Sivas. Lettre (sans date) écrite de Malatia par Miss Mary L. Graffam, directrice de l'école supérieure des filles à Sivas à un correspondant de Constantinople ; reproduite par le « Missionary Herald » de Boston, décembre 1915.

Lorsque nous fûmes prêts à quitter Sivas le Gouvernement donna environ quarante-cinq chariots à bœufs et quatre-vingts chevaux, mais pas un seul pour nos élèves et nos professeurs ; nous achetâmes donc dix chariots à bœufs, deux voitures à ressorts à chevaux, cinq ou six ânes et nous partîmes. Dans notre troupe se trouvaient tous nos maîtres du Collège, environ vingt jeunes gens et trente jeunes filles élèves du Collège et de l'Ecole des Filles. Ce fut par une faveur spéciale, et parce qu'il n'y avait aucun mouvement révolutionnaire à Sivas, que le Vali permit aux hommes qui n'avaient pas encore été mis en prison de partir avec leurs familles.

La première nuit nous étions si fatigués que, après avoir mangé un morceau de pain, chacun dormit sur le sol là où il trouva une place pour étendre une couverture (Yorghan). Nous n'avions fait halte qu'une fois la nuit venue; nous étions si près de Sivas que les gendarmes nous protégèrent encore, et on ne nous fit aucun mal ; mais la nuit suivante, nous commençâmes à comprendre ce que nous avions en perspective. Les gendarmes allaient en avant, avaient de longues conversations avec les habitants des villages; ensuite ils se retiraient et les villageois commençaient à voler et à inquiéter nos gens ; alors des cris, des pleurs s'élevaient et les gendarmes venaient et chassaient les pillards. Les couvertures, les tapis, et d'autres effets disparaissaient par douzaines ainsi que les ânes. Plusieurs avaient emmené des vaches, mais dès le premier jour, il n'en restait plus une seule.

Nous nous habituions à être volés. Mais le troisième jour, nous eûmes un autre sujet de terreur. A Kangal, on devait mettre à part les hommes. Nous traversâmes ce village, mais il ne se passa rien. Notre maître d'Ecole de Mandjaluk était là ainsi que sa mère et ses sœurs. Us étaient partis du village avec les autres femmes et les enfants et, lorsqu'ils apprirent que les hommes devaient être séparés de leurs familles à Kangal, le professeur s'était sauvé dans un village à quatre heures de marche, mais là, il fut repris parla police, ramené à Kangal parce que le sergent de police voulait avoir sa sœur. J'allai les voir et les trouvai parqués dans une chambre. J'allai chez le Kaïmakam et j'obtins qu'ils fussent réunis au reste de la colonne.

A Kangal quelques Arméniens étaient devenus musulmans, et on les y avait laissés ; tous les autres avaient été emmenés. Nous avions passé la nuit précédente à Kazi-Mahara vide. On disait qu'une vallée du voisinage était pleine de cadavres. A Kangal, nous rencontrâmes une troupe de déportés de Tokat. Il y avait de quoi faire frémir d'horreur. C'était une troupe de vieilles femmes auxquelles on avait tout volé. La femme du pasteur était du nombre. Nous sûmes par elle qu'on avait d'abord emprisonné les hommes et que de la prison on les avait fait partir pour une destination inconnue. Puis on avait arrêté les vieilles femmes et les femmes mariées âgées de 30 à 35 ans. Il y avait là peu de jeunes femmes et de petits enfants. On les avait laissés à Tokat. Badvéli Avédis avait sept enfants, l'une était parmi les filles de notre école, les six autres étaient restés à Tokat sans père ni mère. Pendant trois jours ces gens de Tokat n'avaient reçu aucune nourriture ; ensuite, ils vécurent sur ce qui restait à la colonne de Sivas, qui n'avait pas encore subi de grosses pertes.

En les voyant, nous acquîmes la conviction que nous ne garderions pas longtemps avec nous les quelques hommes qui nous accompagnaient. En effet, le jour suivant, nous apprîmes qu'on avait envoyé à Hassan Tchélébi un Kaïmakam spécial pour effectuer la séparation. Qu'on juge de notre terreur ! Nous y arrivâmes vers midi, nous campâmes, et nous reprenions un peu d'espoir, lorsque le moudir (maire) arriva avec des gendarmes, groupa les hommes, disant que le Kaïmakam voulait prendre leurs noms, assurant qu'ils reviendraient bientôt.

La nuit se passa, un seul homme revint et nous dit qu'on avait pris aux hommes tout leur argent, et qu'on les avait emprisonnés. Le lendemain matin, ils saisirent quelques hommes qui avaient échappé, nous obligèrent à payer quarante-cinq livres turques (1.000 francs) et promirent qu'on nous donnerait des gendarmes pour nous protéger. Une colonne compte d'ordinaire de 1.000 à 3.000 personnes ; la nôtre en avait environ deux mille; nous eûmes cinq ou six gendarmes et en plus un Kurde auquel on donna un brassard rouge sur sa manche et un fusil, et qui put ainsi voler et tourmenter tout à son aise.

Le cœur brisé, les femmes continuèrent leur route. On ne fit rien aux petits garçons ; deux de nos maîtres étant de petite taille avaient réussi à se dissimuler et devaient nous être d'un grand secours aussi longtemps que nous pourrions les garder.

Le Moudir nous dit que les autres hommes avaient été renvoyés à Sivas, mais nous sûmes par les habitants du village qu'ils avaient été tous tués immédiatement. La question de savoir ce que deviennent les hommes que l'on sort des prisons et ceux qu'on retire des convois est un profond mystère. J'en ai parlé avec beaucoup de Turcs et je ne sais que croire.

Aussitôt les hommes partis, les conducteurs Turcs de nos chariots commencèrent a voler les femmes disant : « On va vous jeter dans le Tokma Sou, si vous nous donnez ce que vous avez, nous vous protègerons ». Toutes les femmes turques que nous rencontrions disaient la même chose. Les plus mauvais étaient les gendarmes. Une de nos filles de l'école fut à deux reprises enlevée par les Kurdes, mais ses compagnes firent tant de bruit qu'on la ramena. J'allais sans cesse d'un bout à l’autre de la colonne. Ces Kurdes pillards, assassins, sont certainement les plus beaux hommes du pays ; ils sont voleurs, mais ils ne volent pas n'importe quoi, ils ne prennent ni le pain, ni les bâtons qui servent à la marche.

En approchant du pont sur le Tokma Sou, le spectacle fut terrible. Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, on voyait sur la plaine cette longue colonne de chariots à bœufs. Pendant des heures nous n'eûmes pas une goutte d'eau ; le soleil était torride. En avançant nous trouvions les cadavres laissés par la colonne de la veille ; les plus faibles d'entre nous tombaient ; les Kurdes qui travaillaient aux champs nous attaquaient continuellement et nous étions hors de nous. J'entassai sur nos propres voitures autant de monde que possible. Nos élèves garçons et filles furent héroïques. L'une d'elles prit un enfant à sa mère mourante et le porta jusqu'au soir. Une autre soutint une femme mourante jusqu'à ce qu'elle tombât. Nous achetâmes de l'eau aux Kurdes, malgré les coups que cela devait attirer à nos garçons. Je comptai quarante-neuf morts, mais il y en a eu beaucoup plus. — Le cadavre nu d'une femme était couvert d'ecchymoses. J'ai vu des Kurdes dépouillant les corps de femmes qui n'étaient pas encore mortes. Je continuai à marcher ou à courir d'un bout à l'autre jusqu'à ce que nous eussions atteint le pont.

Les collines qui bordaient la route étaient blanches de Kurdes qui jetaient des pierres sur les Arméniens. Je courus en avant et me tins au milieu d'une troupe de Kurdes jusqu'à ce que je n'en puisse plus. Je n'ai vu jeter personne dans la rivière, mais on m'a affirmé qu'une certaine Elmas, qui avait longtemps travaillé chez moi, y avait été jetée par un Kurde. La femme du pasteur de Sivas était sur un âne avec un bébé dans ses bras. Un Kurde voulut la saisir et la précipiter, mais elle fut sauvée par un autre Kurde qui s'écria : « Elle a un enfant dans les bras ! »

De l'autre côté du pont, nous trouvâmes une autre colonne de Sivas qui était partie avant nous et, des colonnes venues de Samsoun, Amasia et d'ailleurs.

A ce moment, la police commença à s'occuper de moi, et il devint évident qu'on avait pris une décision à mon égard.

Le jour suivant, après notre arrivée à ce pont, on m'enjoignit d'aller à Malatia1 mais j'objectai que j'étais autorisée à rester avec les Arméniens. Pendant la journée on me dit que le Mutessarif m'ordonnait de me rendre à Malatia tandis que les Arméniens iraient à Kiahda pour de là se rendre à Ourfa2 où on leur ferait reconstruire des villages etc...

A Malatia, j'allai chez le commandant, un capitaine qui, dit-on s'est fait une fortune en dépouillant les déportés. Je lui racontai que j'avais été l'hiver précédent à Erzeroum au milieu de l'épidémie de typhus qui décimait la population turque et la pitié que m'avaient inspirée les femmes et les enfants; il finit par m'envoyer au Mutessarif. Celui-ci est un Kurde qui semble désireux de bien agir, mais il est malade depuis son arrivée et les « beys » sont maîtres de la situation ; certainement des horreurs ont été commises. Je proposai que l'on télégraphiât à Sivas et que l'on comprît bien que j'avais la permission d'accompagner les déportés jusqu'au bout. On me dit qu'on avait reçu de Sivas une réponse qui me défendait d'aller plus loin.

Les amis que j'ai trouvés à Malatia ont de grosses difficultés et sont profondément affectés des horreurs qu'ils y ont vues. Le Mutessarif et d'autres fonctionnaires ici et à Sivas m'ont lu à plusieurs reprises des ordres reçus de Constantinople, disant qu'il faut protéger la vie des déportés ; et cependant je dois conclure de leurs actes qu'ils n'ont pas reçu de tels ordres ; ils en ont certainement tué un grand nombre dans chaque ville. Il y avait ici dévastes tranchées que l'on avait fait creuser par les soldats pour les exercer. Maintenant elles sont comblées et l'on voit des chariots qui vont de ce côté pendant la nuit. Un homme me dit qu'allant de ce côté, pour inspecter des travaux qu'il avait exécutés, il avait vu un cadavre qui avait été certainement sorti d'une de ces tranchées par les chiens. Il en avait averti le gouvernement et le résultat fut que ses deux domestiques qui l'avaient accompagné furent appelés par deux sous-officiers, disant que le Pacha les demandait, et qu'ils furent mis à mort. Le Bélédieh Réis3 dit qu'à Malatia, tout mâle au-dessus de 10 ans sera tué, ainsi que toute femme au-dessus de 15ans. La vérité semble être entre ces deux extrêmes.

Mon but principal en accompagnant ces déportés, était de les aider dans leur départ. Beaucoup d'entr'eux ont des parents dans diverses villes auxquels je pouvais écrire, et je pensais pouvoir leur servir d'intermédiaire pour en obtenir des secours. Je ne critique pas le Gouvernement, la plupart des fonctionnaires supérieurs semblent désireux d'empêcher ces horreurs, et de ne pas obéir aux ordres reçus ; mais c'est un torrent dévastateur que rien ne peut arrêter.

J'ai essayé de n'écrire que ce que j'ai vu et ce que je sais être vrai. Les rapports sont très nombreux et vraisemblables, mais 1’exacte vérité qu’à tout prendre nous connaissons, appelle nos prières les plus ferventes et nos efforts. Certainement Dieu a parlé à beaucoup d’âmes pendant ces jours.

suite

1) A une journée plus au sud.

2) Kiahda, sur une autre route plus à l'est ; Ourfa au nord de la Syrie a plus de quinze jours de marche pour une colonne.

3) Sorte de Maire.