Bitlis, Mouch et Sassoun. - Interview de Roupen, de Sassoun, rédigée et traduite par m. A. S. Safrastian, datée de Tifliss, le 6 novembre 1915.

Au moment où j'écris, il n'est plus guère douteux que pendant les mois de juin et juillet derniers, les Turcs ont presque entièrement exterminé près de 150.000 Arméniens de Bitlis, Mouch et Sassoun.

Si on pouvait révéler au monde civilisé l'histoire détaillée des horreurs qui ont accompagné ces massacres, on peut dire qu'elles seraient dans l'histoire le plus grand chef-d'œuvre de férocité qui ait jamais été exécuté, même par les Turcs. C'est Roupen un des chefs de Sassoun qui m'a donné une description sommaire de ces horreurs ; il s'est miraculeusement échappé des lignes turques et après de longues marches à travers Mouch et Van, il est arrivé ici il y a quelques jours. Dès que les Turcs entrèrent dans la guerre, ils entamèrent des négociations avec les chefs Arméniens à Mouch et à Sassoun en vue d'une coopération pour la défense du pays. Les représentants turcs proposèrent, comme base d'une entente de telles conditions que les Arméniens ne pouvaient aucunement les considérer comme sérieuses. Jusqu'au mois de janvier 1915 la situation fut assez tranquille, et les Arméniens étaient conseillés par leurs chefs d'accéder à toutes les demandes légitimes qui leur seraient faites par les autorités. Mais quand les négociations échouèrent, les Turcs commencèrent à prendre des mesures sévères contre les Arméniens. Ils avaient déjà cruellement réquisitionné tout ce qui leur tombait sous la main ; et on exigeait maintenant des paysans qu'ils livrassent leurs armes. Ces derniers disaient qu'ils ne pouvaient les livrer aussi longtemps que les Kurdes resteraient armés jusqu'aux dents et circuleraient partout sans que les autorités interviennent en aucune façon. Vers la fin de janvier un gendarme turc provoqua une querelle à Tzéronk, un grand village arménien à une quarantaine de kilomètres à l'ouest de Mouch ; environ 70 personnes furent tuées et le village presque détruit. Après quelques jours des gendarmes provoquaient encore une autre querelle à Koms un village sur le bord de l'Euphrate, où ces gendarmes s'étaient rendus afin de lever des corvées pour le transport des fournitures militaires ; et comme un premier groupe d'Arméniens emmenés pour être employés à de semblables corvées n'étaient jamais revenus chez eux les paysans commencèrent à soupçonner les Turcs et refusèrent de partir. Les esprits s'échauffaient de jour en jour, les Turcs voulaient arrêter un certain Gorioune, un jeune villageois d'une grande bravoure qui s'était vengé sur un certain Mehmed Emin, brigand kurde, qui dans le passé avait causé la ruine de la famille de Gorioune. Tous ces conflits locaux étaient réglés d'une façon ou d'une autre par des négociations entre les autorités et les chefs du parti Dachnaktzoutioune. En même temps des irréguliers kurdes et des bandes musulmanes qui venaient de rentrer de la bataille de Kilidj-Guéduk, où ils avaient été sévèrement battus par les Russes, commencèrent à tracasser les Arméniens sur toute l'étendue du pays jusqu'à la dernière limite de la patience.

En répondant aux protestations des Arméniens les autorités donnaient toutes sortes d'excuses, d'explications et d'assurances de leur bonne volonté, mais naturellement personne n'ajoutait foi à celles-ci.

Le massacre de Séert et de Bitlis. — Vers la fin du mois de mai Djevdet Bey, le Gouverneur militaire de Van était expulsé de la ville, qui fut prise par les Arméniens indigènes et ensuite par les forces Russo-Arméniennes. Djevdet Bey s'enfuit vers le sud et passant la rivière de Bohtan, entra à Séert avec 8.000 soldats qu'il appelait lui-même « les bataillons bourreaux « (Kassap Tabouri). Il massacra la plupart des chrétiens de Séert mais on n'a aucun détail sur ces faits ; on sait cependant de bonne source qu'il donna l'ordre à ses soldats de brûler sur une place publique l'Evêque arménien Yeghiché Vartabed et l'archevêque Chaldéen, Mgr. Addai Cher ; ensuite Djevdet Bey suivi par la petite armée de Khalil Bey marcha sur Bitlis vers le milieu du mois de juin. Avant son arrivée les Arméniens et les Kurdes de Bitlis s'étaient entendus sur un programme de protection mutuelle contre les événements inattendus. Mais Djevdet Bey avait son propre programme pour exterminer les Arméniens. Tout d'abord, il leva une rançon de 5.000 livres, puis il fit pendre Hokhiguian et une vingtaine d'autres leaders arméniens, la plupart desquels travaillaient dans les hôpitaux militaires. Le 25 juin, les Turcs cernèrent la ville de Bitlis et coupèrent toutes les communications avec les villages Arméniens du voisinage ; la plupart des jeunes gens étaient déjà arrêtés au cours de visites domiciliaires. Dans la semaine suivante, tous les hommes arrêtés furent fusillés hors de la ville et enterrés dans des tranchées creusées au préalable par les victimes elles-mêmes. De jeunes femmes et des enfants furent distribués à la foule et le reste, « l'élément inutile » fut déporté vers le sud et on croit que tous ont été noyés dans le Tigre. Des tentatives de résistance de la part des Arméniens, si héroïques qu'elles fussent, étaient facilement domptées par des troupes régulières. Des Arméniens qui avaient pris les armes après avoir employé leurs dernières cartouches s'empoisonnèrent par familles entières ou se suicidèrent dans leurs maisons pouf ne pas tomber dans les mains des Turcs. Pendant ces atrocités les autorités militaires épargnèrent quelques centaines de familles, des artisans et des ouvriers expérimentés Arméniens, dont ils avaient besoin pour leurs travaux. Mais on ne sait rien de ce qu'il est advenu d'eux.

C'est là les façons de gentleman dont les Turcs usèrent avec les 15.000 Arméniens de Bitlis. Des paysans de Rahva, de Khoultig et d'autres grands villages du district avoisinant avaient déjà subi le même sort.

Les massacres de Mouch. — Longtemps avant que ces horreurs aient été perpétrées à Bitlis, les Turcs et les Kurdes de Diarbékir aidés par des tribus féroces de Békran et de Bélek avaient presque anéanti les Arméniens de Slivan, de Bicherig et de la vaste plaine qui s'étend de Diarbékir jusqu'au pied du massif de Sassoun. Des milliers de réfugiés s'étaient échappés à Sassoun comme le seul lieu sûr au milieu de cette mer saris limites de terreur. Ces réfugiés arméniens informèrent le peuple de Sassoun et de Mouch des atrocités qui avaient été commises par les Turcs.

La ligne de conduite que les Arméniens devaient suivre était maintenant évidente : les Turcs s'étaient décidés à les détruire et, par conséquent, ils n'avaient qu'à faire le meilleur usage de tous les moyens qu'il leur restait pour lutter contre une situation désespérée. Roupen me dit qu'ils n'avaient aucun renseignement sur les événements de la guerre au Caucase et que les Turcs répandaient de fausses nouvelles pour les tromper. La paix générale fut maintenue dans la province de Bitlis jusqu'au commencement de juin ; mais alors les événements prirent une autre tournure. Les villages arméniens éloignés de Boulanik et de Mouch avaient été déjà massacrés au mois de mai ; et maintenant l'attaque était dirigée contre Sassoun, dans deux directions principales.

Les tribus Kurdes de Bélek, de Békran et Chégo, le Cheikh de Zilan, de si mauvais renom, et beaucoup d'autres furent armés par le Gouvernement avec l'ordre de cerner Sassoun. Les Arméniens de ces montagnes, environ 15.000, renforcés d'une autre quinzaine de mille de réfugiés de Mouch et de Diarbékir repoussèrent plusieurs attaques très violentes dans lesquelles les Kurdes subirent de grandes pertes d'hommes et d'armes. A la suite de cette résistance, le Gouvernement entama des négociations avec les chefs arméniens par l'intermédiaire de l'évêque de Mouch, en promettant une amnistie générale si les Arméniens consentaient à déposer les armes et à rejoindre l'armée turque pour la défense de la patrie commune ; et comme preuve de leur sincérité, les autorités expliquèrent les massacres de Slivan, de Boulanik, etc. etc., en les donnant comme le résultat d'un malentendu déplorable. Partout les vexations cessèrent soudain et l'ordre commença à régner à Mouch pendant trois semaines au mois de juin. Pourtant on surveillait strictement les mouvements des Arméniens, à qui il était défendu de s'assembler. A la fin de juin, un certain Kiazim Bey arrivait d'Erzeroum avec 10.000 soldats et de l'artillerie pour renforcer la garnison de Mouch. Le lendemain de son arrivée de fortes patrouilles étaient envoyées sur les collines dominant la ville de Mouch, coupant de cette manière toute communication entre Mouch et Sassoun. Des bandes Kurdes de « Fédaïs » et de gendarmes furent chargées de cou pot toute communication entre différents villages et la ville de Mouch de sorte qu'on ne savait pas ce qui se passait même dans le voisinage immédiat.

Au commencement de juillet, les autorités donnèrent l'ordre aux Arméniens de livrer leurs armes et de payer une forte somme comme rançon. Des notables arméniens de la ville et des chefs de villages furent soumis à des tortures révoltantes. Ils eurent les ongles des mains et des pieds arrachés, ainsi que toutes les dents et dans quelques cas on leur coupa aussi le nez ! Ces malheureuses victimes mouraient ainsi dans une longue et effroyable agonie. Des femmes parentes de ces victimes vinrent pour les sauver, mais elles furent publiquement insultées en présence de leurs maris ou de leurs frères mutilés. Les cris d'angoisse et de mort de ces victimes remplirent l'air; mais la bêle turque n'en fut nullement émue. Les Arméniens des grands villages de Haskeui, de Franknorchen, etc., furent ainsi désarmés dans les mêmes conditions et si quelques hommes ou femmes opposaient la moindre résistance, ils étaient tués avec la cruauté et dans les tortures que l'on vient de décrire. Le 10 juillet de forts contingents de soldats accompagnés de bandes de criminels qui avaient été relâchés des prisons commencèrent à ramasser les jeunes gens de tous les villages. Dans une centaine de villages de la plaine de Mouch, la plupart des paysans prirent les armes qu'ils possédaient et firent une résistance désespérée occupant des positions favorables. Naturellement le manque de munitions ne leur permit pas de continuer la lutte et alors se produisit, peut-être, un des plus grands crimes de l'histoire. Ceux qui n'avaient pas d'armes et n'avaient rien fait contre les autorités, furent concentrés dans différents camps et tués à la baïonnette avec une cruauté infernale.

Dans la ville de Mouch, les Arméniens guidés par Goloyan et d'autres se retranchèrent dans leurs églises et leurs maisons en pierre et combattirent pendant quatre jours pour se défendre. Des canons turcs, sous la direction d'officiers allemands, eurent bientôt fait d'avoir raison des positions arméniennes.

Tous les Arméniens qui s'y trouvaient, chefs ou autres, furent tués en combattant et quand le silence de la mort régna sur les ruines des églises et des maisons la foule musulmane se rua sur les femmes et les enfants et les chassa hors de la ville, vers des camps déjà préparés pour les femmes et les enfants des paysans arméniens. On pourrait, certainement, trouver incroyables des scènes aussi horribles ; mais tous ces faits ont été confirmés de source russe et ne laissent aucun doute au sujet de leur certitude absolue.

La méthode la plus courte pour s'emparer des femmes et des enfants réunis dans de différents camps était d'y mettre le feu. Les soldats incendièrent de grands baraquements en bois à Alidjan, Megrakom Haskeui et dans d'autres villages arméniens, et mirent ainsi à mort en les carbonisant des femmes et des enfants absolument sans défense. Plusieurs femmes devinrent folles et jetèrent leurs enfants dans le feu ; d'autres s'agenouillèrent dans le feu et prièrent au milieu des flammes qui brûlaient leurs corps. Beaucoup d'autres crièrent et implorèrent un secours qui ne venait de nulle part.

Et les bourreaux turcs qui assistaient insensibles à ces scènes inouïes de sauvagerie, prenaient les petits enfants par les pieds et les lançaient dans le feu, disant à leurs mères brûlées : « Voici vos lions ». Des prisonniers turcs en Russie qui avaient été témoins de ce spectacle, devenaient comme fous d'horreur chaque fois qu'ils se rappelaient ces scènes. Ils ont dit aux Russes que la puanteur et la mauvaise odeur de la chair humaine brûlée empestaient l'atmosphère pendant plusieurs jours.

Dans les circonstances actuelles, il est impossible de fixer exactement le nombre des arméniens survivants d'une population totale de 60.000 dans la plaine de Mouch. Le seul fait qu'on peut enregistrer pour le moment, c'est que de temps en temps quelques survivants arméniens peuvent s'évader des montagnes et atteindre les lignes russes, où ils donnent quelques détails sur ces crimes sans exemple perpétrés par les turcs à Mouch pendant le mois de juillet.

Massacres à Sassoun. — Tandis que les bataillons « bourreaux » de Djevdet Bey et les troupes régulières de Kiazim Bey étaient engagés à Bitlis et Mouch, un certain nombre d'escadrons de cavalerie furent envoyés à Sassoun, au commencement de juillet, pour raffermir les Kurdes qui avaient été mis en déroute par les arméniens, dans les premiers jours de juin. La cavalerie turque réussit à envahir la vallée inférieure de Sassoun et, après des combats acharnés, à prendre quelques villages. En même temps des tribus kurdes réorganisées firent une tentative pour cerner Sassoun par le sud, l'ouest et le nord. Pendant la seconde moitié de juillet des combats continuèrent sans relâche quelque fois même pendant la nuit. En général, les Arméniens tenaient bien leurs positions sur tous les fronts et chassaient les Kurdes de leurs tranchées avancées. Cependant d'autres inquiétudes assaillaient la population de Sassoun. Elle avait doublé depuis que leurs compatriotes étaient venus se réfugier dans leurs montagnes. La moisson de millet de la saison avait été mauvaise, tout le miel, les fruits et autres produits locaux étaient épuisés et la population était obligée de se nourrir de viande de mouton sans la saler, car il n'y avait plus de sel du tout. En outre, les munitions étaient tout à fait insuffisantes pour les exigences du combat. Mais la situation devint bientôt pire encore. Kiazim Bey après avoir réduit la ville et la plaine de Mouch lança son armée sur Sassoun pour renouveler son effort et écraser ces montagnards héroïques. Les Turcs recommencèrent l'offensive sur tous les fronts dans toute l’étendue du district de Sassoun. Leurs gros canons répandaient le carnage dans les rangs arméniens. Roupen me dit que Gorioune, Dikran et une vingtaine d'autres parmi les meilleurs de leurs combattants furent tués par un seul obus qui éclata au milieu de ces héros. Encouragés par la présence des canons la cavalerie et les Kurdes poussèrent en avant avec une énergie irrésistible.

Les Arméniens furent par conséquent obligés d'abandonner les lignes extérieures de la défense et de se replier de jour en jour vers les hauteurs d'Antok, le massif central des montagnes de Sassoun d’unealtitude de presque 3.000 mètres. Les femmes et les enfants aussi bien que leurs grands troupeaux d'animaux entravaient considérablement la liberté des mouvements des défenseurs arméniens dont le nombre était déjà réduit de 3.000, presque la moitié. Pendant les attaques des turcs ou des contre-attaques des Arméniens une terrible confusion régnait parmi les habitants de Sassoun. Beaucoup d'Arméniens brisèrent leurs fusils après avoir épuisé leurs dernières cartouches et se saisirent de leurs revolvers et de leurs poignards. Les soldats turcs et les Kurdes dont l'ensemble s'élevait presque à 30.000 personnes, poussèrent de hauteur en hauteur et cernèrent la position centrale des Arméniens enfermés dans un petit espace. C'est alors que commença une de ces luttes héroïques et désespérées qui a toujours été l'orgueil de ces montagnards : hommes, femmes et enfants combattirent avec des couteaux, des faux, des pierres et tout ce qui tombait sous leurs mains. Ils roulèrent des blocs de pierres sur le bord de rochers escarpés et écrasèrent ainsi un certain nombre de leurs ennemis. Dans un terrifiant corps à corps on voyait des femmes plonger leurs couteaux dans les gorges des turcs et elles en tuèrent ainsi un grand nombre. Le 5 août la dernière journée de combats, les rochers ensanglantés d'Antok furent pris par les turcs. Les guerriers arméniens de Sassoun, excepté ceux qui avaient réussi à passer derrière les turcs pour les attaquer de flanc étaient morts sur le champ de bataille. Plusieurs jeunes femmes, qui étaient en danger de tomber dans les mains des turcs se jetèrent des rochers, quelques-unes avec leurs enfants dans les bras. Les survivants ont depuis août dernier continué une guerre de guérillas dans les montagnes se nourrissant de viande sans sel et d'herbes. L'hiver prochain peut avoir des conséquences désastreuses pour le reste des Arméniens de Sassoun, parce qu'ils n'ont Tien à manger et aucun moyen de se défendre.

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