La fuite au Caucase. Dépêche du correspondant spécial du journal arménien l’ « Arew » de Bakou.

La caravane immense, succombant d'angoisse et de fatigue, se fait pousser de force et s'avance sans cesse. La tête de file, depuis longtemps déjà, s'est arrêtée à Igdir et, complètement désespérée, s'agite ça et là dans un état indécis. Cette malheureuse caravane, qu'a-t-elle supporté et qu'a-t-elle vécu sur la longue route ? Quelle plume pourrait le décrire? Quelle langue serait capable de raconter sa détresse ? Au moindre récit, le cœur humain défaille et les larmes les plus amères coulent sans fin. En ce moment même la plume tremble sans fin dans ma main et c'est avec des larmes que j'écris ces lignes.

Chaque fraction de la longue caravane a son histoire spéciale, ses douleurs particulières... Il est impossible de les décrire et de les raconter toutes. Voici une mère avec ses six petits enfants, l'un sur le dos, le second serré sur sa poitrine ; le troisième tombé sur le chemin, crie et se plaint de ne pouvoir plus avancer. Les trois autres se joignent à ces lamentations. Et la pauvre mère, comme une statue de pierre, sans larmes, reste debout tout impuissante.

Voici sur la route un char brisé, c'était l'unique espoir d'une famille nombreuse. La mère malade y était placée ainsi que les enfants et les provisions. Le père de famille, un homme âgé, contemple désespéré le char qu'il faut abandonner. Il vivait en ce moment toute une tragédie. Mais quoi qu'il en soit, il faut avancer.

Voici encore une mère toute jeune, couverte de haillons. Elle enveloppe dans un chiffon son enfant mort, le pose hors du chemin, l'embrasse une dernière fois et continue son chemin sans regarder derrière elle.

Autre scène : encore une mère avec des petits enfants. Elle en avait deux dans les bras, le troisième se pendant à ses habits, pleurait pour qu'elle le prît également dans ses bras. Des larmes coulaient abondamment des yeux de la jeune mère. Elle fit un geste, poussa l'enfant qui se pendait à ses habits, le laissa et avança rapidement pour ne pas voir son angoisse et ne pas l'entendre pleurer. De derrière on entend le cri : Qui a perdu son enfant ? Ce cri arrive aux oreilles de la mère, mais elle se bouche les oreilles et continue d'avancer.

Voici tout un groupe de femmes aux cheveux blancs, toutes courbées, silencieuses et la tête baissée. Où vont-elles ? Elles l'ignorent. Elles vont où les conduit la grande caravane.

Oh ! ces mères... les mères arméniennes... Y a-t il dans le monde d'autres mères qui eussent supporté les misères indescriptibles des mères arméniennes ?

Et les tableaux se succèdent, plus épouvantables les uns que les autres. Souvent vous fermez les yeux pour ne pas voir. Le sentiment poignant que vous êtes impuissant en face de telles détresses bouleverse votre esprit. La caravane avance avec une vitesse inattendue, sous l'empirede la terreur. Les Kurdes, à l'arrière, descendus des montagnes, avaient ouvert le feu sur la colonne des réfugiés. Saturée d'angoisse et de terreur, la caravane pousse en avant à travers les hautes montagnes et les vallées profondes, dévorée par la soif sous un soleil torride. Nombreux sont les fugitifs qui maudissent le jour de leur naissance !

Maintenant, épuisée par les privations, écrasée de fatigue, la caravane s'arrête à Igdir, remplit les rues, se retire dans les coins, se masse nu bord de la rivière ou en plein champ.

(Traduction transmise à Genève à la date du 17 Septembre 1915.)

suite