(..). Notre caravane comptait trois mille personnes. Après six jours de marche elle arriva à Daldaban-Gumuchkaneh ; au cours de ce voyage, les Turcs nous avaient pillés ; arrivés à l'étape, les gendarmes et les policiers armés jusqu'aux dents nous attendaient.
Nous fûmes emprisonnés dans une écurie où les chefs des «tchétas» (brigands organisés et soutenus par le gouvernement) vinrent nous tourmenter par tous les moyens : les femmes furent fouillées et plusieurs violées. Le lendemain nous nous mîmes en route et chaque jour faisant une randonnée de 10 heures, affamés, en loques, nous arrivâmes à Erzinghian, où une scène horrible s'offrit à nos yeux : la terre était jonchée de têtes coupées, de membres humains épars, de chevelures de femmes...
Et pour compléter notre horreur, les Turcs, au soir, vinrent choisir les plus belles d'entre nous et les emportèrent à la clarté de la lumière blafarde de la lune qui éclairait de sinistres spectacles.
Pendant des journées entières, nous continuâmes notre marche en longeant l'Euphrate, dont les eaux lentement charriaient des cadavres humains. D'autres, en décomposition, offraient un spectacle horrible et même parfois, suprême horreur, nous étions obligés, pour pouvoir continuer notre marche, de piétiner les restes sacrés de nos frères. Parfois ces cadavres avaient une telle expression de terreur que nous fermions les yeux ! Mais ce qui me semblait encore plus horrible, c'était la rencontre de femmes errantes, pâles, échevelées, les yeux hagards et tellement décharnées que l'on eut dit des revenants.
Il nous était défendu de nous désaltérer. La rivière coulait tout près de nous, mais malheur à celle qui se penchait pour étancher sa soif ! La balle d'un gendarme la terrassait aussitôt. Ce n'est qu'arrivés auprès d'un puits, que les gendarmes consentaient à nous fournir à boire, mais à quelle condition ! ... Ils faisaient descendre d'ignobles torchons dans le puits pour les tremper ; puis ils les pressaient dans une tasse et le contenu était vendu à cinq livres turques.
A Arabkir, tout le quartier arménien était en ruines ; partout des cadavres qui dégageaient une odeur insupportable ! La majeure partie de la population avait été massacrée dans l'église où les Turcs les avaient préalablement réunis. Leurs lamentations, leurs cris de douleur s'étaient élevés jusqu'aux cieux, mais les cœurs endurcis de leurs bourreaux étaient restés inexorables. Ces martyrs laissaient ces mots à l'humanité qui leur survivait : «On nous écorche, on nous crève les yeux, on nous arrache la langue avec des tenailles, on nous tue en enfonçant des barres de fer rougies dans notre corps. Vous qui vivez, hommes ou femmes, vengez-nous !»
(...) A Malatia, les Turcs conduisent un enfant de 12 ans, islamisé, originaire de Samsoun, près d'un puits plein de cadavres et lui disent : "Regarde ce puits, ce sont les cadavres de ta mère et de tes sœurs." Puis en lui donnant un couteau dans la main et lui présentant une fillette de 3 ans, ils lui ordonnent de la tuer, afin d'exercer sa qualité de Turc. Le pauvre enfant perd connaissance et devient idiot. Il se trouve actuellement à Constantinople.
(...) Près de Césarée, les Turcs assemblent dans un bâtiment plusieurs enfants. Ils appellent leurs mères et leur disent de reconnaître leurs enfants et de les reprendre. A peine se reconnaissent-ils et poussent-ils des cris de joie, qu'ils sont surpris par les flammes. Le bâtiment flambait !
(...) Au mois d'octobre 1915, près de Yozgat, à l'endroit nommé Kauledéré, sont assemblés 6400 femmes et enfants. Sous l'instigation du gouvernement, la foule turque vint les massacrer à coups de hache et de couteau.
Après quoi ils fouillèrent dans les entrailles des cadavres avec l'espoir d'y trouver de l'or. Ces malheureuses avaient coutume de l'avaler afin de le soustraire au vol. Les biens de ces femmes furent accaparés par les membres du club "Ittihad" et du commandant de la gendarmerie nommé Chukri.
(...) Le 20 juin 1916, un massacre épouvantable eut lieu, les 10 000 ouvriers arméniens qui travaillaient sur la ligne de chemin de fer de la chaîne de montagnes Amanos, furent mis à mort.
Ces ouvriers devaient prendre la route de l'exil. Ils se trouvaient entre Baghché et Marach. Par ordre du commandant de la gendarmerie d'Adana Avni-bey (qui se trouve actuellement à Smyrne avec les mêmes fonctions) 2 000 personnes furent assassinées dans quelques heures. Et chaque assassin avait 10 piastres par tête!
Ceux des Arméniens qui avaient pu se réfugier dans les forêts avoisinantes furent exterminés par les gendarmes qui avaient fonction de poursuivre les déserteurs.
Avni-bey est retourné de Marach à Adana avec 15 000 livres turques, résultat de ce pillage.