Tout commence... ► Chapitre II - La vie quotidienne en Arménie au XIXe siècle | ||||||||
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Dans la capitaleConstantinople enfin, la prestigieuse capitale de l'Empire. Elle compte une importante population arménienne : 150 000 personnes en 1850 (soit 20 % de la population), 180 000 en 1914. Mais nous ne sommes pas ici en Anatolie et, tout Arméniens qu'ils soient, les habitants arméniens de Constantinople ressemblent peu à leurs frères. Nous connaissons bien dans tous les pays du monde cette opposition entre la province et la capitale, et l'Arménien n'y échappe pas. Mais il y a plus que des différences anecdotiques entre le paysan fruste de la campagne et son riche cousin des villes : il y a entre ces deux groupes une véritable différence sociale. Il y a certes à Constantinople beaucoup d'artisans et de commerçants semblables à ceux des petites villes de la province, et beaucoup d'Arméniens mènent ici une vie misérable comme manœuvres ; on peut aussi discerner dans la capitale cet élément d'insécurité qui définit la vie au village, même s'il est moins visible et quand même freiné par la présence des ambassadeurs (mais on verra en 1896 que cela ne change rien quand la violence déferle collectivement). Mais la population arménienne aisée de Constantinople se caractérise tout autrement, comme une vraie bourgeoisie d'affaires, parfaitement intégrée au système ottoman avec lequel elle entretient à tous les niveaux des relations constantes d'échanges de services. On se rappelle que, dès les débuts de l'Empire, elle a, comme toutes les autres couches élevées des minorités chrétiennes, accepté de jouer le jeu, n'y voyant que le profit et le rang. C'est ainsi que, depuis le début du XVIe siècle, d'innombrables Arméniens ont sans cesse fait partie de l'administration centrale, servant d'interprètes, de diplomates, de négociants, de banquiers ; partout, on les retrouve et souvent ils occupent les postes les plus importants, souvent les postes de confiance. Ce sont les Amira, oligarchie de banquiers ou de grands commerçants très riches, dont l'historien Georges Weill dira qu'ils sont « humbles serviteurs des pachas, très arrogants envers la masse arménienne32». Au XIXe siècle, rien n'a changé : c'est un Arménien qui est le trésorier du Sultan, c'est-à-dire ministre de la Liste civile, Agoss pacha, que Abdul Hamid qualifie lui-même d' « excellent financier28 » (et c'est par un autre Arménien, Michael pacha Portugal, qu'il le remplacera), un Arménien encore qui assiste le représentant turc à la conférence sur la navigation sur le Danube de 1879, Gabriel Noradounghian, qui ne cessera ensuite d'occuper des postes très élevés, puisqu'il sera ministre des Travaux publics, ministre des Affaires étrangères — et il compose en 1897 le recueil des actes internationaux de l'Empire ottoman. Déjà sous Mahmoud II, Bezciyan, dit Kazaz Artin, avait assuré, comme directeur du Trésor, la couverture de l'indemnité due aux Russes après le traité d'Andrinople. Et durant tout le siècle on trouve des Arméniens comme collaborateurs des ministres, plus tard ministres eux-mêmes, ambassadeurs (et l'un d'eux, Sinapyan, représente l'Empire aux obsèques de Félix Faure), médecins du Palais et médecins militaires, responsables de la censure. Ils sont restés membres de la communauté arménienne, et cela se marque en particulier dans les liens étroits qui unissent cette haute bourgeoisie aux sphères les plus élevées de la hiérarchie religieuse — encore que ne se développent souvent dans ces liens que des affaires et des intrigues : les Arméniens ont oublié les dangers de la désunion et se plongent avec délices dans les querelles de clans à la levantine. Ils ne négligent pas cependant les devoirs de bienfaisance par lesquels aussi la communauté a pu survivre avec son identité depuis tant de temps : écoles, églises, sociétés et journaux (dix-neuf titres entre 1839 et 1866) existent et prospèrent en grand nombre. Mais les Turcs peuvent dire avec raison que les Arméniens ont toujours été associés au fonctionnement de l'Empire dans une parfaite entente entre les deux communautés et dans une parfaite loyauté à l'égard du Sultan musulman : au moment où la question arménienne va prendre un tour décisif, ces Arméniens-là multiplient les proclamations d'allégeance et, loin du calvaire quotidien de leurs cousins, profitent tranquillement d'un régime politique et social dont ils sont, contre de constants avantages économiques, les soutiens résolus. Sur le plan culturel, les relations entre les deux communautés sont aussi ambiguës. Certes, professeurs, médecins aussi bien qu'acteurs, écrivains, peintres mettent leur science et leur talent au service de leur communauté, mais il apparaît qu'ils sont tout aussi fiers de la célébrité que leur acquièrent la reconnaissance et l'utilisation de leurs compétences par l'Etat turc. Ce sont des femmes arméniennes qui tissent les belles étoffes turques, des architectes arméniens qui construisent nombre de palais et de mosquées, des artistes arméniens qui donnent leur essor au théâtre et à la musique turcs, des Arméniens aussi qui servent d'imprimeurs — et, dans un compte rendu de la participation turque à l'Exposition internationale de Kensington Gardens en 1862, on peut lire que les « oeuvres d'impression sont seulement représentées par un magnifique tableau de M. Muhendissian, de Constantinople, contenant des spécimens de gravure et de typographie en caractères turcs et arméniens de différents genres30». Les intellectuels, eux, sont souvent professeurs dans les écoles turques, ou bien ils traduisent en turc les œuvres étrangères, ou bien encore ils publient des ouvrages sur l'histoire littéraire turque. |
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© Jean-Marie Carzou Arménie 1915, un génocide exemplaire, Flammarion, Paris 1975 édition de poche, Marabout, 1978 |