Les événements relatifs au bannissement des Arméniens de la région de AF. par le gouvernement turc commencèrent le 14 mai. Ce jour-là l'Alaï Bey, ou juge de la Cour Martiale, vint d'Alep, siège de la Cour Martiale, à AF. Il resta enfermé pendant les trois jours qui suivirent son arrivée, probablement en consultation avec les agents de la police secrète. Les 18, 19 et 10 mai, il eut des conférences avec les notables de la ville. Il demanda avec beaucoup de courtoisie que toutes les armes, les déserteurs de l'armée et toutes les autres personnes mises hors la loi lui fussent livrés. Il accorda trois jours pour faire droit à ses demandes. Il donna sa parole d'honneur que si on satisfaisait à ses demandes, tout serait pour le mieux pour la population de AF. et qu'on ne lui ferait aucun mal. Il ajouta pourtant qu'en cas de désobéissance il avait à sa disposition trois mille soldats, qui sauraient imposer ses ordres.
Cependant, dans les dernières conférences, l'attitude d'Alaï Bey devint menaçante et les notables furent très alarmés. Les anciens et les chefs spirituels des communautés ne savaient quels conseils donner. S'ils livraient leurs armes et étaient trahis, ils pouvaient être tous massacrés et s'ils les gardaient, ce serait une opposition ouverte contre le gouvernement. Quelques-uns des chefs vinrent nous consulter, Miss B. et moi. et nous appuyâmes l'opinion de ceux qui étaient d'avis de se soumettre à toutes les demandes. Il fut finalement décidé à l'unanimité de s'y conformer et on commença à y donner suite.
Le dimanche, 23 mai, tous les déserteurs, sauf 3 ou 4, s'étaient livrés et environ 70 fusils martini avaient été consignés. C. Bey paraissait satisfait du résultat et les gens commençaient à être tranquillisés. A 3 heures de l'après-midi, environ 2.000 soldats de cavalerie et d'infanterie entrèrent dans la ville. Le commandant local avait fait des préparatifs pour leur arrivée et avait pris possession, par la force, de l'école grégorienne de garçons, du monastère (qui avait été affecté à l'Orphelinat), dont on fit sortir les orphelins pour céder la place aux soldats et de l'académie protestante de garçons. Miss B. protesta immédiatement auprès du gouvernorat pour l'occupation de ce dernier bâtiment. La cavalerie fut envoyée alors dans un autre bâtiment appartenant à une société philanthropique, qui était administrée par Miss B.. Comme ces bâtiments étaient vides et sans usage, il nous sembla de le permettre sans protestation. Le lendemain, nous allâmes voir l'officier de cavalerie D. Bey, qui nous reçut avec beaucoup de courtoisie et nous assura qu'on prendrait grand soin de la propriété, assurance qui fut tenue. Le bâtiment de l'Académie des garçons n'était pas entièrement évacué par les soldats, on n'y en laissa que peu et toutes les chambres dont nous avions besoin furent fermées à clefs. Des factionnaires furent placés dans toutes les parties en vue de la ville et une escouade était de service nuit et jour à l'entrée de la route privée qui conduit à l'American Board Compound.
Vers le soir du lundi 24, les munitions et les bêtes de bât des troupes arrivèrent. Les soldats qui les accompagnaient furent envoyés dans un bâtiment appartenant à une autre institution de la ville. Bien que ce bâtiment fut vide, par suite de l'absence des missionnaires, il était rempli de meubles et autres objets. On prévint Miss B., mais avant qu'elle n'arrivât, le gardien avait été obligé d'ouvrir la porte. Elle protesta auprès de l'homme de police de service, mais voyant que ses protestations étaient inutiles, elle essaya d'obtenir une audience du juge de la Cour Martiale. Il promit de faire évacuer le bâtiment le lendemain, ce qui fut fait.
Le 25 mai, Miss B. alla de nouveau voir Alaï Bey pour lui soumettre plusieurs demandes personnelles, telles que la permission de prendre de la farine au moulin, sans être molestée, d'empêcher les soldats d'entrer sur notre route et nos terrains, etc. etc. Tout fut immédiatement et courtoisement accordé. Elle prévint aussi que nous avions un fusil en notre possession, qui était enregistré au nom de notre maître d'hôtel. H. sourit gracieusement et demanda si nous n'en voulions pas encore quelques-uns, car il en avait beaucoup à notre disposition. Pendant les jours qui suivirent, il y eut de fréquentes réquisitions, de plus en plus sévères pour la livraison des munitions de toutes espèces et des déserteurs. C. Bey nous donna des assurances réitérées que si les déserteurs étaient livrés, il n'y aurait aucune déportation. Le 27 mai, un grand nombre des chefs furent emprisonnés et chaque jour leur nombre alla en augmentant.
L'angoisse de la population était si grande que personne ne pouvait ni manger, ni dormir. Nous étions dans le même cas, et nous restions levés depuis le matin de très bonne heure jusqu'à des heures très avancées de la nuit, pour recevoir tous ceux qui venaient se concerter avec nous. Le 28 au matin, un groupe de femmes de la ville sollicita notre secours. Presque toutes avaient leurs maris jetés en prison et elles étaient laissées, avec leurs enfants, sans défense, sans savoir ce que l'avenir leur réservait. A leur demande, Miss B. et moi nous allâmes voir C. Bey et E. Bey, le commandant militaire. Nous les suppliâmes de distinguer entre les innocents et les coupables et nous demandâmes grâce pour les femmes et les enfants. Nous fûmes de nouveau reçues avec une entière courtoisie, mais on repoussa notre demande. L’Alaï Bey prit la peine de nous expliquer que, comme nous venions d'un pays de liberté, où les gens vivaient dans un milieu plus éclairé, il ne nous était pas possible de bien comprendre les mesures que le gouvernement turc était forcé de prendre; qu'il existait un Comité dans le peuple arménien qui était nuisible au gouvernement, mais que nos cœurs et nos âmes étant purs, ces gens-là nous trompaient facilement.
Le dernier des déserteurs fut livré le 30 mai et le nombre total des fusils consignés fut de 1 Maüser et 90 Martini. Cependant l'Alaï Bey insista, prétendant qu'il y avait encore beaucoup plus de fusils cachés parla population, dans la ville ou dans la montagne. En conséquence, les soldats se mirent à l'œuvre, creusant dans les murs, fouillant dans les tas d'ordures et perquisitionnant dans toutes les maisons à la recherche de fusils. A l'exception d'un peu de poudre trouvée, les résultats de ces recherches furent insignifiants. La population de la ville accusa les soldats de cacher eux-mêmes des fusils et des munitions dans les murs des habitations, dans le but de créer des preuves.
Dans l'entre-temps l'atmosphère devenait de plus en plus mauvaise et on apprit le 3 juin que les déportations allaient commencer. Pour nous conformer au désir de la population, nous fîmes un dernier effort auprès des officiers, Miss F., une dame allemande et moi. Le seul résultat fut qu'on nous autorisât à envoyer des télégrammes. Nous en adressâmes à Mr. N. et à l'Ambassadeur, mais nous apprîmes ensuite que nos dépêches n'avaient jamais été transmises. Les hommes qui devaient être déportés le lendemain, furent relâchés de la prison l'après-midi. Miss B. et moi, ainsi que le pasteur protestant, allâmes visiter toutes les familles qui devaient partir. Dans la matinée nous demandâmes à être autorisés à garder les jeunes élèves de notre école, dont les familles allaient être déportées et nous reçûmes un refus, sous prétexte que le vali seul pouvait donner une telle permission. Une dépêche fut envoyée par nous au vali, mais comme d'ordinaire, il n'y eut pas de réponse. L'Alaï Bey cependant nous donna personnellement la permission de garder trois filles et nous accorda la faveur de recevoir des dons de nos amis qui allaient partir.
Trente des familles notables, protestantes et grégoriennes, firent partie du premier convoi. Des gendarmes furent placés pour empêcher les parents et les amis d'accompagner les déportés, mais Miss B. et moi nous passions toujours librement parmi eux, secourant partout où nous le pouvions. Quatre jours après, G. Effendi, notre maître d'hôtel et notre premier domestique reçurent avis de partir. Miss B. eut de nouveau une entrevue avec l'Alaï Bey, au sujet du cas de G. Effendi. Elle dit que nous avions grand besoin de lui et demanda qu'en ne le fît partir qu'en dernier lieu. L'Alaï Bey accorda un délai d'un jour, mais sa décision ne fut pas exécutée, car le lendemain matin il fut le premier expulsé de sa maison par les soldats.
Jusqu'au 10 juin environ. 150 ménages avaient été déportés et on distribuait de nouvelles listes chaque jour. On les faisait d'ordinaire sortir la veille de prison et ils n'avaient pas le moyen de se préparer pour le voyage. L'Alaï Bey partit le même jour, déléguant le commandant militaire et le Kaïmakam de AF. pour continuer le travail de déportation. La déportation de la population de AF. continua pendant tout l'été, de sorte qu'au 1er octobre il ne restait plus qu'un petit nombre d'hommes avec leurs familles et environ 250 veuves et familles de soldats.
Le gouvernement avait eu l'intention de fournir des animaux de bât aux déportés, car la population de AF. ne possédait que très peu de bêtes de somme, et ils avaient à voyager sur des routes abruptes de montagnes. Des chevaux, des mulets, des chameaux, des baudets furent réquisitionnés dans tous les villages d'alentour, turcs ou chrétiens. Les propriétaires étaient tenus d'accompagner leurs animaux. On comprend que beaucoup d'entr'eux n'étaient rien moins que bien disposés envers les voyageurs et donnaient cours à leur mauvaise humeur en exerçant toutes sortes de cruautés contre eux. Les gendarmes furent aussi envoyés avec les convois, en apparence pour les protéger, mais ils devinrent souvent eux-mêmes la plus grande menace, et ne réussirent presque jamais à empêcher les attaques des bandes de maraudeurs contre les déportés sans défense. Vers la fin de l'été, le nombre des animaux disponibles était tellement réduit, beaucoup étant morts en route, que des chars circassiens furent employés pour le transport. Les déportés de AF. furent envoyés d'abord à AG. et de là par petites étapes à Alep. Il existe une route de caravane très fréquentée, allant à AG. via AH., qui peut également être suivie par les chariots grossiers de montagne. Et cependant, il ne fut pas permis aux déportés de suivre cette route. On les obligea à passer par une route difficile et rocailleuse passant par une haute montagne. Tout le village de Char et la population arménienne de Roumlou furent déportés peu après la déportation de AF. Comme c'étaient des villages d'agriculteurs, ils vinrent pour la plupart avec leurs propres chars. Lorsqu'ils atteignirent le col, ils demandèrent à être autorisés à passer par AH., afin de pouvoir profiter de leurs chars ; mais ceci leur fut refusé. Il fallut abandonner tous les chars à la rivière et jeter la plus grande partie de ce qu'ils possédaient dans le courant, ils se chargèrent du peu qu'ils pouvaient porter et se mirent à gravira pied le sentier pierreux.
Au commencement de septembre, un très grand pourcentage de la population restante de AF. fut déportée ; elle était composée, pour la majeure partie de gens très pauvres, comprenant beaucoup de veuves. Comme les autorités ne purent se procurer que très peu de bêtes de somme et de chars, un grand nombre d'hommes, de femmes et d'enfants durent se mettre en route à pied, pour ce long voyage, portant sur leur dos les objets les plus indispensables. Nous nous trouvâmes, Miss B. et moi, au milieu de ces événements dans une situation des plus difficiles. Nous sentions que nous devions aider les Arméniens par tous les moyens possibles, mais nous sentions en même temps que nous ne devions pas rompre avec le gouvernement, ou abandonner nos relations cordiales avec les familles musulmanes. Nous nous sentions responsables de la garde des propriétés américaines situées à AF. et aux alentours et nous avions aussi des maîtresses orphelines et des filles arméniennes dans nos établissements, pour la protection desquelles nous devions aller jusqu'au sacrifice de notre vie. Un des très grands problèmes qui se posait à nous, concernait les biens des familles déportées. L'Alaï Bey leur avait dit qu'ils pouvaient déposer où il leur plairait les biens qu'ils laissaient derrière eux. Naturellement chacun d'eux chercha à nous les confier. Nous aurions pu remplir nos établissements avec tous les articles imaginables de ménage et les trésors, sans parler des chevaux, des vaches, des chèvres, etc. Comme nous n'avions aucun Américain pour nous donner conseil, et que nous désirions toujours agir de manière à ne pas engager le consul ou l'ambassade, nous décidâmes d'une manière générale de ne pas accepter de dépôts. Nous payâmes les objets que nous ne pouvions accepter, et l'achat n'était jamais fait que pour aider ceux qui avaient absolument besoin d'argent. Le gouvernement en eut vent et nous laissa faire.
Depuis le départ des premiers déportés, au commencement de juin, jusqu’au moi d’octobre, nous fûmes très heureux d’avoir eu des occasions d'accorder quelques secours en argent. Miss B. passait à travers le cordon de gendarmes gardant les villages de Char et de Roumlou, et pouvait ainsi laisser quelques livres entre les mains des chefs de villages, pour secourir les plus pauvres. Nous donnâmes librement à ceux qui partaient de AE., dans la limite de nos moyens et même parfois nous pûmes aider à leur passage les déportés des autres villages de la contrée de Césarée. Nous réussîmes aussi, avec l'aide d'un Grec et d'un Turc, à envoyer quelques secours aux villageois de AJ. et de AK., avant leur départ. Nous étions convaincus que les autorités savaient à quel point nous aidions ces gens, mais nous ne rencontrâmes de leur part aucune opposition ouverte.
Nos domestiques furent tous déportés, dès le début ; de sorte qu'un travail supplémentaire, auquel nous n'étions pas accoutumés, nous fut imposé. Miss B., par exemple, devait aller porter elle-même le courrier au gouvernement. Nous eûmes souvent à nous occuper nous-mêmes de nos provisions en traitant avec les bergers et les villageois qui venaient vendre. La plupart du temps, nous n'avions pas de cuisinier. Une autre tâche qui épuisa nos forces et prit beaucoup de notre temps, fut de lutter contre une invasion de sauterelles qui visita la Syrie et la Cilicie.
Elles apparurent au commencement de juin et ravagèrent la contrée jusqu'en septembre. Elles détruisirent nos vignes et nous eûmes à lutter chaque jour pour les chasser de nos établissements. Lorsque nous avions réussi à détruire celles qui étaient sur nos terres, elles étaient rapidement remplacées par des nuées d'autres venant de la montagne. Lorsque je partis, beaucoup de villages souffraient du manque de vivres, par suite des ravages des sauterelles.
Un autre problème était le soulagement, dans une modeste mesure, des souffrances causées dans la ville par le manque de vivres. Un grand nombre de veuves, d'orphelins et de familles de soldats avaient été laissés sans soutien, après que les familles aisées avaient été déportées. En outre, le travail des industries, qui employait un nombre considérable de veuves, avait été arrêté après l'arrivée de la Cour martiale. Les deux « Bible Women »1 travaillèrent héroïquement, jusqu'à ce qu'elles fussent elles-mêmes déportées, pour venir en aide au cas des plus nécessiteux, avec les petits moyens dont nous pouvions disposer en leur faveur, chaque semaine. Nous achetâmes, dans ce but, de grandes quantités de blé à bon marché. Le seul magasin resté ouvert était celui du pharmacien, de sorte qu'il n'était possible d'acheter aucune provision. On souffrait beaucoup du manque de savon et de sel. Comme notre propre approvisionnement était très limité, nous ne pouvions pas donner aussi librement que nous l'eussions souhaité; mais à la fin, Miss B., malgré tout ce qui pesait sur elle, épuisant ses forces et absorbant son temps, fabriqua elle-même des quantités considérables de savon, de sorte que les femmes purent au moins laver leur linge de temps à autre. Tous ceux qui en recevaient étaient des plus reconnaissants et notre approvisionnement ne suffisait jamais.
Miss B. et moi-même n'eûmes jamais à personnellement souffrir d'un manque de courtoisie de la part d'un fonctionnaire, ou d'un villageois turc. Notre situation était souvent délicate, et d'une manière générale les autorités avaient des égards pour nous. Quand nous demandâmes à Mr. H. de venir à notre aide de Marach et que le gouvernement l'en empêcha, le Kaïmakam nous envoya le chef de la police pour nous donner des explications et nous assurer que nous n'avions rien à craindre, que nous étions les hôtes du gouvernement et qu'on ne toucherait pas à un cheveu de nos têtes. Lorsque je partis de AF., bien que j'eusse l'escorte de Miss J. le Kawass du consul et son gendarme, le capitaine de AF., m'envoya son meilleur cavalier pour m'accompagner. Le fonctionnaire de la poste se montra très amical et nous accorda beaucoup de faveurs personnelles. Lorsqu'on nous envoyait de l'argent par la poste, il essayait toujours de nous payer en or ou en argent, en sorte que nous puissions le faire parvenir rapidement à nos protégés. Il savait que nous l'employions à secourir les condamnés à la déportation. Lorsque les premiers convois d'exilés sortirent de AF., sa mère fut incapable de quitter le lit pendant deux semaines, tellement elle était déprimée par ce qu'elle voyait et entendait. Elle parlait avec véhémence contre les terribles événements qui se produisaient.
Notre principale institutrice, Miss K. et sa mère étaient avec nous dans l'établissement. Elles avaient des relations musulmanes, dont deux appartenaient à des familles d'officiers à AF. ; celles-ci étaient en relations particulièrement amicales avec nous et nous visitaient souvent. Elles étaient toutes franchement contre les horreurs que l'on commettait. Une fois, U. Effendi, n'était pas venu nous voir comme c'était sa coutume, et lorsque nous lui en demandâmes la raison, il répondit qu'il avait eu honte de venir parce qu'il ne pouvait pas nous apporter de bonnes nouvelles. Nous vîmes des femmes musulmanes gémissant à haute voix avec les chrétiens, lorsque les premières familles furent exilées. Lorsque l'Alaï Bey arriva pour la première fois, il appela le Moufti et il lui demanda son approbation pour ce qu'il était sur le point d'exécuter. Mais le Moufti refusa de lui donner sa sanction et dit qu'il n'y voyait rien de bon. Ce même Moufti était un grand ami personnel d'un des principaux Arméniens protestants (notre ami intime et notre conseiller) et il essaya par tous les moyens de le sauver de l'exil, mais en vain. Lorsque M. Agha partit, le Moufti prit possession de sa maison et de tous ses biens pour lui. Il déclara aussi qu'il resterait le protecteur des Américains et des institutions américaines, après que M. Agha serait parti.
Quelques-uns des Aghas du village s'exprimèrent aussi librement devant nous sur les choses de la guerre et sur la calamité qui frappait les Arméniens. Ils disaient qu'une telle cruauté ne pouvait pas demeurer sans châtiment, et que le jour de rendre des comptes viendrait. Ils se plaignaient amèrement qu'il ne restât plus d'artisans ou de boutiquiers pour satisfaire à leurs besoins; et que sous peu ils seraient eux-mêmes dans un grand dénuement. Le gardien de notre résidence d'été nous montra son pied à moitié hors de son soulier, parce qu'il ne pouvait pas trouver un cordonnier à AF., pour réparer sa chaussure. Tous les villages environnants, turcs, kurdes ou circassiens étaient dans la même gêne.
Un cheikh kurde N. Effendi, d'un village peu éloigné de AF. ne vint à la ville que deux fois pendant l'été. La première fois, il ne resta qu'une heure environ, et avec des larmes qui coulaient sur ses joues, il dit qu'il voulait retourner dans son village immédiatement, ne pouvant supporter de tels spectacles. La seconde fois, il vint pour dire adieu à O. Effendi, son ami arménien, il embrassa ses deux enfants, les pressant sur son cœur et s'en alla en larmes. Un Kurde nous apporta aussi secrètement la nouvelle que le bâtiment de la nouvelle église de Char avait été partiellement détruite à la dynamite.
Les Musulmans de AK. et de AJ. étaient fortement opposés à la déportation des Arméniens de ces villages. Ils déclarèrent qu'ils n'étaient nullement coupables, ne possédaient pas d'armes, qu'ils vivaient en paix et étaient leurs amis et qu'ils étaient, en outre, leurs artisans et leurs négociants. Par leurs efforts, ils réussirent à différer leur déportation de trois mois ; mais à la fin ils ne purent les sauver. Les Turcs de AK. méritent une mention spéciale pour leur attitude honorable pendant tout le cours des événements. L'oncle de Miss K., un officier de AK., brisa une cruche sur la tête d'un jeune musulman qui avait pénétré dans une chambre pour molester la femme d'un soldat arménien. Il lui déclara qu'il était de son devoir de défendre un être sans protection, qui vivait à l'abri de sa maison. Un jour Miss B., passant dans une rue de AF., fut appelée par deux gendarmes qui avaient reçu l'ordre d'expulser «n vieillard de sa maison, pour être déporté avec sa femme et leur fils alité. Les gendarmes lui dirent : « Comment pouvons-nous faire cela ? » et prièrent Miss B. de solliciter des autorités la grâce de ces malheureux. Ce sont là des exemples de faibles rayons de lumière au milieu de quatre mois d'horribles ténèbres. On pourrait écrire des pages et des pages sur la barbare et inlassable cruauté du plus grand nombre.
Pendant tout l'été, Miss B. et moi nous nous sommes posé la question de savoir si nous étions venus en Turquie pour ne travailler que pour les chrétiens ou si, maintenant que les Arméniens étaient partis, nous serions disposées à prendre aussi les enfants des musulmans dans notre école. Pendant que nous étions hésitantes, des familles de plusieurs officiers nous exprimèrent le désir de placer leurs filles dans notre Ecole. On nous demandait chaque semaine quand une décision serait prise par nous au sujet de l'ouverture de notre Ecole. Une femme musulmane alla jusqu'à nous questionner sur les vêtements qu'il était nécessaire de préparer pour sa fille. Nous ne pouvons naturellement pas dire si elles étaient sincères ou non, mais le désir paraissait général.
Il y eut encore une autre question qui surgit au cours de l'été, peu après la déportation des familles de AF.; une trentaine de familles environ de mouhadjirs furent envoyées par le gouvernement pour prendre leurs places. Ces malheureux étaient des réfugiés de Roumélie, depuis l'époque de la guerre balkanique. Depuis deux ans ils avaient erré toujours, renvoyés de place en place par le gouvernement turc, et ils furent finalement logés dans les maisons qui venaient précisément d'être évacuées par ceux qui allaient de même errer pendant des mois sans abri. Quatre familles vinrent habiter tout près de nous, dans notre quartier de la ville. Nous décidâmes tout de suite de leur témoigner de l'amitié. Ils y répondirent d'une façon touchante ; ils vinrent souvent et épanchèrent leurs cœurs débordants. Lorsqu'ils arrivèrent, tout d'abord les hommes étaient trop faibles pour travailler, ils étaient tous prédisposés aux refroidissements et aux fièvres ; de tout le village d'où ces gens venaient, il ne restait que deux enfants vivants.
Une des femmes nous parla avec horreur d'avoir à vivre dans une maison à laquelle de tels souvenirs se rattachaient, disant qu'il fallait avoir passé par où elle avait passé pour comprendre ce que ses souffrances pouvaient être. Le matin du jour où je leur dis adieu, une de ces femmes mohadjirs me prit dans ses bras et me pria de ne pas partir.'
Nous avons vu, Miss Vaughan et moi, des centaines d'Arméniens partir pour un exil sans espoir. Cela brisait le cœur et c'était trop horrible pour pouvoir même se le représenter, et nous rendons grâce au Dieu de toute l'humanité, des chrétiens et des musulmans, qu'il nous ait été permis de voir l'esprit de la foi chrétienne et d'humilité manifesté par un si grand nombre, dans la période la plus sombre de l'histoire de l'Arménie. Il peut y avoir eu des exemples de dureté de cœur et de malédictions contre Dieu, des exemples de gens qui auraient perdu la foi, mais nous n'en avons pas rencontrés personnellement. Combien de fois il nous est arrivé de prier avec ceux qui étaient sur le point de partir, et avec des larmes inondant nos visages, de supplier Dieu de sauver notre foi ! Combien de fois des hommes et des femmes nous ont serré les mains au moment du départ, en nous disant : « Que la volonté de Dieu soit faite ! Nous n'avons pas d'autre espoir ! » P. Effendi, le prédicateur protestant vint à notre établissement le jour de son départ et nous demanda à célébrer un service avec les filles et les institutrices. Sa jeune femme, qui était sur le point de devenir mère, fut laissée à nos soins. Je ne sais s'ils se sont jamais revus. Avec un grand calme, il lut la parole de Dieu, appela la protection de Dieu sur nous tous qui restions. A la fin, il demanda aux filles de chanter : « He leadeth me » (II me conduit)
« Quoiqu'il m'égorge, j'aurai foi en lui. »
1) Femme qui distribue des bibles et en donne lecture dans les familles.