Je fus un jour appelé dans une maison où je vis un drap qui provenait d'une prison et qu'on avait envoyé pour le faire laver; il était rempli de grandes taches de sang. On me montra aussi du linge et des vêtements tout mouillés et d'une malpropreté extrême. Je me demandais à quels traitements pouvaient être soumis les prisonniers auxquels ces vêtements appartenaient ; mais, grâce à deux témoins oculaires, personnes très dignes de foi, j'ai été entièrement renseigné.
Le prisonnier est enfermé dans un local pareil à ceux du temps des Romains. Des gendarmes deux par deux se tiennent à ses côtés, deux autres sont au bout de la pièce et tous, chacun à son tour, lui administrent la bastonnade, tant qu'ils en ont la force.
Du temps des Romains on administrait au plus 40 coups de bâtons ; ici on en administre 200, 300, 500 et même 800. Les pieds sont tuméfiés, déchirés et le sang jaillit. Le patient est alors ramené en prison et couché par ses compagnons de prison ; c'est ce qui explique les taches de sang dans les draps. Ceux qui perdent connaissance sous les coups sont ranimés au moyen d'eau chaude qu'on leur verse sur la tête, et c'est là ce qui fait comprendre pourquoi les vêtements dont j'ai parlé étaient tout mouillés et extrêmement sales.
Le jour suivant, ou plus exactement la nuit suivante (car toutes ces tortures à... et à ... sont exécutées la nuit), tous ceux qui ont reçu la bastonnade y sont de nouveau soumis, malgré leurs horribles blessures.
Je me trouvais alors à ... et dans la prison de cet endroit il y avait aussi 30 prisonniers qui tous avaient leurs pieds dans un état qu'il fallait les leur amputer ; quelques-uns avaient déjà subi l'amputation. Ces malheureux avaient été torturés à ce point à ... et à ... ; et aussi à ... par le cruel Mutessarif de cette ville. Un jeune homme mourut sous le bâton en moins de cinq minutes.
En dehors de la bastonnade, d'autres moyens de torture sont employés, tels que fers chauds appliqués sur la poitrine, etc. etc.
Un forgeron, qui était soupçonné d'avoir forgé des bombes, ne fut laissé libre que lorsqu'on lui eut brûlé les orteils avec de l'eau forte (Kezab). J’ai vu ces blessures. Il y a quatre semaines, nous reçûmes la nouvelle que le Kaïmakam de … avait tué de 10 à 18 personnes dans un district entre … et … Peu après un ordre fut donné en vertu duquel tous les chrétiens de … devaient, dans un délai de 3/4 d’heure, évacuer cette localité. Parmi eux se trouvaient plusieurs femmes qui accouchèrent sur la route et qui, dans leur détresse et leur désespoir, jetèrent leurs enfants à l’eau. Beaucoup d’hommes furent rappelés, de sorte qu’il est impossible de dire combien furent assassinés en secret et combien seront encore égorgés.
Je tiens ici à établir que l’ignorance des habitants de … est si grande, que jamais j’en ai vu de semblables ; et j’ai en conséquence la conviction que jamais aucun d’eux n’a même songé à faire la moindre opposition aux autorités. Je n’ai jamais entendu dire, ni par les Turcs, ni par les chrétiens que l’un d’eux se soit jamais, dans ces quatre mois, rendu coupable du moindre acte de rébellion, et c’est le Kaïmakan seul qui le dit, pour excuser sa conduite. D’ailleurs, même ce Kaïmakan ne cesse de dire : « Personne n’ose me résister » ; Quand je me suis aventuré à protester amicalement auprès de ce fonctionnaire, contre les effets tout maculés de sang dont j’ai parlé plus haut, il me répondit : « Si la loi et le Sultan me défendaient d’agir ainsi ; en dépit de tout, je continuerais à faire comme il me plaît ».
Il y a trois semaines, à … comme j’étais en préparatif pour partir, je remarquai deux gendarmes qui se dirigeaient vers la montagne avec un Arménien de … qui avait été expulsé et rappelé. Ces gendarmes arrivèrent sans l’homme et dirent, pour excuse qu’il s’était échappé, - ce qui était naturellement faux, car le malheureux avait les pieds dans un tel état, qu’il ne pouvait pas marcher et que, d’autre part, il montait un âne, tandis que les gendarmes étaient à cheval. Le consul allemand d’Alep évalue à 30.000 le nombre des déportés, dont 5.000 en des endroits malsains de Sultanieh et ils partagèrent leur pain avec les pauvres, tant qu’ils eurent de l’argent, ce qui ne dura pas longtemps, bien entendu. M…. Pria le Vali de lui permettre de fournir du pain à ces malheureux, mais le Vali lui répondit que le gouvernement y pourvoyait et que les déportés n’avaient besoin de rien.
1) Nous ne publions pas le nom pour les motifs indiqués dans la Préface. Il est possible que les événements décrits par ce témoin se soient passés en Cilicie et non à X.