« Un fief hier, notre Pays aujourd'hui ». Traduction d'un article éditorial du journal turc « Hilal » du 4 avril 1916, communiqué par le Comité Américain de Secours aux Arméniens et aux Syriens.
Les Agences télégraphiques nous ont donné avant-hier un résumé d'une conférence faite à Vienne par le député allemand Traub, à son retour d'un voyage en Turquie. Après avoir rendu hommage aux qualités militaires du soldat turc, qu'il avait eu occasion de connaître de près, pendant son séjour dans la péninsule de Gallipoli, l'éminent conférencier exprima l'opinion suivante : « La Turquie ne doit pas être considérée par les Européens comme un pays à exploiter ». M. Traub ajouta qu'il était opposé à toute activité de la part des Missionnaires dans l'Empire Turc.
Ces paroles sont des plus précieuses pour nous, car, en les prononçant, l'honorable député allemand affirma et reconnut le profond changement réalisé dans notre pays pendant ces dernières années. En déclarant que les étrangers ne doivent plus considérer la Turquie comme un vaste champ d'exploitation, M. Traub a montré combien la situation présente de l'Empire Ottoman diffère de celle d'hier. En même temps il montra la nécessité d'abandonner de vieilles idées enracinées chez la plupart des Européens sur notre pays.
La Turquie a toujours été considérée par les étrangers comme un pays où l'on pouvait et où l'on devait s'enrichir par tous les moyens et sans aucun risque. Elle était pour eux un vaste et magnifique fief, qui devait être exploité comme un Seigneur féodal exploitait ses Etats. Gagner le plus d'argent possible, telle était la devise de tous ceux qui venaient dans notre pays et qui, mus seulement pas l'appât du lucre n'avaient pas de scrupules, ou étaient insensibles au moindre sentiment noble ou élevé.
Quelle que pût être cette conception et quelque répréhensible qu'ait été la conduite de ceux auxquels nous faisons allusion, il serait injuste de les considérer uniquement comme le résultat du caractère des Européens, vivant en Turquie. Le régime des Capitulations, régime odieux pour nous, mais de tant de charmes pour eux, avait puissamment contribué à inculquer ces idées étranges à nos hôtes. Tandis que les sujets du Sultan devaient se soumettre à toutes sortes de charges et d'impôts, les étrangers résidant dans l'Empire en étaient non seulement tout à fait exemptés, mais ils jouissaient encore de privilèges aussi nombreux qu'importants. Cette étrange distinction justifiait les privilégiés à considérer les autres comme des créatures dont le seul devoir était de tout endurer et d'assurer le bonheur de ceux auxquels ils avaient offert l'hospitalité.
L'administration hamidienne tendit aussi à soutenir le point de vue des étrangers, en les encourageant, en leur permettant de prendre toutes sortes de libertés.
Le Souverain, ses Ministres et tous les Fonctionnaires de l'Administration n'avaient en vue qu'un seul objet, celui de s'assurer par eux-mêmes une vie brillante et facile, exempte d'inquiétude. Cette confession seule blesse profondément notre amour-propre national. Nous n'hésitons pas par respect de la vérité, d'appeler le vieux régime qui hier était en vigueur, l'exploitation honteuse du périple turc. Quand à ce dernier, il supportait tout, étant incapable de réagir, parce qu'il était encore inconscient.
A la veille de la proclamation de la Constitution, la Turquie ressemblait de très près au Pérou ou au Mexique, qui, après la conquête de Pizarre et de Cortez, furent, pendant bien des siècles sous une administration entièrement dénuée de scrupules.
Cette situation ne changea pas immédiatement après le 23 juillet 1908 ; un nouveau régime avait été introduit en Turquie, mais un nouvel esprit n'avait pas encore pénétré chez le peuple turc; il a fallu le grand choc de la Guerre Balkanique pour retourner profondément nos âmes et nous donner la conscience de nous-mêmes. Le jour où sous l'influence de l'inquiétude et des souffrances le peuple turc se demanda : « Que suis-je ? Qu'ai-je fait ? Que dois-je faire ? » Ce jour-là fut le commencement d'une véritable ère pour notre pays.
Nous n'avons pas besoin de nous étendre ici longuement sur les changements qui, pendant près de quatre ans, ont été réalisés dans tous les domaines en Turquie ; nous n'avons pas l'intention d'écrire l'histoire de l'évolution de l'âme du peuple turc et de ses progrès. Ce dont nous voudrions parler, c'est de la nouvelle situation qu'il a créée aux étrangers.
Le peuple turc, voyant son individualité se développer, devint conscient de ses droits, il lui apparut soudain évident qu'il était le seul maître de sa maison et que personne ne devait l'exploiter ou le supplanter en rien. Les étrangers, à ses yeux, n'étaient rien moins que des hôtes, qui avaient droit à son respect, mais qui avaient pour devoir de se rendre dignes de l'hospitalité qui leur était accordée.
L'abolition des Capitulations fut la première manifestation de ce nouvel esprit que nous venons de mentionner. Les sujets étrangers devaient à l'avenir se soumettre aux mêmes charges que les indigènes.
La suppression des écoles fondées et dirigées par des Missions religieuses ou des particuliers appartenant à des nations ennemies, qui suivit l'abolition du régime des Capitulations, ne fut pas moins importante. Grâce à leurs écoles, les étrangers pouvaient exercer une grande influence morale sur la jeunesse du pays et ils exerçaient virtuellement la direction spirituelle et intellectuelle en Turquie. En fermant ces écoles, le gouvernement a mis fin à une situation aussi humiliante que dangereuse, une situation qui malheureusement n'a que trop durée. D'autres mesures d'ordre politique et économique furent prises, pour compléter ce qu'on pourrait appeler la prise de possession du pays par ses propres enfants, qui avaient trop longtemps été privés de leurs droits.
Grâce à ce réveil un peu tardif, mais qui arrivait encore à temps, et grâce surtout à cette activité, la Turquie est devenue une «Patrie », comme la Suède, l'Espagne ou la Suisse. Notre pays n'est plus une propriété, ni un fief pour qui que ce soit ; c'est le pays d'un peuple qui vient d'être rappelé à la vie et qui aspire, dans son indépendance et sa liberté, au bonheur et à la gloire.
C'est ce changement heureux que M. Traub a fait ressortir dans sa conférence. Le député allemand a été un des premiers à proclamer que le peuple turc sera le seul maître dans sa propre maison et que personne ne peut plus songer à l'exploiter ou à fouler aux pieds tous ses droits. Nous sommes particulièrement heureux qu'un éminent représentant de la noble nation qui est notre amie et notre alliée ait parlé de la sorte.