Angora. - Extrait du récit (doc. 36), de Miss AA. {Miss Gage}, une voyageuse étrangère en Turquie d'Asie. Communiqué par le Comité Américain de Secours aux Arméniens et aux Syriens.

Il est étrange qu'on puisse vivre constamment en Asie Mineure et voir très peu de crimes qui s'y perpètrent actuellement. Lorsqu'on voyage à travers la contrée, on sent constamment le silence mortel d'une situation entourée de crimes et qui vous est cachée.

Je viens d'arriver à Constantinople, venant de X..., un voyage de cinq jours en chemin de fer. Après avoir attendu une semaine à Angora, j'ai réussi à me rendre à une journée de distance le long du chemin de fer, à Eskichéhir, où l'on doit attendre deux jours de plus. Finalement, je pus prendre un train retardé, sans lumière ni chauffage dans les wagons de 1er classe, et j'arrivai à Constantinople tard dans la journée du lendemain.

Je suis venue seule avec un domestique tartare. Un exilé anglais qui avait été dans les affaires de ce pays depuis plusieurs années, se joignit à moi pour le voyage et fit une partie du chemin, se rendant chez lui. Les prisonniers anglais sont très bien traités dans le pays. Cet homme, après avoir été exilé pendant plus de dix mois, avait obtenu sa mise en liberté. On trouve des prisonniers anglais dans tout le pays. J'en rencontrai plusieurs à Tchoroum. Ils sont autorisés à avoir une maison et des domestiques et ils sont traités avec politesse, — surtout ceux qui peuvent parler le turc. Ils vont et viennent dans les champs, ils peuvent même chasser, s'ils le désirent et il n'y a de restriction que pour la nuit, par un règlement qui les oblige à être chez eux à 8 h. du soir. Les Missionnaires américains leur ont fourni des livres et ils servent d'intermédiaires pour les envois d'argent qui leur sont faits par l'Ambassade Américaine. Ils ne tarissent pas d'éloges pour la générosité et les soins de l'Ambassade d'Amérique.

Quelques-uns de ces hommes avaient été emmenés pendant la nuit d'Angora dans la direction de l'Est. A leur départ d'Angora, ils ne pouvaient comprendre pourquoi on les emmenait de nuit ; mais lorsqu'ils passèrent, dans les ténèbres, le pont sur la rivière d'Assi Yozgad et qu'ils sentirent pendant une heure une odeur suffocante, provenant de corps en décomposition, ils comprirent pourquoi on ne leur avait pas permis de passer par là en plein jour. On dit que la montagne, le long d'Assi Yozgad, n'est qu'un cimetière. Je n'ai pas pu recueillir de témoignages qui le prouvent absolument, si ce n'est que j'ai vu des tas recouverts de terre et de pierres, qui m'ont fait l'effet d'avoir été formés pour recouvrir les fossés qu'on avait creusés.

J'appris à Angora que les tanneurs et les bouchers de la ville avaient été appelés à Assi Yozgad et qu'on leur avait remis les Arméniens pour les tuer. Les couteaux des tanneurs sont de forme circulaire, tandis que ceux des bouchers sont des petites hachettes, de sorte qu'ils purent tuer les hommes avec les instruments dont ils avaient l'habitude.

Les récits sont trop horribles pour être répétés.

Le Président de la Banque Ottomane montre des billets de banque tachés de sang et transpercés par un poignard qui avait laissé une tache de sang tout autour du trou et d'autres billets déchirés, qui l'avaient été certainement en les arrachant des vêtements des victimes, — et tous ces billets étaient donnés en dépôt à la Banque par les officiers turcs.

On m'a raconté une anecdote intéressante sur les catholiques d'Angora. Le bruit avait couru, au moment des déportations, que les catholiques seraient laissés libres. Mais le bruit n'avait pas été confirmé et les autorités ne voulaient pas le reconnaître. De sorte que les catholiques furent tous rassemblés à la station et expédiés. Beaucoup d'hommes avaient déjà été expédiés, mais il s'agissait d'un deuxième convoi. Je crois qu'il comprenait aussi des femmes. Ils étaient arrivés à cette ville, à Assi Yozgad, et les gens étaient là pour les tuer. Les prêtres demandèrent dix minutes de grâce pour prier et leur donner la communion. Les dix minutes furent accordées et au moment où tous s'agenouillaient et priaient, un cavalier apparut soudain, tenant un papier en main et criant : « On vous accorde la liberté ! On vous accorde la liberté ! Vous ne devez pas être mis à mort ! » Les officiera ne voulurent pas les renvoyer chez eux mais ils eurent la vie sauve et furent envoyés vers le sud.

La faveur qui fut obtenue, grâce à l'intervention des Ambassades d'Autriche et d'Amérique à Constantinople, d'une exemption de la déportation des catholiques et des protestants, est respectée dans certains cas seulement et ne l'est nullement dans d'autres cas. J'étais à Sivas lorsque le riche village de Perkenik fut déporté entièrement et sans pitié. C'était un village catholique d'environ un millier de maisons. Ils avaient de beaux chevaux et de grands troupeaux de moutons. Les troupeaux et les chevaux furent envoyés dans la ville et les hommes furent emmenés a coups de fouets. Lorsqu'on se plaignit aux officiers, en disant que cela ne devait pas être fait, ces malheureux étant des catholiques qui s'étaient toujours montrés fidèles au Gouvernement, on leur répondit que la politique avait changé et que l'Italie était entrée en guerre depuis que l'ordre avait été envoyé de Constantinople.

J'ai trouvé, en arrivant à Angora, que beaucoup de femmes catholiques et d'enfants y avaient été laissés, mais que tous se sont convertis à l'islamisme. Les femmes et les enfants protestants étaient encore là, mais, en fait, tous les hommes avaient été emmenés. On avait appris qui quelques-uns d'entre eux se trouvaient à Osmanié.

A Songourlou, je fis une visite à la communauté protestante,soir de mon arrivée. Leur histoire est bien triste. On les avait menacés de les déporter avec les autres Arméniens de la ville, mais l'un d’eux qui était employé ailleurs, et qui se trouvait en vacances à Songourlou, supplia le Kaïmakam d'épargner les protestants. Le Kaïmakam dit qu'il n'avait pas d'ordre, mais qu'il télégraphierait à Constantinople pour s'informer. Dans l'entre-temps, ils furent tous amenés dans les « Khans » et les familles furent cruellement séparées. Cependant la communauté protestante réussit à se réunir en un meeting et à envoyer une pétition collective au Gouvernement, demandant le salut et disant qu'elle savait qu'il était dans les intentions du Gouvernement de Constantinople d'épargner les protestants. Le Kaïmakam finit par donner satisfaction à cette requête et il renvoya chacun chez lui. Les Grégoriens furent tous emmenés hors de la ville et j'ai appris de source digne de foi qu'aucun d'eux n'est arrivé vivant au delà de Yozgad. Ces protestants et les familles de quelques soldats arméniens restèrent pendant quelques semaines à Songourlou, puis ils furent emmenés tous ensemble et répartis dans divers villages. Les familles furent de nouveau disloquées et ils souffrirent de grandes privations, car les paysans turcs avaient peur de les nourrir. Cependant, après deux semaines d'absence de la ville, on leur permit de rentrer chez eux. Une grande famille des plus influentes fut choisie spécialement et obligée de se convertir à l'islamisme. Cette famille comprenait celui qui leur avait servi de porte-paroles et qui était parvenu à les sauver.

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