Mouch. Témoignage d'un allemand {Miss Alma Johansson, Missionnaire suèdoise en charge de l'orphelinat allemand de Mouch} témoin oculaire des événements de Mouch. Communiqué par le Comité Américain de Secours aux Arméniens et aux Syriens.

Vers la fin d'octobre 1914, dès le début de la guerre turque, les fonctionnaires turcs commencèrent à enlever aux Arméniens tout ce dont ils avaient besoin pour la guerre. Leurs biens, leur argent tout fut confisqué. Plus tard, chaque turc était libre d'aller dans un magasin arménien et d'y prendre ce dont il avait besoin, ou qu'il désirait avoir. Le dixième environ était peut-être nécessaire pour les besoins de la guerre, quant au reste, c'était simplement du vol. Il était nécessaire d'avoir des vivres, etc.. pour les transporter au front, sur la frontière du Caucase. Dans ce but, le Gouvernement envoya 300 Arméniens âgés, dont un grand nombre d'estropiés et des enfants au-dessous de 12 ans, pour transporter les vivres à la frontière russe, distante de Mouch d'environ 3 semaines de marche. Comme chaque Arménien avait été dépouillé de tout ce qu'il possédait, ces pauvres gens moururent bientôt de froid et de faim en chemin ; ils n'avaient même pas de vêtements, car on les leur avait aussi volés en route. Si, de ces 300 Arméniens, 30 ou 40 revinrent, c'est par miracle. Quant au reste, ou bien ils furent battus à mort, ou ils moururent de faim et de froid.

L'hiver fut très rigoureux à Mouch; les gendarmes furent envoyés pour lever de lourds impôts, et comme les Arméniens avaient déjà donné aux Turcs tout ce qu'ils possédaient et se trouvaient ainsi dans l'impossibilité de payer ces énormes impôts, on les battit jusqu'à ce que mort s'en suive. Les Arméniens ne se défendaient jamais, sauf quand ils voyaient les gendarmes maltraiter leurs femmes et leurs enfants, et la conséquence en était qu'on brûlait tout le village, simplement parce que quelques Arméniens avaient essayé de protéger leurs familles.

Vers le milieu d'avril, les rumeurs nous parvinrent qu'il y avait de grands désordres à Van. Nous avons eu à ce sujet des témoignages de Turcs aussi bien que d'Arméniens et, comme ces rapports concordent en tout point, il est évident qu'ils renferment quelque vérité. Ils affirment que le Gouvernement ottoman envoya des ordres pour enjoindre aux Arméniens de livrer leurs armes ; que les Arméniens s'y refusèrent en disant qu'ils avaient besoin de leurs armes pour se défendre à l'occasion. Ce refus amena un massacre en règle. Les Turcs se vantèrent de s'être maintenant débarrassés de tous les Arméniens. Je l'entendis moi-même dire par des officiers, qui se réjouissaient à la pensée de s'être débarrassés des Arméniens.

Ainsi passa l'hiver, chaque jour se produisant des horreurs qu'on est impuissant à décrire. Nous apprîmes alors que les massacres avaient commencée Bitlis. A Mouch, tout était prêt pour procéder à un massacre, lorsque les Russes arrivèrent à Liz, qui se trouve à une distance de 14 à 16 heures de marche de Mouch. Ce fait occupa toute l'attention des Turcs, de sorte que le massacre fut abandonné pour l'instant. Toutefois, à peine les Russes étaient-ils partis de Liz que tous les districts habités par les Arméniens furent pillés et détruits. Ceci se passait au mois de mai. Au commencement du mois de juin, nous apprîmes qu'on s'était débarrassé de toute la population arménienne de Bitlis. C'est à cette époque que nous avons su que le missionnaire américain, le Docteur Knapp, avait été blessé dans une maison arménienne et que le Gouvernement turc l'avait envoyé à Diarbékir. Il mourut dès la première nuit de son arrivée à Diarbékir et le Gouvernement attribua sa mort à une indigestion, pour avoir trop mangé, — ce qu'évidemment personne ne crut. Lorsqu'il ne resta plus personne à massacrer à Bitlis, l'attention des Turcs se tourna vers Mouch. Des cruautés avaient déjà été commises, mais pas trop publiquement jusqu'alors ; cependant, à partir de ce moment ils commencèrent à tirer sur tous, sans aucune raison et à les battre à mort, tout simplement pour leur plaisir. A Mouch même, qui est une grande ville, il y a 35.000 Arméniens ; dans le voisinage il y a 300 villages contenant chacun environ 500 maisons. Dans tous ces villages, on ne peut à présent rencontrer un seul Arménien et à peine quelques femmes par ci par là.

Dans la première semaine de juillet, 20.000 soldats arrivèrent de Constantinople, en passant par Kharpout, avec des munitions et 11 canons et firent le siège de Mouch. En fait, la ville avait déjà été investie depuis la mi-juin. Sur ces entrefaites, le Mutessarif donna des ordres nous enjoignant de quitter la ville et de nous rendre à Kharpout. Nous le priâmes de nous permettre de rester, car nous avions la charge de tous les orphelins et des malades ; mais il s'irrita et nous menaça de nous faire partir de force, si nous ne faisions pas comme il avait dit. Cependant, comme nous tombâmes tous deux malades, on nous permit de restera Mouch. J'obtins la permission, dans l'éventualité où nous quitterions Mouch, de prendre avec nous les enfants de notre orphelinat ; mais lorsque nous demandâmes des assurances pour leur sécurité, sa réponse fut la suivante : « Vous pouvez les prendre avec vous, mais comme ce sont des Arméniens, leurs têtes peuvent être et seront coupées en chemin. »

Sous le prétexte que quelques Arméniens avaient décidé de s'échapper, Mouch fut bombardé le 10 juillet pendant plusieurs heures. J'allai voir le Mutessarif et lui demandai de protéger nos bâtiments ; sa réponse fut la suivante : « C'est bien, vous n'avez que ce que vous méritez, puisque vous êtes restés au lieu de partir, comme on vous l'a dit. Les canons sont ici pour détruire Mouch ; cherchez refuge chez les Turcs ». Il nous était évidemment impossible d'agir ainsi, car nous ne pouvions faillir à notre mandat. Le jour suivant un nouvel ordre fut donné pour l'expulsion des Arméniens ; trois jours de grâce leur furent accordés pour se préparer. Il leur fut ordonné de se faire enregistrer au siège du Gouvernement, avant de partir. Leurs familles pouvaient demeurer, mais leurs biens et leur argent devaient être confisqués. Les Arméniens étaient dans l'impossibilité de partir, car ils n'avaient pas d'argent pour payer les dépenses du voyage et ils préféraient mourir dans leurs maisons, plutôt que d'être séparés de leurs familles et de mourir d'une mort lente, en route. Ainsi qu'il vient d'être dit, trois jours de grâce avaient été accordés aux Arméniens, mais deux heures s'étaient à peine écoulées que les soldats firent irruption dans les maisons, arrêtant les habitants et les jetant en prison. Les canons commencèrent à faire feu et ainsi les Arméniens furent dans l'impossibilité de se faire enregistrer au siège du Gouvernement. Nous dûmes tous nous mettre à l'abri dans les caves, par crainte que notre orphelinat ne prît feu. C'était déchirant d'entendre les cris de la foule et des enfants qui mouraient brûlés vifs dans les maisons ! Les soldats s'amusaient beaucoup à entendre ces plaintes et lorsque des personnes, qui se trouvaient dans la rue pendant le bombardement, tombaient mortes, ils en riaient tout simplement.

Les survivants furent envoyés à Ourfa (on ne laissa que les femmes malades et les enfants) ; j'allai trouver le Mutessarif et le priai de faire au moins grâce aux enfants, mais ce fut en vain. Il répondit que les enfants arméniens devaient périr avec leur nation. Tous nos employés furent enlevés de notre hôpital et de l'orphelinat, et ils ne nous laissèrent que trois servantes. C'est dans ces circonstances atroces que la ville de Mouch fut brûlée à ras de terre. Tous les officiers se vantèrent du nombre de victimes qu'ils avaient personnellement massacrées, contribuant ainsi à débarrasser la Turquie delà race arménienne.

Nous partîmes pour Kharpout. Kharpout est devenu le cimetière des Arméniens ; on les a transportés de toutes les directions à Kharpout pour y être enterrés. Ils gisent là et les chiens et les vautours dévorent leurs corps. De temps en temps, un individu jette un peu de terre sur les cadavres. A Kharpout et Mezré, les habitants ont eu à endurer de terribles tortures : on leur a arraché les cils, les ongles, on les a éventrés ; leurs bourreaux leur coupaient les pieds, ou leur y enfonçaient des clous à coups de marteau, tout comme on ferre les chevaux. Tout cela se faisait de nuit, et afin que les habitants ne pussent pas entendre leurs cris et connaître leur agonie, on fit stationner des soldats autour des prisons battant des tambours et faisant du bruit avec des sifflets. Il est inutile de dire que beaucoup moururent de ces tortures. Lorsqu'ils mouraient, les soldats criaient : « Maintenant, demandez à votre Christ de vous aider ! »

Un vieux prêtre fut si cruellement torturé pour lui arracher un aveu que, croyant que son supplice cesserait et qu'on le laisserait tranquille s'il le faisait, il s'écria dans son désespoir : « Nous sommes des révolutionnaires ! » Il espérait que ses tortures cesseraient, mais au contraire les soldats crièrent alors : « Que cherchons-nous de plus ? Il nous le dit de ses propres lèvres ». Et, à partir de ce moment, au lieu de choisir leurs victimes comme ils le faisaient auparavant, les fonctionnaires firent torturer tous les Arméniens, sans épargner une seule âme.

Au commencement de juillet, on ordonna à 2.000 soldats arméniens de quitter Alep pour aller construire des routes. Les habitants de Kharpout furent terrifiés à cette nouvelle et une panique s'empara de la ville. Le Vali envoya chercher le missionnaire allemand, M. Ehemann et le pria de tranquilliser les habitants, répétant maintes et maintes fois qu'aucun mal ne serait fait à ces soldats. M. Ehemann crut à la parole du Vali et tranquillisa la population. Mais ils étaient à peine partis, que nous apprîmes qu'ils avaient été assassinés et jetés dans une cave. Quelques-uns seulement parvinrent à s'échapper et c'est par eux que nous apprîmes ce qui s'était passé. Il était inutile de protester auprès du vali. Le Consul américain à Kharpout protesta plusieurs fois, mais le vali n'en tint aucun compte et le traita de la façon la plus honteuse. Quelques jours après, encore 2.000 Arméniens furent envoyés à Diarbékir, et afin de les empêcher plus sûrement de s'échapper, on les laissa mourir de faim en chemin, de telle sorte qu'il ne leur restait pas assez de force pour s'enfuir. On prévint les Kurdes que les Arméniens étaient en route, et les femmes kurdes arrivèrent avec leurs couteaux de boucher pour aider les hommes. A Mezré, une maison publique fut ouverte pour les Turcs et toutes les belles jeunes filles Arméniennes et les femmes y furent placées. La nuit, les Turcs y avaient entrée libre. L'autorisation d'exempter les protestants et les catholiques arméniens de la déportation, n'arriva qu'après que leur déportation eut été un fait accompli. Le Gouvernement voulait forcer les quelques Arméniens qui restaient à accepter la foi mahométane. Quelques-uns consentirent afin de sauver leurs femmes et leurs enfants des terribles souffrances qu'ils avaient déjà vu infliger aux autres. Les habitants nous supplièrent de partir pour Constantinople, afin d'obtenir pour eux quelque protection. Pendant notre voyage pour Constantinople, nous ne rencontrâmes que des vieilles femmes ; il n'y avait plus ni une jeune femme, ni une jeune fille.

En novembre 1914 nous savions qu'un massacre aurait lieu. Le Mutessarif de Mouch, qui était un ami intime d'Enver Pacha, déclara tout à fait ouvertement qu'au premier moment opportun, on massacrerait les Arméniens et exterminerait toute la race. Ils avaient l'intention de massacrer les Arméniens avant l'arrivée des Russes, puis de battre les Russes . Vers le commencement d'avril, en présence du Major Lange et de plusieurs autres hauts fonctionnaires, y compris les Consuls américain et allemand, Ekran Bey exprima tout à fait ouvertement l'intention du Gouvernement d'exterminer la race arménienne. Tous ces détails montrent pleinement que les massacres procédaient d'un plan délibéré et bien arrêté.

Dans quelques villages, les femmes en détresse, presque nues et très malades, viennent pour demander l'aumône et protection. On ne nous permet pas de leur donner quoi que ce soit, ni de les accueillir dans une maison ; en fait, on ne nous permet de rien faire pour elles et elles meurent dans la rue. Si seulement on pouvait obtenir la permission des autorités de leur venir en aide ! Si nous ne pouvons pas, nous, endurer la vue des souffrances de ces pauvres êtres, que doivent-elles être pour eux qui les subissent !

C'est une histoire écrite avec le sang !

Deux vieux missionnaires et une dame plus jeune (une Américaine), furent chassés de Mardin. On les traita comme des prisonniers, brutalisés continuellement par les gendarmes, et c'est dans ces conditions qu'on les emmena à Sivas. Pour des missionnaires de cet âge, un voyage comme celui-là, dans les circonstances actuelles, était assurément une terrible épreuve.

suite