La sœur {Hansina Marcher} quitta la mission de la Croix-Rouge allemande à {Kharpout} on avril 1916, se rendant à Alep en passant par Ourfa ; de là, elle continua son voyage en partie sur route et le reste en chemin de fer à travers l'Anatolie jusqu'à Constantinople. Mr. {Zavrieff} la rencontra à Bâle, pendant son voyage de Constantinople au Danemark, dans la maison d'un ami commun.
La Sœur {Hansina Marcher} dit à Mr. {Zavrieff} que le 16 mars 1915, le Vice-Consul allemand nommé provisoirement à Erzeroum (le consul lui-même se trouvait interné en Russie) traversait la ville de {Kharpout} accompagné de deux officiers allemands, et qu'il avait été convenu qu'il dînerait le soir avec le personnel de la Croix-Rouge allemande, après qu'il aurait présenté ses hommages au Vali. A l'heure fixée les deux officiers vinrent seuls. Ils dirent qu'ils étaient allés rendre visite au Vali avec le Vice-Consul, mais qu'après un moment le Vali s'était montré contrarié de leur présence, — en sorte qu'ils étaient partis laissant le Vali seul avec le Vice-Consul. Ils attendirent le Vice-Consul pendant deux heures environ. Celui-ci arriva à 9 h. 30 environ dans un état de grande agitation et il leur raconta le résumé de son entrevue. Le Vali lui avait déclaré que les Arméniens de Turquie devaient être et seraient exterminés ; qu'ils s'étaient multipliés en nombre et s'étaient enrichis au point de devenir une menace pour la race gouvernante turque. Le seul remède était l'extermination. Le Vice-Consul lui avait fait des remontrances, lui avait fait remarquer que ces persécutions ont toujours eu pour effet d'augmenter la vitalité spirituelle des races sujettes et que de tels expédients sont la pire des politiques pour les gouvernements. « C'est bien, nous verrons » dit le Vali et il mit fin à la conversation.
Cet incident s'était produit le 16 mars 1915, et Mr. {Zavrieff} fait remarquer qu'il doit avoir eu lieu simultanément avec une interview qui fut donnée par Enver Pacha à Constantinople en février 1915, vieux style, à l'Evêque Grégorien de Koniah. Dans cette interview l'Evêque avait demandé à Enver s'il était satisfait de la conduite des soldats arméniens dans l'armée ottomane, et Enver avait chaleureusement témoigné de leur énergie, de leur courage et loyauté ; et il l'avait même fait en termes si chaleureux, que l'Evêque lui demanda tout de suite s'il l'autorisait à publier cette attestation en citant son nom. Enver y consentit volontiers et le Patriarcat Grégorien de Constantinople communiqua à la presse arménienne et même à la presse turque1 un compte rendu de son interview. Ainsi le Gouvernement central de Constantinople témoignait de ses sentiments amicaux envers ses sujets arméniens vers la fin de février 1915, alors que vers le 16 mars, moins d'un mois après il avait prévenu son représentant dans une province éloignée qu'un massacre de ces mêmes arméniens était imminent. Pour revenir au récit de la Soeur {Hansina Marcher} — elle dit à Mr. {Zavrieff} qu'entre le mois de février et le commencement de mai 1915,environ 400 Arméniens avaient été arrêtés et emprisonnés à {Kharpout} C'étaient les hommes jeunes, solides et les intellectuels. La plupart des hommes de cette catégorie avaient été enrôlés dans l'armée pendant la mobilisation de l'automne précédent ; mais ces 400 avaient été laissés, et à présent, on les jetait en prison au lieu de les enrôler.
Au commencement de mai le Vali de {Kharpout} envoya chercher le Directeur de la Mission Protestante allemande de la ville et lui demanda de prévenir les Arméniens qu'ils devaient livrer leurs armes : sinon les mesures les plus rigoureuses seraient prises contre eux. Ils demandaient aux missionnaires de les persuader de livrer leurs armes au plus vite. Le Directeur de la Mission rassembla les notables arméniens et les mit au courant de ce que le Vali lui avait dit. Les Arméniens prirent la décision de consulter leurs concitoyens turcs, et une assemblée mixte de tous les notables arméniens et turcs de {Kharpout} se réunit. A cette réunion les notables turcs exhortèrent les Arméniens à livrer leurs armes, et leur promirent, que s'ils le faisaient, ils se portaient eux mêmes garants de leur sécurité et prendraient les mesures nécessaires afin qu'ils n'eussent rien à craindre du Gouvernement.
Cette promesse décida les Arméniens à se soumettre. Ils réunirent leurs armes et les livrèrent au Vali ; mais le Vali déclara que toutes ne lui avaient pas été livrées. Les 400 prisonniers avaient d'après lui, eu en possession les armes les plus modernes et les plus dangereuses. Il demandait que ces armes lui fussent livrées. Sinon les punitions dont il les avait menacées seraient infligées à toute la communauté arménienne de {Kharpout} Les notables se rendirent à la prison, pour supplier les prisonniers de leur révéler en quel endroit ils avaient caché leurs armes ; tous les prêtres grégoriens ainsi que le Directeur de la Mission allemande les accompagnèrent à la prison. Les 400 prisonniers s'obstinèrent d'abord, mais comme il leur fut déclaré que s'ils refusaient ils seraient responsables de la destruction de toute la communauté, ils finirent par céder. Ils indiquèrent les cachettes, et les armes y furent découvertes et livrées au Vali.
Le Vali fit immédiatement photographier les armes rassemblées, et envoya les photographies à Constantinople, comme preuve qu'une révolution arménienne avait été sur le point d'éclater à {Kharpout} Il demanda pleins pouvoirs pour l'arrêter, et il reçut l'ordre de Constantinople de prendre sur place toutes les mesures qu'il jugerait nécessaires.
Les 400 jeunes hommes furent ensuite conduits hors de la ville pendant la nuit et on n'entendit plus jamais parler d'eux. On assure que des coups de fusils furent entendus venant de loin.
Trois jours après le reste de la population arménienne de {Kharpout} fut convoqué à coups de clairon à se rassembler en face de l'édifice gouvernemental, puis il fut déporté. On envoya d'abord les hommes dans une direction, les femmes et les enfants, sur des chars à bœufs, dans une autre direction. On ne leur accorda que quelques heures pour faire leurs préparatifs, et la Sœur {Hansina Marcher}, nous décrivit leur consternation qui était terrible. Ils essayèrent de vendre leurs propriétés que les turcs achèteront à des prix insignifiants. Des machines à coudre par exemple furent vendues pour deux ou trois piastres (40 à 60 centimes). Ce système de déportation fut étendu à tout le Vilayet.
Les enfants arméniens de l'orphelinat allemand de {Kharpout} furent expédiés avec les autres. « J'ai ordre, dit le Vali, de déporter tous les Arméniens, je ne puis faire d'exceptions pour ceux-ci. »
Il annonça cependant qu'un orphelinat gouvernemental serait ouvert pour les enfants qui resteraient, et peu de temps après il fit appeler la Sœur {Hansina Marcher} et lui demanda de venir le visiter avec lui. La Sœur {Hansina Marcher} s'y rendit avec lui, et trouva 700 enfants arméniens environ dans un bâtiment bien construit. Il y avait une bonne arménienne pour chaque douze ou quinze enfants, qui tous étaient bien habillés et nourris. « Voyez quel soin le gouvernement prend des Arméniens » dit le Vali, et la Sœur {Hansina Marcher} s'en retourna chez elle surprise et contente ; mais lorsqu'elle visita de nouveau l'orphelinat quelques jours après, il ne restait plus que 13 des 700 enfants qu'elle avait vus, les autres avaient disparu, elle apprit qu'on les avait emmenés au bord d'un lac distant de 6 heures de marche à pied où ils avaient été noyés. Trois cents autres enfants furent plus tard amenés à « l'orphelinat » et la Sœur {Hansina Marcher} croit qu'ils subirent le même sort, que ceux qui les avaient précédés. Ces victimes étaient tout ce qui restait d'enfants arméniens à {Kharpout} Les plus beaux enfants et les plus jolies filles avaient été choisis et emmenés par les Turcs et les Kurdes du district et ce n'est que les autres restés à la charge du Gouvernement, qui furent ainsi traités.
Aussitôt que les Arméniens furent déportés de {Kharpout} des convois d'autres exilés commencèrent à traverser la ville venant d'autres districts situés plus au nord.
La Sœur {Hansina Marcher} n'étant jamais sortie de l'enceinte de la ville ne put apercevoir ces convois auxquels on faisait faire un détour pour leur éviter la traversée de la ville; mais elle eut l'occasion de s'en entretenir avec beaucoup de personnes qui les avaient vus, et qui lui déclarèrent que ces malheureux se trouvaient dans une terrible détresse. Les routes voisines de la ville étaient, disaient-ils, encombrées par les corps de ceux qui étaient morts de maladie ou d'épuisement, ou des suites de violences de leurs gardiens. Ces récits trouvaient une confirmation dans ce qu'elle avait vu elle-même en avril dernier (1916) pendant son voyage à Alep. Sur la route d'Ourfa à Alep, elle avait rencontré nombre de corps à peine recouverts d'une légère couche de terre; les extrémités des membres dépassant la couche de terre avaient été rongées par les chiens. Des personnes qu'elle avait rencontrées lui avaient dit que des atrocités inimaginables avaient été commises, et qu'il y avait des cas où des femmes s'étaient noyées pour échapper à leurs bourreaux.
La Sœur {Hansina Marcher} avait l'impression que la déportation et les massacres arméniens avaient ruiné la Turquie au point de vue économique. Car les Arméniens étaient les seuls ouvriers habiles du pays et les industries avaient été arrêtées lorsqu'ils avaient disparu. On ne pouvait plus trouvera remplacer les ustensiles de cuivre dans les ménages ; il était impossible de remplacer les tuiles des toitures.
Le gouvernement avait retenu quelques artisans arméniens, des boulangers, des maçons etc., pour les travaux de l'armée, et tout le travail qui se faisait encore était exécuté par ces gens et quelques autres Arméniens convertis à l'islamisme. Mais quoique les sources de productions fussent ainsi taries, les Turcs n'en avaient pas encore senti la gêne. Ayant mis la main sur tous les biens des Arméniens ils se trouvaient plus riches momentanément qu'ils n'avaient été auparavant. Le pain avait été abondant et bon marché pendant l'année précédente ; les bœufs et la viande avaient été abondants aussi, et la Sœur {Hansina Marcher} était d'avis qu'il restait assez de provisions pour quelque temps encore. Dans ces conditions les paysans turcs étaient satisfaits, — sauf les femmes qui se ressentaient de l'absence de leurs maris partis pour le front. La Sœur {Hansina Marcher} dit que le manque d'hommes se remarquait partout. On lui avait dit cependant que quelques tribus Kurdes avaient refusé de donner des recrues et que les Kizil Bachis de Dersim n'en avaient fourni aucune. Le Gouvernement préparait une expédition contre les Kizil Bachis pour leur extorquer la taxe de rachat militaire ; mais ce plan avait été contrecarré par l'avance des Russes. Dans les villages turcs les travaux agricoles se faisaient par les femmes arméniennes et les enfants qui avaient été livrés aux paysans musulmans par les autorités. La Sœur {Hansina Marcher} en vit partout en grand nombre qui en fait, se trouvaient dans un état d'esclavage. On ne leur permettait jamais de reposer en paix, et on les harcelait continuellement d'un village à l'autre.
Lorsqu'elle arriva à Alep, elle y trouva le pays dans un bon état de culture. De grandes provisions de pain avaient été accumulées pour l'armée de Mésopotamie. D'autre part en Anatolie les champs étaient négligés et elle avait l'impression que la famine était proche. Mais ce n’est qu'en arrivant à Constantinople qu'elle trouva delà gêne. Dans les provinces le sucre et le pétrole seuls étaient rares. A Constantinople tous les produits étaient rares et chers.
On dit à la Sœur {Hansina Marcher} à Constantinople que les Turcs de tous les partiss étaient unis pour approuver ce qui avait été fait aux Arméniens et qu'Enver Pacha s'en vantait ouvertement comme étant son œuvre personnelle. On lui rapporta aussi que Talaat Bey en apprenant l'assassinat de Vartkès2 avait déclaré « Il n'y a pas de place dans l'empire pour les Arméniens et les Turcs. Il faut que l'un des deux disparaisse ! ».
1) Cet incident fut communiqué à Mr. {Zavrieff} par DC. Effendi, lequel avait occupé une haute situation sous le gouvernement ottoman jusqu'à la déclaration de guerre.
2) Mr Vartkès était un député arménien au parlement Ottoman, qui fut assassiné avec un autre député Mr. Zohrab pendant qu'avec une escorte de gendarmes il se rendait d'Alep à Diarbékir, pour y être jugé par une cour matiale (Voir doc. 4 et 5).