Baïbourt - récit d'une dame arménienne {Mrs Victoria Katchadour Baroutjibachian} déportée dans le 3e convoi ; communiqué par le Comité Américain de Secours aux Arméniens et aux Syriens.

Une semaine avant qu'on n'eût rien fait à Baïbourt, tous les villages avoisinants avaient été évacués et leurs habitants étaient devenus les victimes des gendarmes et des bandes de maraudeurs. Trois jours avant le départ des Arméniens de Baïbourt, après une semaine d'emprisonnement, l'Evêque Anania Hazarabédian, fut pendu avec sept autres notables. Après ces pendaisons, sept ou huit autres notables furent tués dans leurs propres maisons pour avoir refusé de quitter la ville. Soixante-dix ou quatre-vingts autres Arméniens, après avoir été battus on prison, furent emmenés dans les bois et tués. La population arménienne de Baïbourt fut envoyée en trois lots ; je faisais partie du troisième. Mon mari, qui est mort il y a huit ans, nous avait laissé, à ma petite fille âgée de huit ans, et à ma mère, une grande propriété, de sorte que nous vivions dans l'aisance. Depuis le commencement de la mobilisation, le Commandant ottoman vivait dans ma maison, sans payer de loyer. Il me dit de ne pas partir, mais je sentis que je devais partager le sort de mes compatriotes. Je pris avec moi trois chevaux chargés de provisions. Ma fille avait quelques pièces de cinq livres autour de son cou et je portais avec moi quelques pièces de vingt livres et quatre bagues de diamant. Tout ce que nous possédions en dehors de cela fut laissé. Notre groupe partit le 1/14 juin, accompagné de 15 gendarmes; le groupe comprenait 4 ou 500 personnes1. Il y avait à peine deux heures que nous étions partis lorsque des bandes de villageois et de brigands, armés de fusils et de haches, nous entourèrent sur le chemin et nous dépouillèrent de tout ce que nous avions. Les gendarmes prirent mes trois chevaux et les vendirent à des mouhadjirs turcs, empochant l'argent. Ils prirent mon argent et les pièces d'or que ma fille avait autour du cou et toutes nos provisions de bouche. Après quoi, ils mirent à part les hommes, un à un, et fusillèrent dans les six ou sept jours qui suivirent tous ceux âgés de plus de 15 ans. A côté de moi, deux prêtres furent tués, l'un d'eux était âgé de plus de quatre-vingt-dix ans. Les brigands prirent toutes les jolies femmes et les emmenèrent sur leurs chevaux. Beaucoup de femmes et de jeunes filles furent ainsi emmenées dans les montagnes, parmi elles, ma sœur, dont ils jetèrent le bébé âgé d'un an ; un Turc le ramassa et l'emmena je ne sais où. Ma mère marcha jusqu'à ce qu'elle n'en puisse plus et tomba au bord de la route, au haut d'une montagne. Nous trouvâmes sur la route beaucoup de ceux qui avaient été déportés de Baïbourt, dans les convois précédents; il y avait parmi les tués des femmes avec leur mari et leurs enfants. Nous rencontrâmes aussi des vieillards et des petits enfants qui vivaient encore, mais dans un état à faire pitié et ayant perdu la voix à force de crier. On ne nous autorisait pas, la nuit, à dormir dans les villages, on nous laissait en plein air ; sous le couvert de la nuit, des actes indescriptibles étaient commis par les gendarmes, les brigands et les paysans. Beaucoup périrent de faim et d'apoplexie ; d'autres furent abandonnés au bord de la route, trop épuisés pour continuer.

Un matin, je vis 50 ou 60 chariots, avec environ 30 veuves de nationalité turque, dont les maris avaient été tués à la guerre, et qui se rendaient à Constantinople. Une de ces femmes fit signe à un gendarme de tuer un Arménien qu'elle lui désigna. Le gendarme lui demanda si elle ne désirait pas le tuer elle-même, ce à quoi elle répondit : « Pourquoi pas » et sortant un revolver de sa poche, elle l'abattit. Chacune de ces hanoums turques avait avec elle 5 ou 6 jeunes arméniennes de 10 ans ou au dessous. Jamais les Turcs ne prenaient avec eux de garçons, ils les tuaient tous, quelque fût leur âge. Ces femmes voulaient emmener aussi ma fille, mais elle ne voulut pas se séparer de moi. Finalement, on nous emmena toutes les deux dans leur chariot, après que nous fûmes promis de devenir musulmanes. Aussitôt que nous fûmes sur l'araba, elles commencèrent à nous apprendre comment on devient musulmane; elles changèrent nos noms, m'appelant {Nadjié} et ma fille {Nourié} Les horreurs les plus inimaginables nous étaient réservées sur les rives de l'Euphrate2 et dans la plaine d'Erzindjan. Les corps mutilés de femmes, de jeunes filles et d enfants faisaient frémir tout le monde. Les brigands se livraient à toutes sortes d'actes effroyables sur les femmes et les jeunes filles qui étaient avec nous et dont les cris allaient jusqu'au ciel. A l'Euphrate, les gendarmes et les brigands jetèrent dans le fleuve tous les enfants qui restaient, âgés de moins de 15 ans. On tirait sur ceux qui pouvaient nager, pendant qu'ils se débattaient dans l'eau. Après sept jours, nous arrivâmes à Erzindjan. Il n'y restait plus un Arménien vivant. Les femmes turques nous emmenèrent, ma fille et moi, au bain, et là nous montrèrent beaucoup d'autres femmes et jeunes filles, qui avaient embrassé l'islamisme. Entre là et Endéressi, les champs et les flancs des collines étaient couverts de corps noircis et gonflés, qui avaient vicié l'air de leur puanteur. Sur cette route, nous rencontrâmes six femmes qui portaient le féradjé3 avec des enfants dans leurs bras ; mais lorsque les gendarmes relevèrent leur voile, ils s'aperçurent que c'étaient des hommes déguisés et les fusillèrent. Après 32 jours de voyage, nous parvînmes à notre destination.

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1) (4000 - 5000 – Doc1)

2) Le Kara-Sou.

3) Voile musulman.