Le 10 août 1914, les autorités turques de Zeïtoun firent une déclaration de « Seferbeylik » ce qui en termes militaires signifie que tout homme du district, âgé de moins de 45 ans doit se préparer à partir pour le service de l'armée. Chaque homme, musulman ou chrétien, devait se procurer un « Vésika » ou certificat du gouvernement constatant qu'il avait rempli toutes les conditions préliminaires et qu'il était prêt pour le service militaire.
Des centaines et des centaines, principalement des musulmans turcs, vinrent des environs au Gouvernorat de Zeïtoun et reçurent l'hospitalité des Arméniens de la ville tout le temps que durèrent les formalités. Ces Arméniens furent également appelés et ils commencèrent à se demander s'ils devaient obéir. < Ce n’est que depuis 1909 que les chrétiens ont été admis dans l'armée turque, bien-que dans les anciens temps, les Janissaires Tussent une partie importante de l'armée ottomane >.
Beaucoup de Zeïtounlis gagnèrent la montagne pour échapper au service militaire. Parmi eux se trouvaient environ vingt cinq mauvais sujets qui vivaient d'actes de violence. Cette petite bande qui était mal vue et crainte par la population paisible de Zeïtoun, attaqua une compagnie de nouveaux conscrits musulmans, les dépouilla et les irrita par l'insolence de son langage. En conséquence, Haïdar-Pacha, le Mutessarif de Marach vers le 31 août, avec 600 soldats. Il amena avec lui quelques notables chrétiens de Marach pour persuader les Zeïtounlis.
< La population de Zeïtoun en eut connaissance et Yeghia Agha Yénidounyaïan, l'un des notables, conseilla à Nazaret Tchaouch, son cousin, d'aller à la rencontre de Haïdar-Pacha avec 500 ou 600 jeunes gens armés, car il se méfiait des intentions de Haïdar-Pacha. Mais Nazaret Tchaouch répondit : « Non, il se peut que son arrivée soit la mort pour moi ; mais j'aime mieux mourir que de voir Zeïtoun ruiné, car je sais bien que ce n'est pas le moment de faire de l'opposition ». Tous les chefs étaient de la même opinion, car ils savaient qu'ils n’étaient pas prêts pour une défense prolongée et que les puissances européennes n'étaient pas en situation de venir à leur aide. De sorte qu’on ne s'opposa pas à l'arrivée de cette troupe. Le Pacha demanda la redditiondes 25 mauvais sujets qui avaient attaqués les conscrits. On se saisit de tous ces hommes et on les consigna au gouvernement turc. Ceci, semble-t-il, satisfaisait à toutes les exigences du Pacha, mais il ne se montra pas satisfait et lança une proclamation demandant la livraison de toutes les armes, à feu ou autres. Sous prétexte d'obliger les Arméniens à avouer la possession des fusils, on employa la bastonnade et les tortures les plus cruelles.
Beaucoup de notables eurent les pieds déchirés, mis en lambeaux. Ceux qui n'avaient pas de fusils firent des efforts désespérés pour en acheter à leurs voisins afin d'en avoir à livrer et d'échapper ainsi à la torture2.
Il existait en tout environ 200 fusils Martini parmi les 8.000 habitants de Zeïtoun, et 150o d'entr'eux furent ainsi saisis par les officiers turcs. Une quantité de vieux fusils, hors d'usage, et de pistolets furent ramassés et confisqués.
En retournant à Marach, le Pacha emmena avec lui un certain nombre de notables arméniens, en permettant aux soldats de les insulter en route et de les battre. Quelques-uns des Arméniens furent emmenés aux casernes de Marach pour le « Service Militaire » mais l'expérience qu'ils en avaient eue, les décida à se sauver et à retourner à Zeïtoun.
Toutes les misères anciennes recommencèrent. Sous prétexte de trouver des déserteurs, on perquisitionna dans les maisons avec une absolue illégalité, battant cruellement les parents et les voisins ; les pères de quelques-uns des « déserteurs » moururent presque sous les coups < parmi eux Nazaret Tchaouch lui-même >. Les femmes et les filles des familles des « déserteurs » furent attaquées et violées. Des jeunes filles arméniennes furent constamment outragées par les grossiers soldats turcs. Même les jeunes gens qui n'avaient pas déserté furent battus « sous prétexte qu'ils auraient pu déserter plus tard ».
Naturellement le commerce était arrêté depuis longtemps et maintenant on confisquait un grand nombre de propriétés privées sous divers prétextes. C'est alors que < vers la fin de février > quelques têtes chaudes se réunirent un soir et projetèrent d'attaquer le gouvernement. Le projet fut déjoué par les notables arméniens < parmi lesquels Baba Agha Bésilosian, le plus influent de tous > parce qu'ils sentaient qu'ils ne pouvaient réussir.
L'Aratchnort (l'Evêque arménien chef de la communauté) considéra comme de son devoir de prévenir les autorités de ce complot.
Tels sont les faits. Comment peut-on accuser la population d'avoir voulu tenter une insurrection ?
Environ 25 des jeunes gens qui avaient été brutalement traités par les officiers turcs gagnèrent la montagne. Ces 25 attaquèrent neuf hommes de la police turque sur la route de Marach. Toute la population arménienne de Zeïtoun s'éleva contre cet acte et le déclara ouvertement. Une attaque de nuit par cette bande d'insensés < qui s'étaient réfugiés dans un monastère voisin >, fut déjouée par les troupes du gouvernement, aidées par le gros de la population arménienne. Malgré cela, il devint évident que le gouvernement ne cherchait qu'un prétexte pour détruire la ville de fond en comble.
Peu à peu 5.000 soldats furent assemblés près de la ville < et le 24 mars/6 avril, une délégation arménienne fut envoyée de Marach à Zéïtoun. En faisaient partie le Révérend A. Chiradjian, le Père Sahak, un moine catholique et Herr Blank qui persuadèrent les Arméniens d'informer le gouvernement des endroits où les insurgés se cachaient et de suivre les instructions du gouvernement pour assurer leur sécurité et la sécurité des autres Arméniens de Cilicie. Les Arméniens acceptèrent à l'unanimité cette proposition et dirent au gouvernement que les insurgés se trouvaient dans le monastère.
Le lendemain, le 25 mars/7 avril, commença l'attaque du Monastère. Le nouveau Mutessarif de Marach voulait investir le Monastère, mais le capitaine Khourchid s'y opposa, disant qu'il pourrait saisir tous les insurgés morts ou vifs « en moins de deux heures ».
Le combat ayant continué jusqu'au soir, les Turcs décidèrent de brûler le monastère. Mais durant la nuit, les insurgés sortant du Monastère se ruèrent sur les Turcs, tuèrent un officier et plusieurs soldats et échappèrent dans la montagne, ne laissant que quelques hommes derrière eux. Les Turcs perdirent de 200 à 300 hommes.
Le 26 mars/8 avril, les Turcs mirent le feu au monastère croyant que les insurgés y étaient encore. Après ces faits3 > 50 familles de notables furent envoyées en exil ; quelques jours après, on en expédia encore 60, puis les habitants de tout un quartier et ainsi de suite. Finalement tous ceux qui restaient furent déportés en une seule fois. A la date du départ du Révérend Dikran Andréassian il ne restait plus de familles. Même les inscriptions arméniennes gravées sur les voûtes des Eglises furent grattées par ordre de Khourchid Bey, le commandant des troupes et le nom de Zeïtoun fut changé en Suleïmanieh (du nom d'un officier turc qui avait été tué sur la route de Marach. Le Moufti turc de Zéïtoun affirme dans son rapport qu'au cours de tous ces événements et de la prise d'assaut du monastère 101 soldats turcs avaient été tués et 110 avaient été blessés. Par contre, nous pouvons ajouter que 8.000 Arméniens qui n'avaient aucune mauvaise intention contre le gouvernement furent outragés, dépouillés et déportés suivant un plan méthodique, conçu par les Allemands, déportés dans les plaines arides de Mésopotamie, soumis à des souffrances et des supplices hideux.
Les Zéïtounlis attendaient avec impatience la prise de Galipoli par les alliés, ils espéraient une défaite écrasante des Turcs, mais ils ne se révoltèrent pas. Il y eut un ou deux complots, mais ils furent contrecarrés et déjoués principalement par les Arméniens d'esprit sain eux -mêmes. Les témoignages, d'après lesquels la destruction de la population de Zéïtoun a été faite d'après un plan délibéré turco-allemand, sont convaincants.
1) Les passages entre parenthèse sont pris du récit plus complet de la version arménienne du pasteur Andréassian (Doc. 39) : un drapeau de la Croix-rouge qui sauva 4.000 Arméniens. Ces passages ont été traduits pour nous par M. G. H. Paélian.
2) Documents : 24, 31 et 38.
3) L'auteur du Document 54 établit que le 1er convoi de Zeïtounlis fut expédié dans la matinée qui suivit la nuit de l'évasion des insurgés du monastère. Ce serait le 8 avril. L'auteur du Doc. 52, d'autre part, affirme que la première déportation de Zéïtoun eut lieu un samedi, ce qui la placerait au 10 avril 1915.