Nous sommes ici depuis trois jours. Quelques-uns d'entre nous seront envoyés à Erivan et les autres partiront dans deux jours pour Van.
L'enthousiasme ici est très grand. Il y a déjà 20.000 volontaires au front et on cherche à en porter le nombre à 30.000. A mesure que nous occupons un district, on le place sous une Administration arménienne ; un service postal fonctionne entre Igdir et Van. Le Gouvernement russe montre beaucoup de bonne volonté envers les Arméniens et il fait tout ce qu'il peut pour la libération de l'Arménie Turque.
Lorsque nous avons débarqué à Arkangel, le gouvernement nous a donné toute assistance ; il transporta même nos bagages et nous donna des permis de voyage en 2e classe jusqu'à Pétrograd.
A Pétrograd nous reçûmes un accueil aussi cordial et le gouverneur de la ville nous donna à chacun une médaille en témoignage de sa sympathie. La Colonie Arménienne nous logea dans les meilleurs hôtels, nous fit prendre nos repas dans les meilleurs restaurants et fit tout pour nous contenter. Ceci dura cinq jours, puis nous continuâmes notre voyage jusqu'à Tiflis, aux frais du gouvernement.
Partout en route la population nous reçut avec des acclamations et nous offrit des fleurs. Au moment où nous quittions Arkhangel, une jeune dame russe vint avec des fleurs et nous en offrit une à chacun. Je vis aussi un pauvre vieillard qui fut si ému d'un discours en russe qu'un de nos camarades prononça qu'il vint à nous et remplit de son tabac la pipe d'un de nos camarades, ne gardant pour lui-même qu'assez de tabac pour une demi pipe. Un autre vieillard avait été aussi si ému du speech qu'il se mit à pleurer et s'évanouit presque ; mais je le vis peu après devant la portière du wagon, tendant d'une main tremblante un œuf dur à notre camarade, le pharmacien Roupen Stépanian ; c'était probablement tout son repas de la journée.
C'est ainsi qu'à chaque pas nous fûmes témoins de scènes touchantes. A la gare de Pétrograd la foule était énorme, il y avait une dame arménienne qui nous offrit une rose à chacun. Il y avait des petits garçons et des jeunes gens qui pleuraient de ne pas pouvoir venir avec nous. Un jeune Russe se joignit à nous à Rostov. Il fut rattrapé plus d'une fois par ses parents aux stations suivantes, mais il réussit toujours à s'échapper et à nous rejoindre. Nous lui avons donné le nom de Stépan.
A notre arrivée à Tiflis, nous nous mîmes en marche, en chantant, vers le Bureau Central Arménien, précédés de notre drapeau déployé et la population nous accompagnait en nous entourant, en une si grande foule que les tramways furent obligés de s'arrêter.
En voilà assez pour aujourd'hui, ma prochaine lettre sera écrite d'Arménie même.
Je vous prie de ne rien dire à ma sœur de la résolution que j'ai prise. J'espère naturellement qu'elle saurait sacrifier son affection pour son frère à son amour pour la Nation et pour la liberté. Je maudirais tout membre de ma famille qui se plaindrait de mon acte ; il commettrait une trahison contre la Nation. Nous sommes cinq frères, n'était-il pas indispensable qu'au moins l'un de nous se vouât à la cause de notre émancipation nationale ? Gardons notre courage, rendons-nous compte de l'importance de l'heure et faisons notre devoir !