vers les 9 heures du matin, le commandement turc fit convoquer immédiatement au quartier général 300 personnes, dont les principaux notables ; ces gens se rendirent à l'appel qui leur était adressé, sans rien soupçonner, étant donné qu'ils étaient dans les meilleurs termes avec les autorités. Quelques-uns prirent un peu d'argent avec eux, d'autres, des vêtements ou des couvertures, la plupart n'emportèrent rien et vinrent dans leurs habits de travail. Quelques-uns laissèrent sur des montagnes des troupeaux gardés par des enfants. Arrivés au camp turc, quelle ne fut pas leur stupéfaction lorsqu'on leur donna l'ordre de partir sur le champ, avec interdiction de retourner chez eux. Partir, pour où ? Ils n'auraient pas pu le savoir, mais il est probable qu'on les envoie dans le vilayet de Koniah. Ils sont venus jusqu'ici soit en voiture, soit à pied.

.... Avril.

On disait aujourd'hui que toute la population mâle de Deurt-Yol a été emmenée pour travailler aux routes. On pend toujours des Arméniens à Adana. A remarquer : Zéïtoun et Deurt-Yol sont des cités arméniennes qui ont repoussé les massacreurs d'Adana en 1909. Les Turcs se vengent-ils ?

.... Mai.

De nouvelles bandes de Zéïtounlis viennent d'arriver. Je les ai vus marcher sur la route en une file interminable, sous le gourdin des Turcs. C'est vraiment ce qu'il y a au monde de plus misérable et de plus pitoyable. A peine vêtus, affaiblis, ils se traînent plutôt qu'ils ne marchent. De vieilles femmes tombent et se relèvent lorsque le Zaptieh s'approche le bâton levé. D'autres sont poussées comme des ânesses. J'ai vu une femme encore jeune s'affaisser. Le Turc lui donna deux ou trois coups de bâton et elle se releva péniblement. Devant, marchait son mari avec un bébé de deux ou trois jours dans les bras. Un peu plus loin, une vieille a trébuché et s'est affalée dans la boue ; le gendarme la touche deux ou trois fois de son gourdin ; elle ne bouge pas. il lui donne aussitôt deux ou trois coups de pieds : elle ne remue pas davantage ; alors le Turc lui jette un coup de pied un peu plus fort ; alors elle roule dans le fossé. J'espère qu'elle était déjà morte.

Ces gens sont arrivés dans la ville. Ils n'ont rien mangé depuis deux jours. Les Turcs les ont tous fait partir de Zéïtoun, hommes, femmes et enfants, avec interdiction d'emporter quoique ce soit avec eux, si ce n'est une ou deux couvertures, un âne, une mule, une chèvre. Mais ils revendent ici toutes ces choses pour rien, une chèvre pour 1 medjidié (4 fr. 20.), un mulet pour une 1/2 livre (11 fr. 39). C'est que les Turcs les volent en route. Une jeune femme, mère de huit jours, a eu son âne volé la première nuit du voyage. Et quel départ !... Les officiers allemands et turcs ont obligé la population arménienne à abandonner tous leurs biens pour que les « mouhadjirs », réfugiés de Tharace, puissent prendre leur place. Dans la maison de ... se trouvent cinq familles !... La ville et les villages qui l'entouraient sont vidés. Sur 25.000 habitants à peu près, 15 a 16.000 exilés ont été dirigés sur Alep ; mais ils doivent aller plus loin ; en Arabie ? Aurait-on l'idée de les faire mourir de faim ? Ceux qui ont passé par notre ville vont dans le vilayet de Koniah ; là aussi se trouvent des déserts.

.... Mai.

Des lettres viennent de confirmer mes craintes. Ce n'est pas à Alep que les Zéïtounlis seraient envoyés, c'est à Deïr-el-Zor, en Arabie, entre Alep et Babylone... Et ceux que nous avons vus doivent aller à Kara-Pounar, entre Koniah et Erégli, la partie la plus aride de l’Asie-Mineure.

Quelques dames ont donné des couvertures, aux plus pauvres des babouches. Les Grecs eux-mêmes, se sont montrés admirables d'abnégation. Mais que peuvent-ils faire ? C'est une goutte de charité dans un océan de souffrance...

.... Mai.

Des nouvelles sont arrivées de Koniah... 90 Arméniens ont été emmenés à Kara-Pounar. Les Zéïtounlis sont arrivés dans cette ville. Leurs souffrances ont été augmentées par le fait qu'ils ont été forcés de rester qui huit, qui quinze, qui vingt jours à Bozanti (le point terminus du chemin de fer d'Anatolie, dans le Taurus, à 790 mètres d'altitude) par suite des énormes transports de troupes qui passent continuellement par les portes de Cilicie. C'est l'armée de Syrie rappelée pour la défense des Dardanelles.

Lorsque les exilés sont arrivés à Koniah, ils n'avaient, disent les nouvelles, rien mangé depuis trois jours. Aussitôt Grecs et Arméniens réunirent de l'argent et des vivres pour leur venir en aide. Mais le vali de Koniah a refusé de laisser quoique que ce soit parvenir aux exilés arméniens. Ceux-ci sont donc restés encore trois jours sans manger; après quoi le vali leva sa défense et des vivres purent être remis, sous la surveillance des zaptiehs. Lors du départ des exilés de Koniah pour Kara-Pounar, celui qui m'a communiqué ces nouvelles m'a dit avoir vu une femme arménienne jeter son enfant dans un puits, une autre l'aurait jeté par la portière du train.

... Mai.

Une lettre reçue de Kara-Pounar et dont la véracité ne peut être mise en doute parce que l'auteur m'en est connu, assure que les Arméniens de Zéïtoun exilés à Kara-Pounar, au nombre de 6 à 8.000, y meurent à raison de 150 à 200 par jour : ils manquent de nourriture.

Donc de 15 à 19.000 Zéïtounlis ont dû être envoyés en Arabie. La population globale de la ville et des villages avoisinants étant de 25.000 habitants à peu près.

.... Mai.

Toute la garnison de X. et celle d'Adana sont parties pour les Dardanelles. Il n'y pas de troupes dans le pays s'il était attaqué de l'extérieur.

…. Mai, le lendemain.

De nouvelles troupes sont arrivées. Mais elles ne sont pas exercées.

.... Mai.

La dernière bande de Zéïtounlis a passé aujourd'hui par notre ville, et j'ai pu voir quelques-uns d'entr'eux dans le Khan où on les a mis. J'ai vu une pauvre petite qui a marché pieds nus plus d'une semaine, avec un tablier pour tout vêtement. Elle tremblait de froid et de faim, et les os lui sortaient littéralement du corps. Une douzaine d'enfants ont dû être abandonnés sur la route parce qu'ils ne pouvaient marcher. Sont-ils morts de faim ? Probablement, mais on ne le saura jamais.

J'ai vu aussi deux pauvres vieilles qui n'avaient plus de cheveux, ou presque. Lorsque les Turcs les chassèrent de Zéïtoun, elles étaient riches, mais elles ne purent rien emporter avec elles, si ce n'est les vêtements qu'elles portaient. Elles parvinrent néanmoins à cacher cinq ou six pièces d'or dans leurs cheveux. Malheureusement pour elles, le soleil fit briller le métal pendant leur marche et son éclat attira les regards d'un zaptieh. Celui-ci ne perdit pas son temps à sortir les pièces d'or ; il était bien plus court d'arracher toute la chevelure.

J'ai vu aussi un autre cas bien caractéristique : un ci-devant riche de Zéïtoun, conduisait deux ânes, débris de sa fortune. Survint un gendarme, qui saisit les deux brides. L'Arménien le supplie de les lui laisser ajoutant qu'il en était déjà réduit à la faim. Pour toute réponse, le Turc le roua de coups jusqu'à ce qu'il tombât dans la poussière, puis il continua jusqu'à ce que la poussière fut transformée en boue sanglante ; alors il donna encore un coup de pied à l'Arménien et s'en alla avec les deux ânes. Quelques Turcs regardaient cela, nullement surpris. Aucun n'eut l'idée d'intervenir.

.... Mai.

Les autorités ont envoyé un certain nombre d'habitants de Deurt-Yol pour être pendus dans les différentes villes d'Adana.

….Mai.

Le bruit court que des exils partiels ont eu lieu à Marach en annonce prochainement pour notre ville.

Deurt-Yol a aussi été évacué ; les habitants ont été envoyés en Arabie. Hadjine est menacée du même sort. Des exils partiels ont eu lieu aussi à Adana. Tarsous et Mersine sont aussi sous la menace, de même qu'Aïntab.

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