Les vilayets du nord-est. Rapport communiqué par le réfugié Roupen, de Sassoun, à la communauté arménienne de Moscou. Publié dans la presse russe puis réimprimé dans la Gazette de Lausanne du 13 février 19161 .
A une récente séance du Reichstag allemand, le directeur de la division politique des affaires étrangères, M. Von Stumm, répondant à la question posée par le député socialiste Liebknecht au sujet des Arméniens, fit cette déclaration :
« Le chancelier sait que la Porte, il y a quelque temps, devant les menées de nos adversaires, s'est vue forcée d'évacuer la population arménienne de certaines régions de l'Empire ottoman et de lui fixer de nouveaux lieux de résidence. »
Or, à la fin de Van dernier, un notable Allemand venant de Constantinople, et qui à plusieurs reprises a rempli des missions diplomatiques, qui connaît à fond la question d'Orient et surtout la question arménienne, mais dont la rédaction du Drochak est obligée de taire le nom pour le moment, déclara lors de son passage à Genève au directeur de cet organe :
« Tout ce qui se passe en Arménie était depuis longtemps projeté par les Jeunes Turcs ; ils n'attendaient qu'un moment propice, et l'horrible guerre actuelle fut la meilleure occasion pour eux. L'insurrection arménienne n'est qu'un prétexte. J'ai des preuves que je publierai toutes en leur temps. »
Laquelle de ces deux déclarations est vraie ? L'officielle, prononcée de la tribune du Reichstag, ou celle de l'honorable Allemand énoncée ici ?
Le document qu'on lira plus loin répondra.
L'un des chefs combattants de Sassoun, nommé Roupen2qui a pu grâce à son héroïsme, accompagné de trente combattants et volontaires, percer la ligne des troupes turques et des hordes kourdes et passer les hautes sommités de Sassoun au Caucase, s'est rendu à Pétrograd pour exposer la situation de l’Arménie aux dirigeant du gouvernement russe. A son retour, il présenta à la colonie arménienne de Moscou le rapport suivant que les journaux russes ont publié :
Au début de la guerre européenne, le parti Dachnaktzoutioun se réunit en congrès à Erzeroum dans le but de prendre une décision touchant l'altitude à observer par le parti.
Les Jeunes-Turcs, renseignés au sujet de ce congrès, se hâtèrent d'envoyer leurs représentants à Erzeroum pour proposer qui le parti déclarât son intention d'aider et de défendre la Turquie en organisant l'insurrection des Arméniens au Caucase en cas de déclaration de guerre russo-turque.
D'après le projet des Jeunes-Turcs, les Arméniens s’engagèrent à former des légions de volontaires et à les acheminer au Caucase avec les propagandistes turcs dans le but d'y préparer l'agitation.
Les représentants des Jeunes-Turcs avaient déjà amené avec eux à Erzeroum leurs propagandistes au nombre de 37 et de nationalité persane, turque, lézgue et circassienne. Leur chef était Emir Hechmat, qui organise en ce moment des bandes de rebelles à Hamadan (Perse) Les Turcs tâchèrent de persuader les Arméniens que l'insurrection était inévitable au Caucase, que sous peu les Tatars, les Géorgiens, et les montagnards se révolteraient et que par conséquent les Arméniens devraient les suivre.
Ils firent même la future carte géographique du Caucase.
Les Turcs offraient aux Géorgiens les provinces de Koutaïs et de Tiflis, la région de Batoum et une partie de la province de Trébizonde ; aux Tatares Choucha, les régions montagneuses jusqu'à Vladicaucase, Bakou et une partie de la province de Elisavétopol ; aux Arméniens Kars, la province d'Erivan, une partie d'Elisavétopol, un fragment de la province d'Erzeroum, Van et Bitlis. Tous ces groupements deviendraient, d'après les Jeunes-Turcs, autonomes sous le protectorat turc.
Le congrès d'Erzeroum repoussa ces propositions et conseilla aux Jeunes-Turcs de ne pas se lancer dans la conflagration européenne, aventure dangereuse qui mènerait la Turquie à la ruine.
Les Jeunes-Turcs en furent irrités.
« C'est là une trahison, s'écria Boukhar-Eddine-Chakir — l'un des délégués de Constantinople — Vous tenez le parti des Russes dans un moment aussi critique ; vous refusez de défendre le gouvernement, vous oubliez que vous jouissez de son hospitalité ! »
Mais les Arméniens s'en tinrent à leurs décisions.
Les Jeunes-Turcs, avant qu'éclatât la guerre russo-turque, essayèrent de nouveau d'obtenir l'aide des Arméniens. Ils engagèrent des pourparlers avec des propositions plus modestes, et cette fois avec les représentants arméniens de chaque vilayet.
A Van, les pourparlers furent menés par le gouverneur provincial Taksim bey et Nadji bey ; à Mouch par Servet bey et Iskhan bey (ce dernier se trouve aujourd'hui parmi les prisonniers de guerre en Russie) ; à Erzeroum par le même Taksim bey et d'autres.
Le projet de soulèvement des Arméniens du Caucase fut abandonné. En revanche, on engagerait ces derniers à s'unir aux Tatars de la Transcaucasie dont, au dire des Jeunes-Turcs, l'insurrection était certaine.
Les Arméniens encore cette fois refusèrent.
Dès la déclaration de la guerre, les soldats arméniens se présentèrent à leurs régiments pour y servir, mais ils refusèrent catégoriquement de former des bandes.
En général jusqu'à la fin de 1914, la situation fut calme en Arménie. Mais quand les Turcs eurent été refoulés de Bayazid et chassés dans la direction de Van et de Mouch, leur colère se tourna contre les Arméniens, dont les coreligionnaires du Caucase, formés en légions de volontaires conduites par les chefs du mouvement libérateur arménien, Antranik et d'autres, avaient aidé l'ennemi.
C'est alors que commença le désarmement des soldats, gendarmes et autres militaires arméniens. Les soldats arméniens désarmés furent formés en groupes de mille individus et envoyés dans différentes régions pour construire des ponts, creuser des tranchées et travailler aux forteresses.
En même temps commencèrent les massacres en masse. Les premières victimes tombèrent à Diarbékir, Erzeroum et Bitlis. Soldats, femmes et enfants, dans les villes et dans les villages, furent abattus en masse. A la fin de janvier dernier, les massacres s'étendaient à toute l'Arménie. Dans les villages d'Arméniens, on sortait par groupes les mâles à partir de 13 ans et on les fusillait sous les yeux des femmes et des enfants.
Le premier mouvement de révolte arménien se produisit au commencement de février à Koms, où arrivèrent 70 gendarmes turcs ayant l'ordre de massacrer les notables locaux parmi lesquels Roupen et Gorioune. Les Arméniens informés de cette décision, s'élancèrent sur eux et les massacrèrent tous. Ils firent également prisonnier le chef de la région, chez lequel ils trouvèrent l'ordre suivant écrit par le gouverneur de Mouch : « Réaliser la décision donnée verbalement ». Le même jour les notables arméniens se retirèrent sur les hauteurs où se groupèrent également les jeunes gens armés de la région de Mouch.
Les Turcs au nombre de 2.000, commandés par Mehmed Effendi, prirent l'offensive contre les Arméniens, mais ces derniers les anéantirent également.
Ainsi commença la révolte en Arménie.
Le gouvernement, voyant l'insurrection s'étendre, fit savoir qu’il suspendait le désarmement des Arméniens, retirait l'ordre de les déployer et d'exterminer ceux de Sassoun. Une commission d’enquêtefut formée d'Essad pacha, du kaïmakam de Boulanik, du président dutribunal militaire de Mouch et de l'Arménien V. Papazian, député ou Parlement ottoman.
La commission d'enquête établit que les gendarmes étaient cause des troubles arméno-turcs et le gouvernement promit de mettre fin aux représailles. Talaat bey télégraphia de Constantinople de ne pas molester les représentants arméniens.
Le calme se rétablit provisoirement, mais au mois de mai les Turcs essayèrent de pénétrer à Sassoun, et en même temps les massacres recommencèrent inopinément à Kharpout, Erzeroum et Diarbékir.
Les Arméniens repoussèrent les Turcs et prirent position autour de la ville de Mouch où un grand nombre de troupes turques étaient concentrées.
Les choses en étaient là quand, à la fin de juin, les Turcs effectuèrent les grands massacres à Mouch : la moitié de ses habitants furent massacrés ; l'autre moitié fut chassée de la ville. Les Arméniens ne savaient pas qu'à ce moment les troupes russes n'étaient qu'à deux ou trois heures de distance de Mouch.
Les massacres s'étendirent à toute la plaine de Mouch. Les Arméniens qui avaient pu se retirer sur les sommités de Sassoun avec le reste de leurs forces et quelque peu de munitions attaquèrent les Turcs dans les gorges et vallées de Sassoun, leur causant des pertes considérables. Une partie des Arméniens échappés aux massacres percèrent la ligne des Turcs et arrivèrent à Van occupé déjà par les troupes russes.
Le nombre des victimes arméniennes est considérable. Rien qu'à Mouch, des 15.000 Arméniens, il n'y a que 200 survivants ; des 59.000 habitants de la plaine de Mouch, à peine 9.000 sont sauvés.
(Communiqué par la rédaction du Drochak).
1) Les paragraphes suivants imprimés en italiques ne figurent pas dans le texte anglais; ils ont été ajoutés ici d'après le texte intégral communiqué par la rédaction du Droschak et publié dans la Gazette de Lausanne (Note du traducteur).
2) Roupen est un des chefs de la révolution arménienne. Pendant le régime du sultan Hamid, il a commandé des groupes de volontaires et pris une part active aux combats de défense nationale en Arménie. Lorsque fut promulguée la constitution ottomane, il déposa les armes et se rendit à Genève et entra à la faculté des sciences de l'Université pour se spécialiser dans la chimie, mais le devoir envers sa patrie l'ayant rappelé beaucoup plus tôt qu'il ne s'y attendait, il abandonna ses études et se rendit en Arménie. Avec l'insurrection, il reprend les armes et devient un des chefs de l'insurrection de Sassoun.