Chers Amis de la Mission, (Note : Deutsche Orient Mission dont Lepsius est Président)
Le rapport suivant, que je vous fais parvenir tout à fait confidentiellement, a été «imprimé comme manuscrit». Il ne peut, ni en tout ni en partie, être livré à la publicité, ni être utilisé. La censure ne peut autoriser, durant la guerre, des publications sur les événements de Turquie. Nos intérêts politiques et militaires nous obligent à des égards impérieux. La Turquie est notre alliée.
(...) Notre fraternité d'armes avec la Turquie nous impose donc des obligations mais elle ne doit pas nous empêcher de remplir les devoirs de l'humanité. Mais, s'il faut nous taire en public, notre conscience ne cesse cependant pas de parler. (...)
Le plus ancien peuple de la chrétienté est en danger d'être anéanti, autant quecela est au pouvoir des Turcs. Les six-septièmes du peuple arménien ont été dépouillés de leurs biens, chassés de leurs foyers, et, -à moins qu'ils ne soient passés à l'Islam-, tués ou déportés dans le désert. Un septième seulement a échappé à la déportation. De même que les Arméniens, les Nestoriens de Syrie et une Partie des chrétiens grecs ont été éprouvés. Le Gouvernement impérial allemand auquel ces faits sont connus a fait ce qu'il a pu pour empêcher ces ruines.
Kharpout le 11 juillet 1915.
«S'il ne s'agissait simplement que d'aller d'ici à un autre endroit ce serait supportable ; mais chacun sait que, dans les événements actuels, il s'agit d'aller à la mort. S'il pouvait encore régner quelque doute làdessus, il serait complètement dissipé par l'arrivée d'une série
de transports qui, venant d'Erzéroum et d'Erzingian, comprenaient plusieurs milliers de personnes. J' ai plusieurs fois visité leurs campements et parlé avec quelques-uns d'entre eux. On ne peut absolument pas s'imaginer un aspect plus misérable. Ils étaient tous, presque sans exception, en haillons, affamés, sales et malades. Il n'y a pas là de quoi s'étonner, puisqu'ils sont en route depuis deux mois, sans avoir jamais changé de vêtements, sans pouvoir les laver, sans abri, et n'ayant que très peu de nourriture. Le gouvernement leur a donné, une, ou deux fois, des rations insuffisantes. \e les observais un jour qu'on leur apportait à manger. Des animaux sauvages ne pourraient être plus avides. Ils se précipitaient sur les gardes qui portaient les vivres et ceux-ci les repoussaient à coups de gros bâtons. Plusieurs en eurent assez pour toujours : ils étaient tués. Quand on les voyait, on pouvait à peine croire que ce fussent des êtres humains.
Si l'on passe à travers le campement, des mères vous offrent leurs enfants, vous suppliant de les prendre. Les Turcs ont déjà choisi les plus jolis, parmi les enfants et les jeunes filles. Ils serviront d'esclaves, s'ils ne servent à des buts plus vils. On avait même, dans ce dessein, amené des médecins pour examiner les jeunes filles qui plaisaient, afin de ne prendre que les meilleures.
Il ne reste que peu d'hommes parmi eux : ils ont été tués en route pour la plupart. Tous racontent la même histoire ; ils ont été attaqués par les Kurdes et dépouillés par eux.
Ces attaques se renouvelaient et beaucoup, surtout les hommes, avaient été ainsi tués. On a tué aussi des femmes et des enfants. Naturellement, beaucoup moururent aussi en route de maladie et d'épuisement. Tous les jours qu'ils passèrent ici, il y eut des cas de mort. Plusieurs transports distincts sont arrivés ici et, après un ou deux jours, on les poussait plus loin, apparemment sans aucun but déterminé. Ceux qui arrivèrent ici ne forment, tous ensemble, qu'une petite partie de ceux qui partirent de leur pays natal. Si on continue à les traiter ainsi, il sera possible aux Turcs de se débarrasser d'eux dans un temps relativement court.»
Un pacha turc s'adressant à
un notable arménien.Depuis 28 jours, on observe dans L'Euphrate des cadavres qui sont portés par les flots et, liés deux à deux par le dos, ou bien attachés de 3 à 8 ensemble par les bras. On demanda à un officier turc, qui a son poste à Djérablous, pourquoi il ne fait pas ensevelir les cadavres. Il répondit qu il nen avait pas reçu l'ordre, et que, de plus, on ne pouvait établir si c'étaient des musulmans ou des chrétiens, puisqu 'on leur avait coupé le membre génital. (Les mahométans auraient été ensevelis mais pas les chrétiens). Les chiens dévorèrent les cadavres déposés par les flots sur la rive. D 'autres cadavres qui s'étaient échoués sur des bancs de sable furent la proie des vautours. (...) Un capitaine de cavalerie allemand racontait qu 'il avait vu, des deux côtés du chemin, pendant une chevauchée de Diarbékir à Ourfa, d'innombrables cadavres sans sépulture, c'étaient tous des jeunes gens auxquels on avait coupé le cou, (Il s'agit des hommes appelés au service militaire et employés à construire les routes). Un pacha turc s'exprimait ainsi à un Arménien notable : « Soyez contents de trouver au moins une tombe dans le désert, beaucoup des vôtres nont même pas cela ». Il ne reste pas en vie la moitié des déportés.