Lettre d’une source autorisée, datée de Constantinople 2/15 août 1915 et adressée à un notable arménien demeurant hors de Turquie.

Depuis que je vous ai écrit ma dernière lettre (dont vous m'avez accusé réception), nous avons reçu des informations plus précises des provinces de l'Intérieur. Les renseignements que nous allons vous donner nous viennent des témoins ci-après : une dame arménienne convertie de force à l'islamisme et amenée à Constantinople, par un hasard imprévu ; une petite fille de Zileh âgée de 9 à 10 ans qui a été amenée par un officier turc jusqu'à Constantinople; un voyageur turc de Kharpout; des voyageurs étrangers venant d'Erzindjan, etc.. En résumé ces informations proviennent ou de témoins oculaires ou de victimes des crimes.

Il est maintenant établi qu'il ne reste plus un Arménien dans les provinces d'Erzeroum, de Trébizonde, Sivas, Kharpout, Bitlis et Diarbékir. Près d'un million d'Arméniens, qui peuplaient ces provinces, ont été déportés de leur patrie et exilés vers le sud. Ces déportations ont été faites très systématiquement par les autorités locales depuis le commencement du mois d'avril. On a commencé par désarmer la population dans tous les villages et dans toutes les villes ; on employa à cet effet les gendarmes, et même les criminels élargis tout exprès des prisons, qui, sous prétexte de désarmement, commirent des assassinats et firent endurer des tortures horribles. Ensuite on a emprisonné en masse les Arméniens, sous prétexte d'avoir trouvé chez eux des armes, des livres ou la simple mention d'un des partis politiques, etc. ; et, à défaut, la richesse ou une situation quelconque suffisait comme prétexte. Puis on procéda à la déportation. D'abord, sous prétexte d'envoyer en exil, on expatria ceux qui n'avaient pas été emprisonnés, ou ceux qui, à défaut d'une preuve, avaient été mis en liberté ; puis on les massacra. De ceux-ci personne n'a échappé à la mort. Avant leur départ l'autorité les a officiellement fouillés et a retenu leur argent ou tout objet de valeur. Ils étaient ordinairement liés séparément ou par groupes de 5 à 10. Le reste, vieillards, femmes et enfants, a été considéré comme épave dans la province de Kharpout et mis à la disposition du peuple musulman; le plus haut fonctionnaire comme le plus simple paysan, choisissait la femme ou la fille qui lui plaisait et la prenait comme femme, la convertissant par force à l'islamisme ; quant aux petits enfants, on en prit autant qu'on en voulait et le reste fut mis en route affamé et sans provisions, pour être victimes de la faim, si ce n'est de la cruauté des bandes. Il y a eu des massacres dans la province de Diarbékir, particulièrement à Mardin et la population a subi les mêmes atrocités.

Dans les provinces d'Erzeroum, de Bitlis, de Sivas et de Diarbékir, les autorités locales ont donné des facilités aux déportés: un délai de 5 à 10 jours, autorisation de vente partielle des biens et liberté de louer une charrette pour quelques familles ; mais au bout de quelques jours, les charretiers les laissaient à mi-chemin et revenaient en ville. Les caravanes ainsi formées rencontraient le lendemain, ou parfois quelques jours après, des bandes ou des paysans musulmans qui les dépouillaient entièrement. Les bandes s'unissaient aux gendarmes et tuaient les rares hommes ou jeunes gens qui se trouvaient dans les caravanes. Ils enlevaient les femmes, les jeunes filles et les enfants, ne laissant que les vieilles femmes qui sont poussées par les gendarmes à coups de fouets et qui meurent de faim à mi-chemin. Un témoin oculaire raconte que les femmes déportées de la province d'Erzeroum sont laissées, depuis quelques jours dans la plaine de Kharpout, où toutes sont mortes de faim (50 à 60 par jour) et l'autorité n'a envoyé que quelques personnes pour les enterrer, afin de ne pas compromettre la santé de la population musulmane.

Une petite fillette raconte que lorsque les populations de Marsivan, Amassia et Tokat sont arrivées à Sari-Kichla (entre Sivas et Césarée) devant le Gouvernorat même on arracha les enfants des deux sexes de leurs mères, on les enferma dans des salles et on obligea la caravane à poursuivre son chemin; ensuite on fit savoir aux villages voisins que chacun pouvait en prendre à son choix ; elle et sa compagne ont été enlevées et emmenées par un officier turc. Les caravanes de femmes et d'enfants sont exposées devant le Gouvernorat de chaque ville ou de chaque village où elles arrivent, pour que les musulmans fassent leur choix.

La caravane partie de Baïbourt fut ainsi diminuée et les femmes et les enfants qui restaient furent précipités dans l'Euphrate, devant Erzindjan, à l'endroit appelé Kémah-Boghazi1. Mademoiselle Flora A. Wedel Yarlesberg, une norvégienne de bonne famille, qui était infirmière dans un hôpital de la Croix-Rouge allemande ainsi qu'une autre infirmière, sa compagne, furent si profondément émues de ces barbaries et d'autres faits analogues, qu'elles ont présenté leur démission; elles sont allées à Constantinople et se sont rendues en personne à quelques ambassades pour raconter ces faits atroces.

Ces barbaries ont été commises partout et aujourd'hui les voyageurs ne rencontrent, sur toutes les routes de ces provinces, que des milliers de cadavres arméniens. Un voyageur musulman, pendant son trajet de Malatla à Sivas, qui dure 9 heures, n'a rencontré que des cadavres d'hommes et de femmes. Tous les hommes de Malatia ont été amenés là et y ont été massacrés; les femmes et les enfants sont tous convertis à l'Islamisme. Aucun Arménien ne peut voyager dans ces parages, car tout musulman, surtout les bandes et les gendarmes, croient de leur devoir de les tuer immédiatement. Récemment, Zohrab et Vartkès, les députés arméniens du Parlement Ottoman, qui ont été envoyés à Diarbékir pour être jugés par le Conseil de Guerre, ont été, avant d'y arriver, tués près d'Alep. Dans ces provinces on ne peut voyager que sous le nom d'un musulman et incognito. Quant aux femmes nous en avons déjà parlé plus haut et nous croyons inutile d'en parler plus longuement, lorsqu'on voit combien on fait fi de la vie humaine.

Les soldats arméniens aussi ont subi le même sort. D'ailleurs, tous ont été désarmés et ils travaillent pour construire des routes2. Nous savons de source certaine que les soldats arméniens de la province d'Erzeroum, qui travaillent sur la route Erzeroum-Erzindjan, ont été tous massacrés ; de même, ceux de la province de Diarbékir, ont été massacrés sur les routes de Diarbékir-Ourfa et Diarbékir-Kharpout. De Kharpout seul, 1.800 jeunes Arméniens furent expédiés comme soldats à Diarbékir pour y travailler ; tous ont été massacrés aux environs d'Arghana. Nous n'avons aucune nouvelle des autres localités, mais il n'est pas douteux qu'on leur a fait subir le même sort.

Dans diverses villes, les Arméniens qui étaient oubliés au fond des prisons ont été pendus. Dans le mois écoulé, quelques dizaines d'Arméniens ont été pendus à Césarée seulement.

Dans beaucoup d'endroits, la population arménienne, pour sauver sa vie, a voulu se convertir à l'islamisme, mais cette fois-ci les démarches n'ont pas été facilement accueillies, comme lors des grands massacres précédents. A Sivas on a fait les propositions suivantes à ceux qui voulaient se convertir à l'islamisme : confier leurs enfants jusqu'à l'âge de 12 ans au Gouvernement qui se chargera de les placer dans les orphelinats, et accepter de s'expatrier pour aller s'établir là où le Gouvernement leur indiquera.

A Kharpout, on n'a pas accepté la conversion des hommes ; quant aux femmes, on a exigé, lors de leur conversion, la présence d'un musulman ayant accepté de les prendre en mariage. Beaucoup de femmes arméniennes ont préféré se jeter dans l'Euphrate avec leurs nourrissons, ou se sont suicidées chez elles. L'Euphrate et le Tigre sont devenus le tombeau de milliers d'Arméniens.

Ceux qui sont dans les villes de la Mer Noire, comme Trébizonde, Samsoun, Kérassunde, etc., se sont convertis, ont été envoyés à l'intérieur, dans les villes entièrement habitées par des musulmans. Chabine-Karahissar s'étant opposé au désarmement et à la déportation, a été bombardé et toute la population, celle de la ville comme celle des champs, de même que l'Evêque, a été massacrée impitoyablement.

Enfin, de Samsoun jusqu'à Séert et Diarbékir, aucun Arménienn'existe plus actuellement, la plupart sont massacrés ; une partie a été enlevée et une partie s'est convertie à l'islamisme.

L'histoire n'a jamais enregistré, n'a jamais parlé de pareille, hécatombe, on est porté à croire que, sous le règne d'Abdul-Hamid, les Arméniens étaient heureux. Mgr. Anania Hazarabédian, Evêque de Baïbourt, a été pendu sans que le jugement ait été confirmé par le Gouvernement Central3.

Mgr. Besak Der-Khorénian, Evêque de Kharpout, est parti au mois de mai pour aller en exil ; et à peine était-il éloigné de la ville qu'il lui cruellement tué. Mais nous n'avons encore aucunes nouvelles des évêques de Séert, Bitlis, Mouch, Keghi, Palou, Erzindjan, Kémah, Tokat,Gurun, Samsoun et Trébizonde, et nous n'en avons pas non plus depuisplus d'un mois des évêques de Sivas et d'Erzeroum. Il est inutile de parler des prêtres martyrisés. Quand la population a été déportée, les églises ont été pillées et converties en mosquées, écuries, etc. D'ailleurs on a commencé à vendre à Constantinople les objets du culte et les meubles des églises arméniennes, de même que les Turcs ont commencé à amener à Constantinople les enfants des malheureuses mères arméniennes.

La population de Cilicie a été exilée dans la province d'Alep,de Deir-el-Zor ou à Damas et elle périra certes de faim. Nous venons d'apprendre que le Gouvernement s'est refusé de laisser en paix même les colonies arméniennes insignifiantes d'Alep et d'Ourfa qui auraient pu secourir leurs compatriotes dans leur voyage vers le sud ; et le catholicos de Cilicie qui est encore à Alep distribue des secours que nous lui remettons.

Nous avions cru d'abord que le projet du Gouvernement était de résoudre la question arménienne une fois pour toutes, en déportant les Arméniens des six provinces et la population arménienne de la Ciliciepour prévenir un danger futur. Malheureusement leur projet était plus vaste et plus radical. Il consistait dans l'extermination de toute la population arménienne de la Turquie toute entière. Le résultat en est que dans ces sept provinces où le Gouvernement s'était engagé à introduire des réformes, il ne reste pas vivant un pour cent de la population arménienne. Nous ne savons pas jusqu'à présent si un seul arménien a pu atteindre Mossoul ou les alentours. Et ce plan a été mis à exécution même dans les faubourgs de Constantinople. La majorité des Arméniens du district d'Ismidt et de la province de Brousse ont été déportés de force en Mésopotamie, abandonnant leurs maisons et leurs biens. La population d'Adabazar, d'Ismidt, de Gueyvé, d'Armache, et de leurs environs a été déportée en détails ; cela revient à une déportation de la poputation de tous les villages du district d'Ismidt (excepté Baghtchédjik où on a accordé plusieurs jours de grâce). Le supérieur du Séminaire d'Armache a été aussi déporté avec les autres prêtres et les séminaristes4. Ils ont dû tout abandonner et n'ont pu rien emporter avec eux pour leur voyage. Six mères en pleurs confièrent leurs petits enfants aux Arméniens de Koniah pour leur sauver la vie, mais les autorités locales les arrachèrent des mains des personnes auxquelles ils avaient été confiés et les livrèrent aux musulmans.

C'est maintenant le tour de Constantinople. En tout cas la population a été prise de panique et attend d'un moment à l'autre l'exécution desa sentence. Les arrestations sont innombrables et ceux qu'on arrête sont immédiatement emmenés hors de la capitale. Le plus grand nombre va sûrement périr. Ce sont jusqu'à présent les négociants en détails, nés en province mais habitant Constantinople que l'on déporte; parmi eux Marouké, Ipranossian Garabed, Kherbékian d'Erzeroum. Atamian, Karékin, Krikorian Sempad de Bitlis, etc.. Nous faisons de grands efforts pour sauver au moins les Arméniens de Constantinople de cette terrible extermination de la race, pour avoir au moins dans l'avenir un point de ralliement pour la cause arménienne en Turquie.

Y a t-il rien à ajouter à ce rapport? Toute la population arménienne de Turquie a été condamnée à mort, et ce décret est énergiquement mis à exécution en tous les coins de l'Empire, sous les yeux des Puissances Européennes, tandis que jusqu'à présent ni l'Allemagne, ni l'Autriche n'a réussi à arrêter l'action de leur alliée et à laver cette tache de barbarie qui les souille elles-mêmes. Tous nos efforts ont été sans résultat. Nous plaçons tout notre espoir dans les Arméniens qui sont à l'étranger.

 

suite

1) Voir Doc. 20, 21. Les témoins d'Erzindjan n'étaient pas Norvégiens, mais Danois (Note de l'Editeur).

2) Voir Doc. 18 et 21.

3) Voir Doc. 20.

4) Voir Doc. 42