Mémoires
de l'exil de 1915

Haroutioune Mutevelian

Mémoires de l'exil de 1915«Que ceux
qui vivront après
nous assurent
notre vengeance».

Pour mon père, qui était la bonté même, ce mot de vengeance avait une résonance tragique. Ce mot éveillait le paroxysme d'une douleur qui s'associait à une injustice criante, à une impuissance totale. Il devenait victime d'ignorance, d'imbécillité, de cruauté additionnées.

La vengeance : elle s'exerce aujourd'hui. Quand je pense à cette dernière image de mon père, moi qui ne suis pas partisan de la violence, je n'arrive pas à blâmer et condamner les emportements ou actes de revanche de nos Jeunes contre l'Etat turc. Cette vengeance pour moi est un cri dans une Histoire endormie. Mon cri est ce témoignage vécu et sincère qui a pour but l'éveil, la Prise de Conscience de tous les Hommes, des bonnes volontés qui veulent proclamer une vérité pour être en état de propreté morale et intellectuelle, vis-à-vis de l'Histoire. Je ne veux pas croire qu'il n'y ait que des sous. Hommes sur terre, comme disait Rimbaud. Cet écrit, c'est aussi la vengeance de mon père, c'est le moindre hommage que je pouvais lui rendre.

Je reprends mon récit.

Je me dirigeai dans l'autre bâtiment où était logé Monseigneur, pour lui remettre la gamelle que j'avais apportée à son intention.

Le gardien nous ouvrit la porte et nous fit pénétrer dans une cour. Oh ! horreur ! le cadavre calciné de Monseigneur était étendu par terre. Pris de panique à cette vision nous avons jeté le paquet et nous nous sommes enfuis, ma sœur et moi, à toutes jambes.

Nous ne devions pas tarder à apprendre les détails de cette fin tragique.

Monseigneur avait été atrocement torturé, les ongles arrachés, au bruit infernal du roulement des tambours pour couvrir ses cris de souffrance.

Les autorités officielles assistaient, satisfaites, et prenaient plaisir à ce spectacle.

Cette exécution est à rapprocher de celle de Monseigneur Tchalabian Andréas, l'évêque arménien catholique qui fut emmuré vivant jusqu'au cou.

Les Turcs exterminèrent ce saint homme après d'horribles souffrances en lui mutilant le visage.

Mutevelian Haroutioune, Arméniens et Jeunes Turcs, P.Y.Stock Editeur, Paris, 1918