Djébel Moussa. — Rapport daté d'Egypte, 28 septembre 1915, sur les réfugiés arméniens recueillis et transportés à Port-Saïd par des croiseurs de la marine française, rédigé par Mgr. Thorgom. Evêque de la communauté arménienne d'Egypte.

(1) Le nombre des Réfugiés :

D'après une statistique assez précise, faite ici, ils sont au nombre de 4.000, dont :

915 Hommes,

1 408 Femmes,

702 Garçons,

539 Filles,

636 Petits Enfants,

4.200

(2) Pays d'origine des Réfugiés :

Ils sont tous des villages de Sélefké (Caza de Leffla, Sandjak d’Antioche, Vilayet d'Alep) ; comme suit :

80 familles du village de Makof,

10 de Kéboussié,

160 de Kheder Bey,

228 de Yoghan-Olouk,

220 de Hadji Habibli,

170 de Beitias,

868

mais ces familles ne représentent pas la totalité des familles habitant le village, car

240 familles du village de Kéboussié,

2 de Yoghan-Olouk, 80 Hadji-Habibli,

10 de Beitias,

332

en tout 332 familles sont restées chez elles et ont été ensuite déportées par le Gouvernement.

(3). Les circonstances de l’insurrection et de l’émigration :

Le gouvernement turc, fidèle à sa politique d'évacuer l'Arménie des Arméniens, avait ordonné, après la prise de Van, la déportation de toutes les familles arméniennes. Cet ordre arriva à Sélefké le 30 juillet1 ; on donna un délai de huit jours. Les villageois se réunirent et, malgré le conseil de quelques notables et des prêtres, décidèrent de se révolter et de mourir comme des braves, pour ne pas subir le sort des habitants de Zéïtoun, Hadjine et Deurt-Yol.

Ces 868 familles se retirèrent sur la montagne de Moussa-Dagh, en emportant avec eux leurs bestiaux et des munitions pour quelques mois.

Avant de quitter leurs villages, ces insurgés invitèrent les habitants de Kessab à s'unir à eux ; Kessab est séparé de Sélefké par un petit ruisseau, qui était gardé par des gendarmes ; ils ne purent donc pas entrer en communication directe, mais ils reçurent une lettre, que nous avons vue, — et nous avons des raisons de croire qu'elle était rédigée par le gouvernement turc, — par laquelle les habitants de Kessab, qui passent pour être des plus braves, leur conseillaient de se soumettre à l'autorité turque.

Le délai expirait le 8 août, mais ils s'étaient déjà retirés sur les montagnes les premiers jours d'août. Le 8, la première rencontre a eu lieu entre eux et 200 soldats réguliers. Elle dura 6 heures.

Les Arméniens avaient à peine 600 combattants armés de 150 fusils Martini et 450 fusils de chasse. Quatre hommes dirigeaient les opérations, huit surveillaient les non-combattants et quarante gardaient les voies. Les non-combattants ouvrirent des tranchées pour les vieillards et les enfants, ou fabriquèrent des munitions, pendant que les femmes préparaient à manger.

Une femme apportait de l'eau, la cruche est trouée par une balle ennemie, la femme descend la cruche avec sang-froid, bouche le trou et va rechercher de l'eau sous le feu de l'ennemi. Je cite cet incident, car on m'a dit que les autres, prenant courage du sang-froid de cette femme, ont résisté courageusement jusqu'à la fin.

Les insurgés n'avaient pas oublié d'emporter avec eux les objetsdu culte, de sorte que les cinq prêtres qui étaient avec eux célébraient la messe et un pasteur prêchait le soir.

Le 12 août, la deuxième rencontre a eu lieu avec 2.000 soldats qui avaient deux canons ; elle dura 12 heures. Le 16-17, il y a eu deux grandes rencontres avec les soldats réguliers, renforcés par les Bachibouzouks kurdes et arabes, en tout 4.800 soldats ; c'est pendant cette rencontre que les Arméniens prennent à l'ennemi 7 mausers, 15.000 cartouches, des munitions et des équipements.

Ensuite une trêve de 20 jours; le 21e jour, une rencontre importante avec 7.000 soldats, dont 4.000 réguliers.

Dès le premier jour de l'insurrection, les Arméniens avaient envoyé au bord de la mer un groupe de vingt personnes qu'on relevait chaque vingt-quatre heures. Ils avaient une lettre pour les Puissances Alliées, par laquelle ils demandaient des secours ; ils avaient hissé un grand drapeau, une croix rouge sur fond blanc, pour attirer l'attention de la flotte alliée.

La flotte alliée avait bloqué les ports turcs de la Méditerranée et une flotte française montait la garde. Le cuirassé Guichen aperçoit le drapeau, le commandant Joseph Brisson fait descendre un canot ; un brave vieillard arménien se jette à l'eau et monte sur le cuirassé. Le commandant, ému de l'héroïsme de ce vieillard et des détails qu'il lui avait racontés, télégraphie à Port-Saïd au commandant du cuirassé Jeanne d'Arc, qui arrive dans les 24 heures. Ce même jour le Guichen bombarde l'église de Kéboussié, qui était attaquée par les Turcs, pour massacrer les Arméniens réfugiés dans l'église. Sur l'ordre télégraphique de l'Amiral du Jeanne d'Arc, le cuirassé Desaix arrive dans les 24 heures, ayant à bord un drogman arménien. Le Jeanne d'Arc part pour Chypre et envoie trois autres cuirassés. Tous ces cuirassés réunis commencent à bombarder les positions turques, pour permettre aux 4.300 Arméniens de descendre au bord de la mer, d'où ils sont embarqués à bord des cuirassés ; l'embarquement dure une journée et demie.

La lutte avait commencé le 8 août et pris fin le 10 septembre. Les Arméniens ont eu 20 tués et 16 blessés; l'ennemi a eu 300 tués et plus de 600 blessés.

Nous avions déjà appris ces faits quand les insurgés étaient encore en route, mais nous ne savions pas où on allait les débarquer. On parlait de Chypre, d'Algérie ou de Tunisie ; ensuite nous avons appris que les gouvernements Français et Britannique étaient en pourparlers à ce sujet.

Le 14 septembre, ils arrivèrent à Port-Saïd, Sir Henry Mac-Mahon, haut-commissaire et le général Maxwell s'occupèrent aussitôt du sort de ces réfugiés. S. H. le Sultan envoya un secours de 250 livres.

La flotte française a entretenu ces réfugiés trois jours, depuis c'est lu gouvernement britannique qui s'occupe d'eux. Ce sont les vieillards, les femmes et les enfants qui ont été d'abord embarqués dans quatre cuirassés ; les combattants sont restés encore deux jours sur terre ; ils demandaient des munitions pour continuer la lutte, mais l'amiral, sur les instructions reçues de son gouvernement, l'a refusé; de sorte qu'ils sont arrivés en Egypte deux jours après.

(4). La situation des réfugiés à Port-Saïd :

Ils sont installés dans le lazaret, composé de 5-6 constructions en pierre et dans 500 tentes élevées autour. C'est l'autorité militaire qui a tout organisé ; les tentes sont rangées en files et séparées en quartiers ; toute tente a son sous-chef, avec un étendard et un numéro, et tout groupement de tentes son chef, avec un drapeau.

On a construit une grande cuisine, des fontaines et des bains. Deux des constructions en pierre ont été affectées pour le secrétariat et les autres sont converties en hôpitaux,

La santé générale est bonne ; il y a environ 80 malades, dont une partie sont des blessés.

Ces réfugiés ont l'aspect guerrier, ils parlent un patois ; tous sont Arméniens orthodoxes, sauf un petit nombre d'Arméniens catholiques et protestants.

Le gouvernement ne leur permet pas, pour le moment, de dépasser leur zone.

La distribution des vivres se fait très méthodiquement et très régulièrement.

(5) L'entretien des réfugiés :

C'est le gouvernement qui s'en occupe et l'on croit que cela va continuer ainsi.

(a) Hôpital. — Entretenu par la Croix-Rouge Arménienne du Caire ; mais le gouvernement a envoyé aussi un médecin en chef et trois médecins, dont deux femmes. La Croix-Rouge a versé 120 livres pour médicaments.

(b) Vêtements. — Ce sont les Croix-Rouges Arméniennes du Caire et d'Alexandrie qui s'en occupent.

(c) Instruction. — Il y a mille petits enfants ; le gouvernement a mis à leur disposition une grande tente pour servir d'école ; l'Union Générale Arménienne s'occupe des frais d'instruction.

(d) Atelier. — Pour occuper les réfugiés, on a procuré du travail à ceux qui savent faire des peignes, des cuillers en bois, etc.. Aux hommes on avancera de l'argent comme capital et aux femmes de la laine à tricoter des bas et des chaussettes, pour qu'ils se mettent à travailler et a gagner leur vie.

C’est l’approche de l’hiver qui préoccupe, mais nous espérons que le gouvernement et la communauté arménienne prendront les mesures nécessaires pour les garantir contre le froid.
suite

1) Les dates de ce rapport ne concordent pas avec celles du récit de M. Andréassian, excepté que tous deux placent au 14 septembre la date de l'arrivée des réfugiés à Port-Saïd. M. Andréassian indique la date du dimanche 12 septembre pour l'intervention du Guichen ; mais comme il dit que le voyage dura deux jours, tandis que le présent rapport déclare que l'embarquement dura un jour et demi, la date qui est donnée ici pour l'arrivée du Guichen au secours des réfugiés, soit le 10 septembre, est probablement exacte. D'autre part, le témoignage de Mr. Andréassian est de première source, lorsqu'il dit que l'avis officiel de déportation eut lieu le 13 juillet (au lieu de 30 juillet) et le premier combat le 21 juillet (au lieu du 8 août), et que le siège dura en tout 53 jours. Ses déclarations, sur ces divers points, sont donc, selon toute probabilité, plus exactes (Note de l'Editeur).