Adana. - Récit daté du 9 mai 1916, de Miss Y. {H. E. Wallis}, une étrangère qui habitait à Adana, relatif à ses observations de septembre 1914 à septembre 1915.

Du jour où la Turquie commença à mobiliser, dans l'automne de 1914, avant qu'elle ne fût entrée en guerre, les Arméniens commencèrent naturellement à douter et à s'effrayer. Il y eut d'abord pour cela les mobilisations irrégulières et injustes des hommes pour l'armée et les régiments de travail, et ensuite les nouvelles relatives au traitement dur et cruel de la population mâle de Deurt-Yol, où tous les hommes de 16 a 70 ans furent tout à coup envoyés en masse en corvée sur les routes du district de Hassan Beyli. Cette mesure avait été motivée sur le bruit qui avait couru que des fruits et des vivres avaient été fournis de Deurt-Yol à l'un des cuirassés des alliés.

Puis on pendit de temps en temps, dans les rues d'Adana, quelques hommes de choix de Deurt-Yol. Une nuit de l'hiver 1914-15, le gouvernement envoya des officiers faire des perquisitions dans les maisons de tous les Arméniens de la ville, pour réquisitionner les armes. Pensez à la frayeur des gens brusquement réveillés dans la nuit ; ce fut le glas de la mort pour beaucoup de cœurs. Peu après, on emprisonna les Arméniens qui avaient été notés comme ayant échappé aux massacres de 1909, ou s'y étaient défendus, ainsi que ceux qui possédaient des armes, ou se trouvaient sous le coup de quelqu'autre accusation.

On apprit ensuite les déportations de Zeïtoun. Ces hardis montagnards étaient destinés à être déportés à Sultanieh, un bas fonds où règne la malaria dans une plaine au-delà de Koniah. La plupart de ces villageois traversèrent la ville de Tarsous, en route pour leur destination finale, sauf ceux qui étaient morts en chemin. Un Zeïtounis, diplômé de Tarsous, qui avait espéré devenir professeur, suivit volontairement à Sultanieh sa mère, veuve, en raison de ce qu'elle n'avait personne pour la soigner, ainsi que sa sœur avec ses quatre enfants, dont le mari était emprisonné à Marach

Je demandai pourquoi il avait été emprisonné. Je n'en ai pas idée, me répondit-il. Ce garçon me raconta comment les gens vivaient dans cette région accablante. Environ une centaine de personnes, sans aucune distinction, comprenant des professeurs de collèges et quelques notables de Koniah, étaient empilés dans la plus grande maison de la ville. Ils ne pouvaient pas dormir, beaucoup d'entr'eux étaient malades, les enfants et les nouveaux-nés pleuraient sous une chaleur étouffante. D'autres maisons étaient occupées dans les mêmes conditions, et beaucoup de gens campaient probablement aux alentours. On ne permettait pas à ces malheureux de faire quoi que ce soit pour gagner quelqu'argent, ou de s'éloigner au-delà d'une certaine distance. Ceux qui avaient encore de l'argent pour se nourrir venaient autant qu'ils le pouvaient en aide aux plus nécessiteux. Ce même élève me dit qu'il y eut 750 morts pendant qu'il était à Sultanieh. Puis les survivants furent tous renvoyés à Tarsous pour être dirigés sur le désert arabique.

Je puis dire ici que des milliers et des milliers d'Arméniens traversèrent la plaine cilicienne, venant du Nord, faisant des récits des massacres et des traitements cruels pendant le voyage, à vous fendre le cœur. Des mères avaient donné tout l'argent qu'elles possédaient pour sauver leurs filles du viol. L'une dit qu'elle avait dû donner 22 livres, rien que pour une certaine distance. De pauvres femmes durent abandonner leurs nouveaux-nés et leurs petits enfants sur les routes ; elles étaient trop épuisées pour pouvoir les porter plus longtemps. Il est impossible de décrire les souffrances des femmes qui accouchèrent en route. L'une d'elles, qui n'appartenait pas à la classe pauvre, fut arrachée de sa maison à... lorsque commença la déportation et cruellement obligée de se mettre en route. Elle mourut au bout de deux heures.

Tant que je vivrai, je ne pourrai pas oublier les camps que j'ai vus par deux fois, près de la station de Gulek, pas loin de Tarsous. Il y avait là de 10.000 à 15.000 Arméniens attendant d'être déportés plus loin vers le désert. Ils grillaient au soleil, sans ombre, ni abri, sauf des moyens de fortune, quelque linge accroché à une perche ou à un bâton. Il s'y trouvait toutes sortes de gens et des familles de tous âges, entassés dans un certain rayon qu'ils n'avaient pas le droit de dépasser. Ils paraissaient brûlés par le soleil, les vêtements usés, et il y avait de pauvres petits enfants, garçons et filles, retirés de l'école, n'ayant absolument rien à faire que d'attendre leur sort, dont par bonheur ils ne pouvaient pas se rendre compte comme les grandes personnes. Il y avait, à une petite distance, un ruisseau qui aurait été une bénédiction si seulement il avait été propre. Il servait à laver le linge et à boire. Il n'y avait aucune mesure sanitaire et l'air était imprégné d'odeurs nauséabondes. Nous le constatâmes tous du train qui passait par la station le long du camp. Le gouvernement ne permettait de leur donner aucun aide en argent, en vivres, ni en médicaments ; ils en empêchaient tous ceux qui tentaient de les secourir. A Tarsous, Mrs. X. qui avaient constamment travaillé parmi les réfugiés, essayant de leur montrer sa sympathie et de les aider quelque peu, dut y renoncer. Mais il faut que je retourne à Adana. Comme les Arméniens d'Adana étaient pris par l'armée et par les bataillons de travail, et que les magasins des Arméniens étaient pillés sans aucun paiement, un grand nombre de familles ne surent plus comment se procurer des vivres, et même les plus riches voyaient arriver la misère.

Je crois que c'est à la fin d'avril (ou en mai) qu'une trentaine de familles choisies (quelques-unes particulièrement riches) reçurent l'ordre de quitter leur demeure pour une destination inconnue. Cela semblait être le commencement d'une déportation ; mais ces familles, sauf quelques jeunes gens, furent autorisées au bout de trois semaines à retourner chez elles, grâce, croyons-nous, à l'intervention auprès du gouvernement de l'ambassadeur américain, qui fit de son mieux pour sauver de la déportation Adana, Tarsous et Mersine. Nul ne comprenait cette étrange transaction. Mais un nouvel espoir commençait à naître dans les cœurs, il ne fut pas de longue durée.

Des récits détaillés de toutes sortes sur les actes d'oppression et de cruauté, commis un peu partout, nous arrivaient jour par jour. Mais personne, même alors, ne pouvait prévoir exactement ce qui allait se passer, ni le sort qui était réservé à chacun. Peu à peu les gens perdirent tout espoir. Tous les cœurs étaient mis à de dures épreuves ; mais ceux qui connaissaient leur Dieu, montrèrent leur force, trouvant leur paix en lui. Quelques-uns purent aller plus loin, s'en remettant à la volonté de Dieu et acceptant cette coupe de souffrances si proche, comme si elle leur venait de la main du Père. Ah ! ces jours terribles d'incertitude et d'angoisse ! Dans ma maison du quartier grec, je pus recueillir une famille que je connaissais depuis longtemps. La mère était une femme pieuse habitant la ville depuis douze ans, le fils un diplômé du collège, et deux filles, dont l'une institutrice et l'autre qui venait de recevoir son diplôme de l'école américaine. Le mari avait la garde des constructions de l'église protestante et il apportait les nouvelles du marché chaque jour. Nombreuses furent les prières qui s'élevèrent vers Dieu de la bouche de cette femme et d'autres qui essayaient de rassurer le peuple. On n'avait jamais tenu autant de réunions de prières dans les locaux des quartiers pauvres, où les femmes, qui ne pouvaient y trouver place, restaient près de la porte, dans la rue. Des réunions de 40, 50, 60 et même 80 personnes étaient fréquentes. Les services, dans les églises, étaient également suivis par de grandes foules et Dieu donna une vie nouvelle à beaucoup de cœurs, en particulier chez les jeunes gens qui n'avaient pas encore été déportés.

C'est alors que les ordres de la déportation d'Adana arrivèrent. Les gens ne savaient naturellement pas que faire de ce qu'ils possédaient ; tandis que ceux qui vivaient au jour le jour n'avaient pas les moyens de se procurer même de quoi manger pour le voyage, sans même parler d'autres nécessités. Tout ce qui pouvait être vendu fut vendu, mais tout fut cédé pour presque rien, excepté quelques rares cas, où des marchandises furent vendues à des amis qui voulaient venir en aideaux vendeurs. Les missionnaires ne disposaient pas d'argent pour acheter tout ce que les déportés les suppliaient de prendre, pour leur venir en aide. Et ceux qui n'arrivaient à rien vendre étaient forcés d'abandonner tous leurs biens et leurs approvisionnements, sauf ce qu'ils pouvaient emporter avec eux. Un prédicateur arménien, qui était assailli du matin au soir par la foule, lui demandant si leurs noms avaient été appelés pour la déportation et lui posant toutes sortes de questions, définit la situation comme suit : « C'est comme si ces malheureux étaient en train de se noyer dans une mer troublée et que chacun d'eux s'accrochât à un fétu de paille pour se sauver ».

Pour donner une idée de la dureté du cœur du fonctionnaire du gouvernement chargé de ce travail de déportation, je puis citer l'exemple d'un jeune homme intelligent, qui depuis des années enseignait et aidait de toutes manières les aveugles. Il était devenu, par suite d'une maladie de l'épine dorsale, tout à fait difforme et incapable de marcher. Il fut amené au Gouvernement dans une chaise roulante, espérant éveiller la pitié et ne pas être séparé de sa mère sourde, dont il était le soutien. La seule réponse qu'il obtint fut : « Sortez et partez, et le plus vite sera le mieux pour vous ! » Quelque argent fut remis à ce jeune homme estropié, mais bien avant d'arriver à Alep, il avait dû tout dépenser en moyens de transport.

Un autre exemple d'inhumanité envers son prochain souffrant, dont nous avons entendu et lu tant de récits que nos cœurs ne peuvent plus en supporter l'horreur, fut le traitement infligé sans pitié aux Arméniens venant des régions d'où ils étaient transportés par chemin de fer, durant les grandes chaleurs. Ils étaient entassés dans les wagons comme des bestiaux et comme les trains se suivaient dans la station d'Adana, ces malheureux assoiffés suppliaient de leur donner à boire, mais en vain, bien qu'il y eût de l'eau à leur portée dans la station. Il était défendu de leur témoigner aucune compassion. Ceci nous fut dit par des témoins vivant à côté de la station, qui ajoutèrent qu'ils ne pouvaient plus supporter ce spectacle et rester où ils habitaient. Lorsque, en particulier, un de nos amis partit de la station, le Dr. Z., un des nôtres, essaya de donner un panier de raisins aune famille, maison l'en empêcha. Nous ne savions pas alors ce qu'il en advenait de ces malheureux qui parvenaient à Alep. Nous recevions des lettres pitoyables des déportés d'Adana, nous demandant quelque argent, le peu qu'ils avaient étant épuisé. Quelques lettres très courtes nous arrivèrent de la région d'Alep. L'un écrivait : « Noyez plutôt vos filles que de les laisser venir ici. » Un autre, que je connaissais très bien, écrivait à ses sœurs qui étaient à l'école américaine : « Remerciez Dieu d'être là où vous êtes et de ne pas être ici ».

On calcule que 20.000 âmes furent déportées d'Adana seulement. Nous pouvons rendre témoignage au sentiment de pitié qui permit aux nôtres de Cilicie d'aller « en masse », c'est-à-dire par familles, à l'exception de ceux qui avaient déjà été pris par le gouvernement pour l'armée ou les bataillons de travail. Autant que nous l'apprîmes, ceux qui furent à même d'obtenir des moyens de transport et continuèrent leur route d'Osmanié (où ils s'étaient rendus en chemin de fer), à Alep, ne furent pas attaqués ou massacrés en route. On ne peut dire combien furent laissés malades en chemin, ou moururent à Osmanié.

Les circonstances m'obligèrent à m'éloigner de la plaine, avec d'autres membres de la mission, pendant les chaleurs d'une partie de juillet et d'août et c'est pendant ces semaines qu'eut lieu la grande déportation arménienne d'Adana. Pendant notre absence, nous attendions anxieusement les nouvelles. Lorsque nous fûmes sur les collines au-dessus de Tarsous, je me trouvais dans la compagnie de la fille et du gendre de Mme X., qui leur envoyait constamment des détails sur les souffrances des déportés. Nous ne pouvions que faire des adieux, avant même que l'ordre de déportation ne fût donné, étant assurés que cet ordre serait étendu à tous nos amis sans exception. Nos amis américains disaient, dans leur bonté : « Nous sommes heureux que vous ne soyez pas ici. Ce qui se passe ici est trop navrant pour que vous puissiez le supporter ». Et en effet, à notre retour, toute l'atmosphère de la ville, les maisons vides, les rues où on ne voyait presque pas d'Arméniens, tout rappelait plus la mort que la ville brûlée et vide après les massacres de 1909.

Je concluerai par quelques citations d'une lettre écrite par un compagnon de travail de plusieurs années. Avec sa femme et d'autres membres de sa famille, il était parti avec le groupe de protestants, en août 1915. La lettre ne me fut remise qu'environ deux semaines après, par un parent. On y lit ce qui suit :

« Dieu peut de nouveau fermer les gueules des lions. Savez-vous que Dieu a fermé les gueules de beaucoup de lions, depuis plusieurs années ? Nous comprenons maintenant que c'est par miracle que notre nation (les Arméniens), a vécu pendant tant d'années parmi une telle nation (les Musulmans). Oh ! comment des hommes peuvent-ils devenir de pareils diables en si peu de temps ! Que Dieu les retienne ! Je crains qu'ils n'aient l'intention de tuer quelques-uns d'entr'eux, d'en affamer d'autres et d'envoyer le restant dans le désert ; de sorte que j'ai bien peu d'espoir de vous revoir en ce monde ; mais soyez certaine qu'avec l'aide de Dieu, je ferai de mon mieux pour encourager ceux qui sont autour de moi à mourir virilement. Et j'attendrai aussi pour moi personnellement l'aide de Dieu pour mourir en chrétien.

« Puisse ce pays voir que si nous ne pouvons pas vivre ici comme des hommes, nous pouvons mourir comme des hommes. Puissent beaucoup mourir comme les hommes de Dieu ! Puisse Dieu pardonner à cette nation (les Musulmans) tous ses péchés, qu'elle commet sans savoir ! .... Puisse Jésus voir bientôt beaucoup de musulmans devenir chrétiens, comme le fruit de son sang !

« Puisse bientôt la guerre prendre fin, pour sauver les musulmans de leur cruauté et de leur sauvagerie, car ils s'enfoncent de plus en plus dans l'œuvre du diable et dans leur instinct invétéré de torturer leurs semblables. C'est pourquoi nous espérons en Dieu pour le sort des musulmans aussi bien que des Arméniens. Puisse-t-il paraître bientôt ! »

suite