C'est le 29 avril 1915 que le gouvernement turc a commencé à arrêter à X... les notables arméniens.
M. 00..., professeur d'arménien, fui envoyé à Z..., avec seize autres professeurs ; ils y ont subi d'atroces souffrances. On leur arracha les cheveux ; on les brûla avec des fers rouges ; on les arrosa d'eau bouillante ; on les battit chaque jour ; quelques-uns moururent en prison. Quant à M. 00..., on lui creva les yeux, puis on le pendit.
A X..., les arrestations continuaient, on battait les Arméniens pour leur faire avouer de prétendus préparatifs révolutionnaires. On leur demandait un certain nombre de fusils ; quelques-uns en achetaient aux Turcs pour les livrer au gouvernement. On les torturait pour qu'ils apportassent leurs armes.
Les villageois turcs étaient payés pour battre les Arméniens, dont les Turcs de X... auraient peut-être eu pitié.
PP..., mécanicien du collège, fut si terriblement battu qu'un mois après il ne pouvait pas encore marcher.
Un autre fut ferré avec des fers à chevaux. A Y..., on avait arraché les ongles à Ipekjian (beau-frère du pasteur AE..., martyrisé à Sivas, il y a vingt ans, pour son refus d'accepter l'Islam. Comment, disait-il, puis-je quitter le Christ que j'ai prêché pendant vingt ans !)
La recherche des fusils dura plusieurs semaines. Les Turcs trouvèrent dans le cimetière des Arméniens quelques bombes cachées depuis 1908, tout à fait rouillées et inutilisables1.
Vers la fin de juin, tous les hommes étaient dans les prisons, les casernes, les caves ; les femmes qui voulaient visiter leurs maris et leur porter habits et nourriture étaient battues et chassées par les gendarmes.
Après quelques jours de captivité, on relâcha ceux qui avaient promis d'embrasser l'Islam et ceux qui avaient versé de grosses sommes.
M. AF..., colporteur, avait voulu embrasser l'Islam, mais sa femme refusa de reconnaître l'abjuration de son mari ; elle déclara qu'elle voulait suivre son peuple dans la déportation ; son mari dut l'accompagner et fut tué.
Le reste était envoyé par groupes hors de la ville et tué sur la route. Les Turcs racontaient cela à leurs amis arméniens et leur promettaient le même sort.
Une fois qu'il n'y eut plus d'hommes, on commença à déporter les femmes et les enfants, et même les malades ; les chars à bœufs passaient jour et nuit. Un Turc, le propriétaire de notre maison, nous a raconté qu'il avait vu cette caravane couverte de poussière, souffrant de la chaleur et du manque d'eau, et qu'il avait dit qu'ils seraient tous morts avant d'arriver. Une femme qui, après un voyage d'une dizaine de jours, est revenue à X..., acceptant de se faire musulmane, a raconté quelle était leur misérable condition ; même les mères abandonnaient leurs enfants ou les donnaient aux Kurdes; ceux-ci d'ailleurs les prenaient de force, violaient les jeunes filles dont quelques-unes étaient prises pour leurs harems. Au bout de quelques jours, les chars s'arrêtèrent, et on dut continuer à pied.
Les Arméniens qui appartenaient au collège américain donnèrent de fortes sommes aux officiers turcs pour être sauvés. Cela ne fit que retarder leur malheureux sort.
Pendant ce temps Mlle CC..., son père et sa mère obtinrent l'autorisation de se rendre à Smyrne. Le professeur DD..., sa femme, son bébé, et sa mère furent autorisés à se rendre à Constantinople. Après quelques jours de voyage en voiture, ils arrivèrent à S. Là le pasteur CC..., et sa femme furent arrêtés ainsi que le professeur DD. Toute démarche pour les retrouver a été inutile. Il est impossible d'en savoir quelque chose. Le Moudir a dit : « Ils sont arrivés sains et saufs à leur destination ». Au bout de quelques jours, S... était vide d'Arméniens, sauf quelques dames protestantes. Nos voyageuses y ont passé trois semaines ; des missionnaires de X.... passant à S..., les y ont trouvées dans un état désespéré et en ont fait part à l'ambassade américaine en arrivant à Constantinople ; l'ambassade est intervenue pour leur procurer la permission d'aller à Constantinople. Dans cette dernière ville, il leur a fallu trois mois pour obtenir un passeport pour l'Amérique.
A X..., plusieurs familles avaient décidé de prendre du poison.
A X..., un des professeurs a été emprisonné, il a abjuré et est rentré à la maison où sa femme s'est évanouie à sa vue.
Plusieurs Arméniens notables ont accepté l'Islam.
Il n'y a eu aucun mouvement révolutionnaire. Des scènes atroces se sont passées. Dans une cave souterraine, obscure, on jetait les Arméniens entassés les uns sur les autres. Une nuit en rêvant l'un d'eux à crié : « Sauvez-vous ! » les autres détenus se sont mis aussitôt à crier. Alors on a donné l'ordre aux gardiens de tirer dans le tas ; mais ils ont été humains et ont tiré contre les parois.
1) Il est avéré par de nombreux témoignages qu'il n'y a eu aucune préparation ni aucun mouvement révolutionnaire à X...