Le devoir de mémoire nous rappelle que la transmission des souvenirs et des témoignages de celles et ceux qui ont vécu l'horreur génocidaire de 1915, est aujourd'hui un défi et une course contre le temps. Au-delà des images et des ouvrages historiques, ce sont d'abord les récits des survivants qui incarnent, le plus justement la réalité du génocide arménien.
La pudeur de narrer l'horreur aux jeunes générations est compréhensible, les survivants eurent à cœur le devoir de transmettre avant toute chose des valeurs basées sur le travail, l'honnêteté et le respect, transformant en une génération les réfugiés à peine adultes d'un génocide impuni, en citoyens exemplaires des pays d'accueil. Ils en furent tous citoyens bien avant d'en acquérir la nationalité. Mes grands-parents n'ont eut droit à aucune aide psychologique et encore moins matérielle pour réparer les traumatlsmes du génocide et de la déportation ainsi que de l'exil subi. C'est la création d'une famille, d'une communauté intègre et intégrée qui fut la meilleure aide qu'ils s'inventèrent alors.
Pourtant, chaque famille arménienne possède en elle, un fragment du massacre vécu dans la chair d'un parent alors enfant, souvenirs cachés dignement d'un épisode honteux de l'histoire de l'humanité.
Nous pouvons comprendre beaucoup de faits car ils ne dépassent pas la normalité de notre entendement et de notre vécu commun ; nous ne pourrons jamais comprendre la mort d'innocents et "vivre" la sanglante soif de crimes des meurtriers car les mots et les images à ce stade de la barbarie ne veulent plus rien dire, seul l'énoncé clinique et journalistique des faits peut rendre compte de telles ignominies.
Afrique, Tasmanie et Nation Indienne, Arménie en 1915, Holocauste juif, Rwanda et Balkans, dans les souvenirs de ceux qui vécurent de telles atrocités les mots les plus forts et les concepts les plus justes n'existaient pas devant l'énormité et l'anormalité du crime, l'homme est habitué au bonheur, seules les larmes et la douleur permettaient de traduire à un moment du récit l'impensable réalité et de transmettre la vérité.
Telle est l'histoire de Sahak, mon grand-père, transmise à mon Père, auteur de cet ouvrage. Et telle est la dure réalité, mon père ne peut retenir ses larmes à un stade du récit particulièrement inhumain, non pas qu'il ne supporte pas le souvenir, l'idée évoquée mais parce que mon père comprend et ressent l'impossibilité de son propre père à trouver les mots et justifier l'horreur génocidaire tout en préservant sa dignité d'homme survivant.
Voir les larmes de son père, la colère et l'impuissance de celui-ci devant la misère de l'histoire vous assure alors que votre vie entière sera consacrée à l'action pour la réparation de l'injustice et des crimes subis un jour d'avril de l'année 1915, loin de tout esprit de vengeance mais avec les vertus cardinales qui qualifient un homme honnête en cette terre de France.
A toi Papa de nous dire l'histoire de Sahak.
Christian Varoujan Artin .
Voici l'histoire de Sahak, mon grand père paternel
Un épisode d'une grande Vie.
« Nous marchions depuis une quinzaine de jours, seuls les vieillards et les enfants restaient, j'avais dix sept ans... Mon petit frère de six ans, Chemavon venait de mourir et mon frère cadet Garabed venait de disparaître la nuit précédente, perdu dans la cohue des caravanes de la mort, nous devions nous retrouver que six ans plus tard, en 1921. Quelques jours plus tard ma mère, la gentille Yester mourait du désespoir d'avoir perdu deux fils. De la grande famille que nous étions, il ne restait que ma sœur Serpouhie et moi, mes cousins ainsi que des amis des villages du sud de Sebaste... Les gendarmes et des repris de justices nous menaient vers la mort comme nous menions alors nos troupeaux vers les estives... Nous allions, assoiffés, évitant de regarder les bords des routes où l'infamie se faisait plus forte chaque jour, la faim, la soif, le crime gratuit prélevant leur part d'âmes quotidienne... Ma sœur devint malade, elle tomba plusieurs fois mais elle se releva à chaque fois jusqu'à que notre colonne de martyrs approche de l'Euphrate. Ma sœur mourrait de soif, elle me supplie d'uriner afin qu'elle puisse humecter ses lèvres ! Ce que je fit... Elle est morte trois jours après devant l'Euphrate déjà rouge de sang et charriant des cadavres... »
Sahak sanglote, il lance un râle de douleur, il s'insulte devant Dieu le Tout Puissant, lui, Sahak, le croyant et fidèle serviteur de l'Eglise. Il envoie son assiette de soupe au sol en disant qu'il est indigne, indigne de manger un repas d'homme honnête... Il se met a pleurer en silence, laissant les larmes de l'adolescent qu'il fût, pleurer enfin ! Il arrête là son récit et n'en dira pudiquement pas plus.
Le « tornig » Christian Varoujan ARTIN