Trébizonde. - Extraits d'une interview du commandeur G. Gorrini, ancien consul général d'Italie à Trébizonde1 , publiés dans le journal « Il Messaggero » de Rome du 25 août 1915.

J'ai été Consul Général à Trébizonde pendant plus de quatre ans, avec juridiction effective sur tout le littoral de la mer Noire, de la frontière russo-turque, jusqu'aux environs de Constantinople, et sur cinq provinces dans l'intérieur de l'Asie Mineure (Anatolie Orientale, Arménie et Kurdistan) — districts habités en majeure partie par des Turcs, par des Arméniens et des Kurdes, avec un mélange considérable de Persans, Russes, Grecs et Arabes. Pendant les dix derniers mois, j'avais été chargé, en outre, de la protection des nombreux sujets russes et de leurs intérêts, ainsi que de ceux des Grecs, Monténégrins, et jusqu'à certain point, des Français, des Anglais, des Américains et d'autres de moindre importance.

En ce qui concerne les conditions intérieures actuelles de l'Empire Ottoman, je ne puis répondre que pour mon district. Dans mon district, la situation présente est presque désespérée. La population fait montre d'une véritable résignation musulmane dans sa manière de supporter la situation actuelle, — la ruine et la désolation des personnes et des communautés, les holocaustes de tous et de tout pour une guerre que personne ne souhaitait, mais qui leur a été imposée par Enver Pacha, et qui mène à la ruine et au démembrement de tout ce qui reste encore de l'Empire Ottoman. Mais les populations musulmanes et chrétiennes ne peuvent plus rien faire, elles ont atteint l'extrême limite de leur effort. L'oxygène est administré par les Allemands qui essaient de prolonger l'agonie de l'Empire expirant, mais ils ne pourront pas faire le miracle de rendre la vie à un cadavre. En dehors de quelques fous, tous prient pour une paix rapide, même si elle devait entraîner une occupation étrangère du territoire ottoman. On n'a pas le courage de se révolter. Les Allemands et le Comité d'Union et Progrès sont détestés et haïs par tous, mais seulement au fond des cœurs et dans les conversations confidentielles, car les Allemands et le Comité constituent la seule organisation réelle et solide existant actuellement en Turquie — une organisation supérieure et des plus rigoureuses, qui n'hésite pas à employer n'importe quelle arme, une organisation d'audace, de terreur et de vengeances mystérieuses et féroces.

Quant aux Arméniens, ils ont été traités de façon différente dans les divers vilayets. Ils étaient suspects et espionnés partout, mais ils ont subi une véritable extermination, pire qu'un massacre dans les « vilayets arméniens ». Il y en a sept, dont cinq (comprenant les plus importants et dont la population est la plus dense), faisaient malheureusement partie de ma juridiction consulaire. C'étaient les vilayets de Trébizonde, d'Erzeroum, de Van, de Bitlis et de Sivas.

Dans mon district, depuis le 24 juin et pendant la période qui suivit, tous les Arméniens furent « internés », c'est-à-dire expulsés par la force, de leurs habitations et expédiés sous la garde de la gendarmerie à des destinations éloignées et inconnues qui, pour quelques-uns, seront l'intérieur de la Mésopotamie, mais pour les quatre cinquièmes d'entr'eux cela a déjà été la mort, accompagnée de cruautés inconnues.

La proclamation officielle de l'internement est venue de Constantinople. C'est l'œuvre du Gouvernement Central et du Comité « Union et Progrès ». Les autorités locales et même la population musulmane, en général, essayèrent de résister, de modérer, de faire des exceptions, de l'étouffer. Mais les ordres du Gouvernement central furent catégoriquement confirmés et ils furent tous obligés de se résigner et d'obéir.

Le Corps Consulaire intervint et essaya de sauver au moins les femmes et les enfants. Nous réussîmes, en fait, à obtenir de nombreuses exemptions, mais elles ne furent pas respectées dans la suite, en raison de l'intervention de la section locale du Comité « Union et Progrès » et de nouveaux ordres venus de Constantinople.

C'était une véritable extermination et un « Massacre des Innocents », des choses inimaginables, une page noire marquée par la violation flagrante des droits les plus sacrés de l'humanité, de la chrétienneté et des nationalités. Ces Arméniens catholiques, qui précédemment avaient toujours été respectés et exceptés des massacres et des persécutions, furent cette fois aussi maltraités que les autres, toujours sur les ordres du Gouvernement Central. Il y avait environ 14.000 Arméniens à Trébizonde, Grégoriens, catholiques et protestants. Ils n'avaient jamais occasionné de désordres, ou donné motif à des mesures collectives de police. Lorsque je partis de Trébizonde, il n'en restait pas cent.

Du 24 juin, date de la publication du décret infâme, jusqu'au 23 juillet, date de mon départ de Trébizonde, je n'ai pas pu dormir, ni manger. Je fus en proie à des troubles nerveux et à des nausées, tant était terrible le tourment de devoir assister à l'exécution en masse de ces créatures innocentes et sans défense.

Le défilé des convois d'Arméniens déportés, sous mes fenêtres et devant la porte du Consulat; leurs appels de secours, auxquels ni moi, ni personne, ne pouvait répondre ; la ville dans un état de siège, gardée par 15.000 soldats en complet équipement de guerre, par des milliers d'agents de police, par des bandes de volontaires et par des membres du Comité Union et Progrès ; les lamentations, les pleurs, les imprécations, les nombreux suicides, les morts soudaines de peur, des êtres perdant subitement la raison, les incendies, les tueries dans la ville à coups de fusil, les perquisitions féroces, dans et hors de la ville ; les centaines de cadavres trouvés chaque jour le long de la route d'exil ; les jeunes femmes converties de force à l'islamisme et exilées comme les autres ; les enfants arrachés à leurs familles ou aux écoles chrétiennes el remis par force aux familles musulmanes, ou bien embarqués par centaines sur des barques avec leur chemise pour tout vêtement, puis chavirés et noyés dans la Mer Noire ou dans la rivière « Déïrmen Déré », — tels sont mes derniers et ineffaçables souvenirs de Trébizonde, souvenirs qui encore, après un mois, tourmentent mon âme et me rendent presque fou. Lorsqu'on a vu pendant tout un mois de telles horreurs, d'interminables tortures, en se trouvant impuissant d'agir comme on le voudrait, on se demande naturellement et spontanément si tous les cannibales et toutes les bêtes féroces du monde ne sont pas sorties de leurs repaires et de leurs retraites, n'ont pas quitté les forêts vierges de l'Afrique, de l'Asie, de l'Amérique et de l'Océanie, pour se donner rendez-vous à Stamboul. Je préférerais terminer ici mon interview, en affirmant solennellement que cette page noire de l'histoire de la Turquie exige une condamnation intransigeante et la vengeance de toute la chrétienneté. Si les puissances chrétiennes qui sont encore neutres savaient tout ce que je sais, tout ce que j'ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles, elles seraient entraînées à se soulever toutes contre la Turquie et à crier l'anathème contre son Gouvernement inhumain et son féroce Comité « Unité et Progrès » et elles étendraient la responsabilité aux Alliés de la Turquie, qui tolèrent et même protègent de leurs bras puissants ces crimes exécrables, qui n'ont pas d'égaux dans l'histoire moderne ou ancienne. Honte, horreur et déshonneur !

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1) M. Gorrini partit de Trébizonde le 23 juillet 1915, entre la déclaration de guerre de l'Italie à l'Autriche-Hongrie et celle à la Turquie. Il loua un canot automobile avec un patron et un équipage Laze et emmena avec lui deux domestiques et le Kavass monténégrin de la Succursale de la Banque Ottomane. Le voyage de Trébizonde à Constantinople, le long des côtes, lui prit sept jours et sept nuits. Ils relâchèrent à Kérassunde, Samsoun, Sinope, Inéboli, Kidros, Zoungoul-dagh, Zakharia, Chilé et Faro d'Anatolie, sans débarquer cependant dans aucun de ces ports. De Constantinople M. Gorrini voyagea par voie de Dédéaghatch et Palerme, jusqu'à Rome, où il donna cette interview au représentant d' « Il Mestaggero ».