Dans ce ciel routinier éclatent soudain les premiers grands massacres arméniens. De 1894 à 1896, ce sont des dizaines de milliers d'hommes et de femmes, d'enfants et de vieillards, qui subissent le déferlement brutal d'une violence parfaitement organisée, qui dépasse de loin en horreur et en atrocités ce qu'a connu la Bulgarie vingt ans auparavant. Et puis, tout recommencera comme avant, le jeu des Puissances, l'insécurité quotidienne, les ruses du Palais... On verra plus tard que ces massacres constituent par rapport au génocide une véritable répétition générale, mais ils s'inscrivent pour le moment dans un engrenage identique à celui qui a fonctionné pour la Grèce puis la Bulgarie. Mêmes partenaires, mêmes enchaînements des diverses causes, mêmes rapports de forces et mêmes réactions, mêmes effets.

 

Dès 1890, on peut s'attendre à tout, comme en témoignent ces deux télégrammes du consul russe à Erzeroum : « La situation de la population chrétienne, et la nôtre, est extrêmement dangereuse. A chaque instant, sous le moindre prétexte, il faut s'attendre à l'explosion du fanatisme musulman » (10 juin)... « Il est encore difficile de dire si ces étincelles de fanatisme vont se transformer en un mouvement général... Il y a plus de 200 blessés, et pour l'instant on n'a connaissance que de 14 tués24 » (12 juin).

Mais c'est à la fin de 1893 que le développement quotidien de la violence sur la totalité du territoire de l'Empire quitte ses limites habituelles pour prendre l'aspect net et différent d'une extermination : le nombre des victimes est largement supérieur, le phénomène se généralise et s'étend d'un endroit à l'autre, l'explosion meurtrière s'organise et se répète.

C'est à Sassoun, région montagneuse dépendant de Bitlis, qu'en apparaissent les premiers signes ; la révolte arménienne contre l'oppression kurde dès 1893 aboutit en effet en août 1894 à une intervention de l'armée turque qui se solde par l'incendie de plusieurs villages, la mort ou la ruine pour des milliers d'Arméniens — ainsi que le démontre une commission d'enquête internationale, réunie sur place à l'initiative de l'Angleterre, cette fois en première ligne, poussée à agir par une opinion publique au comble de l'indignation et peut-être enfin consciente de la terrible responsabilité qu'elle a prise en 1878.

Simultanément, l'Angleterre essaie de remettre en route le processus des réformes par lequel à chaque fois l'Europe croit devoir faire passer son intervention. Mais il lui faut vaincre les réticences de ses partenaires qui, par un juste retour des choses, la soupçonnent à leur tour d'inquiétantes visées annexionnistes ; et comme leurs intérêts sont désormais liés à ceux de l'Empire ottoman, la Russie par solidarité de tyrans, l'Allemagne par souci de préserver son influence naissante, la France même parce qu'elle a misé son argent sur la santé du Sultan, il faut beaucoup de temps pour se mettre d'accord : plusieurs mois se passent en échanges de correspondances et en tractations avant de parvenir à un accord sur la procédure à suivre. Comme d'habitude, on présentera avec fermeté au Sultan un mémorandum commun des six Puissances — celui du 11 mai 1895 —, facile à rédiger puisqu'il ne s'agit toujours que d'assurer la mise en pratique des réformes dont le plan date déjà de plus de cinquante ans et que l'on a présentées pour la dernière fois il y a quinze ans. Et au mois d'août, Lord Salisbury, maintenant secrétaire d'Etat, envisage l'institution d'une commission chargée d'exercer le « droit formel de surveillance sur l'état des choses en Arménie19» que le traité de Berlin avait conféré aux Puissances : c'est ce contrôle qu'elles avaient alors refusé...

 

Mais le Sultan sait ce qu'il a à faire. Pour contrer l'offensive européenne, il ressort son propre plan : le Gouvernement Impérial déclare « qu'en vue de sauvegarder les droits de Sa Majesté Impériale le Sultan et ceux de son Empire, il est prêt à procéder à l'exécution immédiate des réformes, conformément à l'article 61 du traité de Berlin et en se basant sur l'article 63 de ce traité »19 — et, après avoir présenté ses commentaires sur le projet européen, il publie le sien en octobre. Tout ce temps qui passe en subtilités diplomatiques ajoute encore au drame : car Abdul Hamid n'a cherché qu'à gagner du temps et, comme il craint de voir au bout de l'intervention européenne une remise en question de sa souveraineté territoriale et quelques mutilations supplémentaires conclure toute l'affaire, il fait accélérer le processus d'élimination des Arméniens — et il y est encouragé par le bon mot qui circule dans les milieux diplomatiques selon lequel la seule solution de la question arménienne, c'est cette « Arménie sans Arméniens26» dont la paternité reviendrait au prince Lobanof, ministre des Affaires étrangères du Tsar.

De septembre à décembre, ce sont donc encore des milliers d'Arméniens qui meurent, car l'extermination se poursuit régulièrement ; les ambassadeurs ont beau écrire qu'il faut agir vite, ils n'agissent pas et les massacres s'étendent : le 2 octobre, c'est à Trébizonde ; le 3 à Ak-Hissar ; le 4 et le 5 à Trébizonde ; le 6 à Erzeroum ; le 8 à Trébizonde ; le 14 à Kighi ; le 16 à Kighi et Hadjin ; le 21 à Erzindjan ; le 23 à Kighi et Marach ; le 25 et le 26 à Gumuch-Hané, Bitlis, Van ; le 27 et le 28 à Ova, Baibourt, Chabin, Ourfa, Païas ; le 29 à Malatia et Kara-Hissar ; le 30 à Erzeroum ; le 31 à Mersine et Adana ; le 1er novembre à Arabkir, Diarbekir (cf.annexes), Charki ; le 3 à Marach ; le 4 à Malatia ; le 7 à Mardin et Alexandrette ; le 8 à Eghin ; le 10 à Sassoun, Talory, Van, Kharpout, Païas ; le 11 à Païas ; le 12 à Sivas (cf.ci-dessous), Guru, Khavza ; le 13 à Tchok-Merzemen ; le 15 à Mouch, Tokat, Amassia, Marsivan, Aintab, Missis ; le 17 à Aintab et Yenidjé-Kalé ; le 18 à Marach et Yenidjé-Kalé ; le 19 à Seert ; le 20 à Antioche et Tchorun ; le 24 à Trébizonde ; le 25 à Erzeroum ; le 26 à Amassia ; le 27 et le 28 à Passen et Diarbekir ; le 28 à Zileh ; le 30 à Césarée ; le 7 décembre à Samsoun ; le 10 à Erzeroum ; le 13 à Samsoun, Mersine, Adana, Tarsous ; le 14 et le 15 à Aghdja-Guney ; le 20 à Angora ; le 24 à Akbès ; le 25 à Biredjik ; le 28 à Ourfa (2 500 Arméniens périssent brûlés vifs dans l'église où ils se sont réfugiés) ; le 31 à Diarbekir.

 

Suprême mais facile habileté, le Sultan rejette toute la responsabilité des événements sur ces petits groupes révolutionnaires dont l'existence réelle vient à merveille justifier et purifier son action : n'assistons-nous pas en vérité, comme en Bulgarie, à des troubles séditieux fomentés sous l'inspiration d'une Puissance étrangère animée de mauvaises intentions (l'Angleterre a remplacé la Russie dans le rôle du méchant ennemi), à seule fin de semer le désordre parmi des populations heureuses et calmes ? L'ambassadeur de France, Paul Cambon, a beau écrire à son ministre que « l'anarchie qui règne dans les provinces n'a plus de rapport avec l'agitation arménienne » et que « le fanatisme musulman est déchaîné19», l'hypothèse est si séduisante, si utile aussi, puisqu'elle rejoint les intérêts bien compris de tous les puissants, qu'elle se répand largement : même les notables arméniens lui feront écho.

Il est vrai que, le 30 septembre, le parti Hentchak a organisé à Constantinople, selon ses propres termes, « une manifestation tout à fait pacifique pour exprimer [les] desiderata concernant les réformes à introduire dans les provinces arméniennes19», manifestation non seulement réprimée avec la plus grande sauvagerie, mais aussi excellent prétexte au déchaînement des massacres*. Les ambassadeurs remettent à la Sublime Porte une note de protestation énergique, mais elle est « verbale » comme à l'accoutumée et l'année 1895 peut donc s'achever sans qu'aucun gouvernement ait officiellement réagi. Satisfaites d'avoir obtenu du Sultan l'autorisation de faire stationner un deuxième navire de guerre dans les Détroits (mais l'Allemagne, fidèle à sa politique, refuse de bénéficier de ce privilège), les Puissances laissent les projets de réforme s'évanouir et les massacres continuer.

 

Devant cette passivité, il ne reste plus à ceux-là seuls qui ont encore l'espoir d'un progrès, ces révolutionnaires dont on a fait les boucs émissaires, qu'à relever le défi de la violence pour secouer enfin cette terrible indifférence morale des gouvernements. Par un acte étonnant : ils préparent, organisent et exécutent la prise de la Banque ottomane de Constantinople, juste symbole de cette complicité d'intérêts économiques et financiers qui vient d'affirmer sa prédominance. Le 26 août 1896 à 13 heures, après un engagement avec les gardiens, une trentaine de membres de la F.R.A. se rendent maîtres du bâtiment de la Banque ottomane. Ils font aussitôt parvenir aux ambassadeurs une proclamation destinée à attirer l'attention sur la question arménienne et qui ne contient encore qu'une liste de réformes locales à exécuter sous contrôle européen ; puis, ils fixent leurs conditions pour libérer le bâtiment et le personnel :

« Nous ne sortirons pas d'ici avant deux jours. Nos exigences sont :

1 — Assurer la paix partout dans le pays par l'intervention internationale.

2 — Accepter les demandes représentées par le Comité Central de Constantinople de la Fédération Révolutionnaire Arménienne dite « Dachnakzoutioun ».

3 — Ne pas se servir de force contre nous.

4 — Garantie complète de la vie de tous ceux qui se trouvent ici dans la Banque, et de ceux qui ont pris part aux troubles de la ville. Le mobilier et le numéraire de la Banque seront intacts jusqu'à l'exécution de nos demandes ; dans le cas contraire le numéraire et tous les papiers d'affaires seront détruits, et nous autres, avec le personnel, trouverons la mort, sous les ruines de la Banque. Nous sommes obligés de prendre ces mesures extrêmes. C'est l'indifférence criminelle de l'humanité qui nous a poussés jusqu'à ce point »29...

A minuit, les négociations reprennent avec le directeur adjoint de la Banque, M. Auboyneau, et des représentants de l'ambassade russe qui apportent aux terroristes une promesse d'amnistie garantie par les Puissances ; à 3 heures du matin, ils quittent le bâtiment sous escorte pour être transférés à bord du yacht de l'ambassadeur d'Angleterre. Ils sont ensuite conduits à Marseille, où on les mettra en prison avant de les expulser vers l'Amérique du Sud ; pendant ce temps, le chargé d'affaires français écrit au ministre que « M. Auboyneau mérite les plus grands éloges pour la conception très nette qu'il a eue de son devoir et pour l'énergie avec laquelle il a poursuivi, en face des Arméniens et du Sultan, le salut de son personnel et des caisses de la Banque19. »

 

Par ce coup éclatant les Arméniens ont enfin réveillé l'Europe officielle ; mais le bilan est négatif. A peine l'affaire est-elle réglée qu'ont lieu, terrible réponse, les trois jours d'horreur qui voient toutes les rues de Constantinople s'ensanglanter de milliers de victimes arméniennes d'une soudaine violence de la population musulmane — et l'on voit bien alors à quel point tout a été prémédité, organisé, voulu, directement par le Sultan, assez maître aussi de sa haine pour ne pas aller plus loin. Il risquerait lui-même trop.

Et de fait, les ambassadeurs remettent immédiatement plusieurs textes de protestation qui sont tout à fait nets (on les trouvera en annexe). C'est d'abord une note collective présentée le 27 août par le premier drogman de l'ambassade d'Autriche-Hongrie au nom des représentants des grandes puissances, c'est ensuite un télégramme adressé le 28 août à midi par les représentants des grandes puissances « à Sa Majesté Impériale le Sultan au palais de Yldiz-Kiosk », c'est enfin le 2 septembre une nouvelle « note verbale collective » constatant que « les bandes sauvages qui ont assommé les Arméniens et pillé les maisons et les magasins où ils pénétraient en prétendant y chercher des agitateurs, n'étaient point des ramassis accidentels de gens fanatisés, mais présentaient tous les indices d'une organisation spéciale connue de certains agents de l'autorité, sinon dirigée par eux19. »

Entre-temps, le 31 août, les ambassadeurs n'ont pas illuminé leur palais comme cela est de tradition pour l'anniversaire de l'avènement du Sultan, ils ont fait porter les félicitations officielles par les drogmans et le texte en est assez sec : « Le premier drogman de l'Ambassade de France, en se présentant au palais impérial pour offrir les compliments d'usage du chargé d'affaires de France à l'occasion de l'avènement au trône de Sa Majesté, est chargé d'exprimer en même temps des regrets au sujet des événements douloureux qui ont signalé la vingtième année de son règne19. » Mais ils ne font rien de plus et le « calme » revient dès le début de septembre. C'est que l'Europe a vu dans cette crise le risque réel d'un conflit militaire dont elle ne veut pas. Alors, on se résigne à faire semblant de croire à la loyauté des promesses du Sultan, on oublie qu'il ne sert à rien, bien au contraire, d' « exiger » de lui des réformes si on ne persévère pas, et l'on poursuit avec lui l'entreprise économique.

 

Et, pourtant, aux Arméniens comme aux Européens, deux ou trois événements ont montré, dans le cours du massacre, qu'il était possible de résister et d'obtenir l'arrêt des violences : par la force pour les uns, par la fermeté pour les autres. A côté de la résignation, qui a continué le plus généralement de définir leur conduite, les Arméniens ont eu quelques sursauts de résistance : en 1896, à Van, 800 hommes ont repoussé pendant une semaine les attaques des Turcs et des Kurdes, mais ils sont ensuite massacrés hors de la ville ; en 1897, 300 autres Arméniens les vengeront aux dépens des mêmes Kurdes dans l'expédition de Khanassor.

 

Plus intéressant encore, car il ne se limite pas à une réaction violente de sauvegarde, est le déroulement des événements de Zeitoun. Le Sultan a cru cette fois pouvoir venir à bout de cette véritable citadelle du Taurus où se maintient intacte l'identité arménienne. Dès l'été 1895, au moment où l'on parle de réformes à Constantinople, les Arméniens se préparent à l'affrontement qu'ils pressentent malgré le calme apparent (c'est-à-dire toujours la violence quotidienne) des garnisons turques. Des membres du parti Hentchak sont venus organiser avec eux une véritable insurrection préventive et, dès que l'annonce de la manifestation du 30 septembre et de sa répression est parvenue dans la région, où elle a pour effet de rendre les Turcs plus menaçants, ils mettent sur pied un plan de combat qui comporte en outre, de façon originale, l'établissement démocratique d'un gouvernement provisoire composé de deux assemblées et d'un Conseil de guerre, sorte de Commune dotée du drapeau rouge qui réussit à soutenir, outre de nombreux combats, un siège en règle par une armée qui bombarde la ville. Malgré la famine, le froid, les épidémies, ils ne se sont pas encore rendus lorsque l'intervention européenne permet enfin un armistice au début de janvier, puis la cessation définitive des hostilités à des conditions négociées avec le Sultan et acceptées le 10 février 1896 : « reddition des armes de guerre », « amnistie générale », « abandon » par le gouvernement « des arriérés d'impôts », « promesse de dégrèvement pour l'impôt foncier » ; enfin, deux mesures très significatives : « expulsion du territoire de l'Empire de cinq membres des Comités révolutionnaires venus de l'étranger » et « application des réformes contenues dans l'Acte général »19. Un gouverneur chrétien ne sera nommé que cinq mois plus tard, mais dès à présent les Zeitouniotes ont évité le massacre : ainsi, même si à Constantinople les manifestations ont été source de plus de malheur, à Zeitoun, la résistance armée donne la preuve qu'il est possible de chercher une issue au drame de l'oppression arménienne.

C'est ce que montre aussi l'intervention française, la seule, à Ismidt : les troupes turques ayant occupé un monastère sous protection française, le navire stationnaire est envoyé sur place et les hommes en armes délivrent les moines.

Il y a dans ces faits importante matière à réflexion pour l'avenir, mais personne, ni chez les Arméniens, ni chez les Européens, n'en tire la leçon. Il est vrai qu'alors, la présence active des révolutionnaires a permis de pratiquer l'amalgame habituel et de noyer la vérité d'une population écrasée dans les scandales d'une « insurrection » qu'il est commode de fustiger. Dans sa « paternelle douceur pour des sujets un moment égarés », Abdul Hamid pardonne à tous et décrète une amnistie générale, exception faite de ces « bandits » qui mettent en danger la sécurité de la Turquie et du monde.

 

Les intérêts qui se renforcent, le prétexte révolutionnaire, la formidable capacité d'inertie de la machine gouvernementale turque (combien n'a-t-elle pas absorbé de réformes, de protestations, d'ultimatums sans céder d'un pouce dans sa politique!), tout se ligue pour empêcher de savoir avec exactitude ce qui s'est passé durant tous ces massacres, ce qu'ils ont été réellement : les témoignages sont suspects, les chiffres impossibles à établir et suspects encore. Pour tout ce qui vient des Arméniens, c'est évident : leur intérêt est de gonfler leurs malheurs ; il en va de même pour ceux qui les soutiennent, simples citoyens ou gouvernements, soucieux de leur mainmise sur l'Empire ottoman. Du côté des bourreaux, tout est discutable aussi, et pour la même raison : les Turcs et leurs alliés n'ont que trop avantage à rejeter la responsabilité sur autrui, à sous-estimer les chiffres (et cela va jusqu'aux statistiques normales d'état civil, dont on pourrait facilement déduire, si elles étaient exactes, le nombre de victimes), à diminuer les faits.

Alors, où est la vérité ? Et peut-on même espérer la saisir ? Car tout est plus difficile que pour les atrocités bulgares de 1876 et, pour un lecteur de mauvaise foi, personne n'est ici assez neutre. Nous voulons cependant tenter d'établir une ligne au moins qui soit indiscutable : la chose est nécessaire pour l'Histoire et elle est possible.

 

Laissant d'abord de côté tous les témoignages, voyons sur quoi s'appuie le très officiel rapport établi par les agents des Puissances européennes à la demande de leurs gouvernements. L'initiative en est assurément extérieure à l'Empire, mais les intérêts des Puissances sont alors divergents sinon opposés, l'Angleterre d'un côté, l'Allemagne, la Russie de l'autre ; de plus, justement soucieux d'éviter toute critique, les auteurs de ce rapport n'ont voulu recenser que les faits survenus dans les localités où se trouvaient leurs agents, rejetant tout ce qui pouvait passer pour rumeur, faux bruit, mensonge, etc. Et quand ils n'ont pas d'informations directes, ils ne disent rien. Enfin, ayant achevé leur travail en janvier 1896, ils ne tiennent pas compte des informations, nombreuses, reçues après. Ce rapport constitue donc le bilan minimal des massacres, de par son incomplétude même et par sa prudence — et en le transmettant à Paris l'ambassadeur Cambon dit bien qu'il ne constitue « qu'une parcelle de la vérité »19. Il aboutit au chiffre de 28 000 morts, dont il est difficile d'imaginer dans ces conditions qu'il ait pu être « gonflé ».

A titre d'exemple, nous donnons, extrait de ce texte commun des six ambassadeurs, ce qui a trait au vilayet d'Erzeroum19.

 

On peut essayer d'aller plus loin et se livrer non plus à un décompte partiel à peu près exact, mais à une estimation générale, fondée, outre les mêmes constats officiels, sur un ensemble d'observations regroupées à partir de contacts et de témoignages. C'est ce travail qu'a effectué en 1896 même un missionnaire allemand dont nous aurons l'occasion de reparler, Johannes Lepsius, bon connaisseur de la Turquie pour l'avoir parcourue depuis longtemps déjà dans ses efforts d'évangélisation, lesquels se doubleront désormais, devant l'horreur des massacres sur lesquels il a lui-même enquêté, d'une action inlassable en faveur des victimes chrétiennes. Il arrive donc aux chiffres suivants : 88 243 Arméniens tués, 1 293 musulmans tués, 2 493 villages pillés et détruits, 568 églises et 77 couvents pillés et détruits, 646 villages convertis, 191 ecclésiastiques tués, 55 prêtres convertis, 328 églises converties en mosquées, 546 000 personnes souffrant du dénuement et de la famine. Et il ajoute : « Ces chiffres sont le résultat de nos recherches personnelles ; ils ne correspondent point à la réalité des faits, réalité bien plus épouvantable encore. Si l'on y ajoute les milliers de malheureux qui ont été égorgés dans les villages qui ne figurent pas dans ma liste, ceux qui ont succombé à leurs blessures, à la faim ou aux épidémies, ceux qui ont disparu dans leur fuite, et ceux qui ont été ensevelis sous la neige dans les montagnes, on arrivera à la conviction que c'est fixer trop bas le chiffre des victimes des massacres arméniens que de l'évaluer à 100 00015. »

 

Pour les autorités arméniennes enfin, en particulier le patriarcat de Constantinople qui reste malgré tout le siège où bat le cœur arménien, c'est à un total de 300 000 morts que l'on devrait s'arrêter ; et c'est ce chiffre que l'on voit souvent repris dans les brochures ou les discours favorables aux Arméniens.

 

Mais, qu'il ait fait 100 000 ou 300 000 victimes, on ne saurait nier que le massacre a eu lieu. Le rapport des ambassadeurs comme celui de Lepsius ne se contentent pas en effet de donner des chiffres, il faut bien qu'ils s'appuient sur des récits, des témoignages, des faits — et ils les acceptent en enquêteurs scrupuleux. En voici un exemple instructif : il s'agit du seul Européen qui ait succombé dans toute cette période, un religieux d'origine italienne installé près de Marach, le père Salvatore.

 

L'histoire de ce meurtre est simple : le 16 novembre 1895, deux bataillons de troupes turques sous le commandement de Mazhar bey, colonel, investissent le village chrétien de Moudjouk-Déressi et le monastère qui se trouve aux environs. Durant l'assaut et le pillage, le père Salvatore, membre de l'ordre des Franciscains de Terre Sainte et prieur du couvent, est blessé à la jambe ; le 22 novembre, la troupe quitte le village en emmenant ses « prisonniers » et emprunte vers Marach une route qui permet d'éviter un passage étroit où des insurgés pourraient lui tendre un guet-apens. A un moment donné, on s'arrête, le père Salvatore est assassiné et son cadavre brûlé par les soldats.

La nouvelle n'est reçue avec certitude à Constantinople qu'en janvier 1896 ; l'ambassade de France, traditionnelle protectrice des chrétiens, entreprend alors une enquête sur place et alerte la Sublime Porte. Le 20 mars, on est en possession des détails exacts du meurtre (on a en effet cru d'abord que le père Salvatore avait été tué pendant le pillage du couvent) et Paul Cambon réclame le châtiment des coupables. Début avril, se constitue donc une commission turque assistée de l'attaché militaire de l'ambassade ; elle est sur place le 22 avril. Et les difficultés commencent : les membres turcs de la commission font tout pour empêcher la découverte du lieu du crime et de ses traces comme pour fausser les témoignages ; malgré la certitude acquise par l'officier français, le rapport de la commission reste secret et fin mai l'ambassadeur intervient pour obtenir l'arrestation et le procès du coupable. En octobre, tout est encore en l'état : le rapport de la première commission étant de complaisance, on a obtenu sur la base du rapport français que siège une seconde commission qui conclut à « l'impossibilité de trouver les coupables ». En novembre, Mazhar bey est toujours en liberté et ce n'est que le 19 qu'est constitué à Marach le conseil de guerre qui doit le juger ; le 12 décembre, le procès commence enfin, mais en l'absence des représentants français et italiens. Nouvelles protestations : le 20 décembre, la présence des drogmans est admise « en simples auditeurs », mais la Porte envisage simultanément d'inclure le cas de Mazhar bey dans le projet d'amnistie en préparation pour les jours suivants. Et le procès continue, cependant que Mazhar bey reste en liberté dans la ville ; début janvier, proclamant la certitude de son acquittement, « il se livre à des acquisitions de meubles19». Les drogmans quittent donc Marach le 5 janvier 1897. La semaine suivante, le gouvernement français obtient l'incarcération de l'accusé, mais à Alep où le gouvernement turc transfère le procès auprès d'un nouveau conseil de guerre ; peu après, l'ambassadeur reçoit, à sa note d'avril 1896, une réponse qui nie et le meurtre et le pillage. Et le 25 janvier, dès la première séance du nouveau procès, le délégué consulaire se retire : quatre des membres du conseil de guerre sont les mêmes qu'à Marach. La suite de l'histoire ne sera pas publiée... mais on peut au moins conclure de ce qui précède qu'en quatorze mois, il a été impossible d'obtenir le jugement d'un officier turc coupable de meurtre.

 

Ce qui éclate de façon lancinante dans tout le déroulement de ces massacres, c'est, en même temps que le déchaînement racial d'une population, l'organisation systématique et quasiment officielle, au niveau même du gouvernement, de ce déchaînement : participation de la gendarmerie et de l'armée aux massacres au point que, souvent, c'est au son du clairon qu'ils commencent et finissent ; décorations et promotions pour les officiers et les fonctionnaires qui se sont montrés les plus cruels — aucun ne sera puni ; latitude laissée en permanence aux tribus kurdes de piller et tuer : l'absence de violences, dans les rares endroits où l'autorité s'est montrée ferme à leur égard, en fournit une éclatante preuve a contrario ; duplicité officielle à l'égard des populations chrétiennes que l'autorité assure de sa protection et engage toujours à rouvrir les magasins ; coïncidence des dates et, plus précisément encore, de l'heure du déclenchement et de l'arrêt de tous les massacres : on donne un délai, après quoi il faut que tout cesse ; participation des officiels au butin, interdiction des secours même d'origine étrangère pour toutes les victimes de la ruine et de la famine, censure sur les nouvelles en provenance des provinces, obtention forcée de déclarations arméniennes blanchissant les Turcs, travestissement permanent des faits. Enfin, comme à l'accoutumée, on arrête les victimes et les commissions d'enquête sont seulement chargées d'établir la liste des forfaits commis par les « bandits arméniens ». Mais comment ne pas remarquer que seuls les Arméniens ont été frappés : quelques autres chrétiens là où la violence du fanatisme a débordé cette limite, quelques musulmans dont l'ambassade de France dit qu'une grande partie a été victime de querelles autour du butin, un seul Européen. Il faut rappeler à ce propos que les instructions officielles de l'époque stipulent toujours de ne pas inquiéter les étrangers : autant dire que, pour le reste, on est libre...

 

Et puis on ne peut oublier dans la recherche objective des chiffres la réalité atroce, qui est pour tant de gens innocents et la mort et la ruine et le supplice et l'ignominie affreuse. Devant l'horreur qui déferle, ceux-là n'ont pas eu besoin de preuves.

Et pour imaginer ce que cela veut dire, retournons à Sivas où le vice-consul de France et sa femme forment un couple charmant et courageux. M. Carlier n'hésite pas à faire le coup de feu lui-même pour protéger le consulat durant les massacres et il répond à l'ambassadeur qui lui demande des nouvelles : « J'ai reçu votre télégramme. Votre Excellence peut être assurée que je ferai l'impossible pour faire respecter le pavillon dont j'ai l'honneur d'avoir la garde. 500 Arméniens environ ont été tués avant-hier19. » Quant à Mme Carlier, jeune femme tout occupée de son mari et de son bébé, elle a tenu un journal dont l'intérêt vient de la spontanéité d'une plume vive qui ne s'embarrasse pas de fioritures. Elle trouve les Arméniens « peu sympathiques » et sales, et leurs chefs religieux « lâches », mais elle raconte ce qu'elle a vécu pendant et après le massacre :

17 août 1895. Aujourd'hui, le cuisinier nous rapporte de méchants bruits. Il paraît que du côté de Van, où nous n'avons pas de consul, on aurait égorgé beaucoup de chrétiens. Est-ce vrai ? En Orient on exagère ; cependant il y a quelque chose dans l'air...

10 novembre.

J'apprends par hasard que les massacres ont commencé à Erzeroum.

11 novembre.

Je suis bien inquiète... On ne peut pas s'imaginer l'énervement d'une pareille attente!...

12 novembre.

A onze heures, nous apprenons que les deux évêques, grégorien et catholique, ont réuni dans l'église, près de nous, les principaux marchands, pour les inviter à ouvrir leurs magasins, que ceux-ci n'avaient pas osé ouvrir ce matin, tant il leur semble que le moment fatal est de plus en plus imminent.

A midi précis, nous chiffrions une dépêche, Maurice et moi, Jean jouait dans le bureau, au rez-de-chaussée, sur la cour, quand retentit le pas rapide de Panayoti, qui, ouvrant la porte, saute sur son fusil : « Cette fois, ça y est »...

On a tout tué dans le bazar. Pas un Arménien n'a survécu. Quelques-uns s'étaient réfugiés dans un entrepôt, mais la troupe a fait une sape par en dessous. Elle les tue en ce moment, à coups de baïonnette : c'est pour cela qu'on n'entend plus de bruit. Les soldats repassent au bout de la rue chargés de butin, les mains en sang...

Toujours des coups de feu de plus en plus loin. Je vois passer des musulmans chargés de butin : des soieries superbes, des étoffes brochées d'or. Maurice ordonne d'arrêter tous les pillards qui se permettront de passer devant le consulat français. — Il arrivera ce qui arrivera, mais on ne nous manquera pas de respect.

Dans la soirée, Panayoti apprend que les Sœurs et les Pères sont absolument sains et saufs. La populace continue à piller surtout les maisons désertes. Cette populace a commis des atrocités. Comme elle n'avait pas d'armes, elle assommait ses victimes à coups de matraque, de barre de fer, ou leur écrasait la tête entre des pierres, ou encore allait les noyer dans la rivière devant leurs femmes muettes de terreur. On a vu ainsi passer des Arméniens qui n'essayaient pas de se défendre. On les déshabillait et on les mutilait horriblement avant de les tuer...

J'apprends qu'à six heures, les muezzins, du haut des minarets, ont félicité le peuple d'avoir bien massacré.

13 novembre.

Mon mari rentre. Il paraît qu'on tue encore, mais seulement dans les fermes éloignées. Quant aux Missions, elles n'ont pas été forcées, mais les portes ont été criblées de balles et de coups de hache. Les Sœurs ont recueilli beaucoup d'enfants et les Pères un grand nombre d'hommes...

Pendant ce temps, comme tous les boulangers ont été égorgés, on n'a plus de pain. Il faut en faire. Alors le cuisinier, moi, Lucie, retroussons nos manches et nous nous mettons à pétrir. C'est brisant.

14 novembre.

A neuf heures du matin, la fusillade recommence. Heureusement, c'est encore très loin ; soudain, tandis que la porte est ouverte, et que nos gardes sont dans la cour, leurs fusils restés devant la maison, une bande hurlante arrive. Je tenais bébé, je n'ai que le temps de le jeter sur le lit, de saisir une carabine et de tirer au hasard, en appelant. Aussitôt nos soldats sortent et peuvent reprendre leurs fusils qu'on allait enlever, tandis que Maurice et le cawas font un feu roulant. Cette fois, plusieurs hommes tombent, leurs camarades les emportent tout sanglants. Ils s'éloignent, affolés, en criant : « N'allez pas au consulat, il y pleut du feu. »

La matinée se passe sur le qui-vive. Meurtres et pillages partout. Ce n'était pas la troupe mais des montagnards du dehors. Il paraît que les bords de la rivière sont couverts de cadavres.

Dans certains endroits, les assassins jouent aux boules avec des têtes qu'ils se lancent.

15 novembre.

Toute la ville sent une odeur de charnier ; on est obligé de fermer les fenêtres.

J'apprends que les Sœurs voudraient me voir. J'y pars, suivie des deux cawas. Aucun cadavre sur la route, mais du sang partout, poissant aux pieds, des débris de cervelle, des cheveux. Partout des maisons saccagées.

Panayoti me montre l'endroit où, le 12, quand il est passé, une voix, la voix d'un Turc, lui a crié tout à coup : Jette-toi à droite. Il a obéi, et une balle lui a rasé l'oreille, une autre a déchiré sa tunique. Il a vainement cherché à savoir qui tirait. Sur la route, il a vu tuer sept ou huit Arméniens, comme des moutons, sans qu'ils aient tenté de se défendre, muets. Et pourtant ce sont de solides gaillards.

Dimanche 17 novembre.

C'est navrant, que le sang ne cesse pas de couler! Hier, 44 Arméniens ont été tués sans bruit.

19 novembre.

Le froid arrive, les meurtres diminuent. Hier on n'a tué que seize Arméniens. Un des rédifs de garde a raconté à notre boy, Saïs, qu'à Gurun, qui a été assailli, soi-disant par les Kurdes, ceux-ci n'étaient que des soldats déguisés. — « J'en sais quelque chose, j'en étais! »

Les musulmans ont très peur ici des représailles. De temps en temps, le bruit court que les régiments russes du Caucase ont franchi la frontière. — « Madame, dans ce cas-là, me dit le lieutenant, qui n'est certes pas un méchant homme, nous serons impuissants à vous défendre. Tous les chrétiens, même vous, même votre joli bébé, y passeront. »

23 novembre.

Un boulanger grec a commencé à cuire du pain. Cela nous soulage, car le pétrissage devenait éreintant, et notre pain ne valait rien. Jamais je n'ai trouvé d'aussi bon pain que celui que je remange. A vrai dire, je croyais que je n'en mangerais plus... Et puis, de longtemps, la viande nous fera horreur.

24 novembre.

Dans les villages, on massacre toujours.

A Sivas, nous comptons 1 500 tués, 300 magasins et 400 échoppes entièrement détruits. La misère des survivants est poignante. On voit des chiens passer ayant à la gueule des débris humains : ils ont été déterrer des cadavres dans les champs. Presque toutes les victimes sont des hommes, mais on a enlevé et vendu plusieurs jeunes filles.

26 novembre.

Cela va recommencer. Certains mettent de grands écriteaux : cette maison appartient à un musulman. Les sinistres turbans blancs, qu'arborent les Turcs quand ils ont, une fois, tué un giaour, reparaissent en masse. Très significatif!

« Elle ferait bien de se presser, l'armée anglaise! dit Maurice. En attendant, je vais aller dire deux mots au vali, deux mots qui vaudront bien comme effet les jaquettes rouges. » Et, en effet, cette alerte n'a aucune suite. Toutes les nuits, il y a des patrouilles de la troupe.

Maurice a renvoyé sa garde. Il n'a conservé qu'un soldat, un bon garçon que bébé a pris en amitié, qui scie le bois, et que Lucie charge de préparer... la panade, lorsqu'elle est occupée ailleurs.

29 novembre.

Sur la place du konak, à deux pas du général de division, en plein jour, trois Arméniens ont été assassinés. Il n'y a pas eu d'arrestations.

30 novembre.

Enfin des journaux français nous arrivent, racontant les massacres. Voici ce qu'ils disent de Sivas : « Les révoltés arméniens on attaqué traîtreusement les Hamidiés. Ils ont été défaits. » C'est tout!

3 décembre.

Des crieurs officiels viennent dans les carrefours publier que désormais quiconque tuera ou pillera sera pendu»7.

 

 

* - C'est déjà ce qui s'était passé en 1890 lors d'une première manifestation Hentchak. Les membres de ce parti tentent en effet dans ces années-là d'alerter l'opinion publique et, à côté des actions violentes, ils multiplient dans les villes les placards, les appels aux Arméniens et aux musulmans.

 

VILAYET D'ERZEROUM

Localités
Dates
Morts
Blessés
Récit des événements
Leurs causes
Attitude de la population et des autorités
Erzeroum
6 oct.
«
«
Deux Arméniens sont tués dans la ville. Ce meurtre et la nouvelle des troubles survenus à Trébizonde, le 5 et le 8, causent une vive inquiétude parmi les Arméniens. — Le 28, les musulmans pillent le village de Tifnik près d'Erzeroum.
Dans les derniers jours du mois, une quarantaine de villages arméniens du caza de Terdjan sont saccagés et incendiés. Les habitants sont massacrés en grand nombre. On peut citer notamment les villages de :
Bien qu'au commencement d'octobre, les patrouilles aient été renforcées, l'autorité, en dépit des efforts faits par les Consuls pour obtenir des mesures propres à calmer la population et désarmer les musulmans, ne s'est guère occupée que d'arrêter des Arméniens. La population turque se préparait cependant au grand jour en vue d'un massacre. La participation ouverte des officiers et des soldats au massacre et au pillage a été constatée par les Consuls. Les troubles n'ont été arrêtés qu'une fois les boutiques complètement saccagées et leurs habitants massacrés ; les meurtres et le pillage ont continué toute la nuit du 30 au 31 octobre et la nuit suivante dans les quartiers isolés. Ce n'est qu'après ces faits que les autorités se sont occupées du soin des blessés et des gens sans ressources et de la recherche des objets volés. Dans la suite, 200 Turcs et Lazes pillards ont été arrêtés, et l'autorité affirme en avoir fait fusiller plus de 100.
Mais le chef kurde Hussein Pacha Haideranli, mandé pour rendre compte de sa conduite, n'est pas traduit devant le Conseil de guerre, bien que les charges les plus graves pèsent sur lui.
Quant aux rédifs, convoqués dans la suite, ils sont animés du plus mauvais esprit et ils déclarent que, s'ils doivent partir pour obéir aux ordres du Sultan, il leur faudra auparavant nettoyer le pays de tous les chrétiens.
15
«
Pakaridji : 200 maisons pillées. Les habitants qui échappent au massacre sont de force convertis à l'islamisme.
8
«
Poulk ; 80 maisons pillées. Les habitants épargnés sont obligés de se faire musulmans.
30
«
Pirij : 120 maisons pillées. Les habitants épargnés sont obligés de se convertir à l'islamisme. Les seuls villages arméniens épargnés du caza sont : Karakoulak, Maugh, Hoghegh.

30 oct.

400
12 turcs
«
Le massacre des Arméniens à Erzeroum commence à midi, le pillage des maisons et des boutiques dure jusqu'au soir. De nombreux villages aux environs de la ville sont saccagés.
En dehors des 400 victimes constatées par les Consuls, un grand nombre d'autres Arméniens ont disparu. De nombreux blessés sont transportés à l'ambulance établie chez les Frères de la doctrine chrétienne.
1 500 boutiques et quelques centaines de maisons ont été pillées.
3 nov.
«
«
Nouveaux troubles. Quelques victimes arméniennes.
25 nov..
«
«
Une panique se produit au cours de laquelle un Arménien est tué et 10 blessés.
10 déc.
«
«
Nouvelle panique, mais sans effusion de sang.
Passen
27-28 nov.
140
«
Le monastère de Hassankalé est pillé et incendié, l'évêque et les habitants massacrés, sauf un.
14 autres villages du caza sont pillés. Les villages épargnés sont : Delibala, qui a résisté ; Kamazor, qui a payé une rançon de 20 somars de blé et 10 livres turques ; Dodoveran, qui a payé une rançon de 16 somars de blé ; Ichgon, qui a payé une rançon de 30 livres turques. Parmi les villages pillés dans ce caza, on peut citer : Youzveren, Ekebad, Chihou, Krtabaz, Yagan, Keupru Keui, Tordan, Errtew.
Les villages suivants de ce caza ont été pillés et incendiés :
Ova
27 - 28 nov.
2
«
Tchipek, complètement saccagé.  
«
«
Arzati, complètement saccagé.  
«
«
Dinarikom, complètement saccagé.  
2
«
Umudum, complètement saccagé. L'église a été incendiée ; le prêtre et un autre Arménien on été tués.  
«
«
Keghakhor, complètement saccagé.  
«
«
Ghéritchk, complètement saccagé.  
«
Plusieurs
Gherdjengoz, complètement saccagé.  
4
«
Tevnik, complètement saccagé. L'église pillée ; le prêtre et trois Arméniens tués.  
5
«
Ozni, complètement saccagé. L'église pillée ; le prêtre et trois Arméniens tués.  
«
«
Badishen, complètement saccagé.  
«
Plusieurs
Pelour, complètement saccagé.  
«
«
Itledja, les maisons des Arméniens riches ont été saccagées.  
«
«
Abelhendi, complètement saccagé.  
3
«
Salazzor, complètement saccagé.  
2
«
Tarkouni, complètement saccagé.  
1
«
Komk, complètement saccagé. L'église pillée et le prêtre tué.  
«
«
Sengarig, complètement saccagé.  
«
«
Gueuz, complètement saccagé.  
Rabat, complètement saccagé.  
«
«
Ukdazor, complètement saccagé.  
1
1
Katchga-Vank, complètement saccagé. L'archimandrite blessé et un Arménien tué.  
«
Plusieurs
Sengoutli, complètement saccagé.  
«
«
Soouk Tchermak a évité le pillage en payant une rançon de 120 livres turques.  
Erzindjian
21 oct.
Plusieurs centaines
400
Des troubles et des massacres d'Arméniens ont éclaté à la suite, dit l'autorité, du meurtre d'un Mollah par les Arméniens. — D'après les sources officielles, 75 Arméniens auraient été tués. — Les Consuls évaluent le nombre des victimes à plusieurs centaines dont 7 Musulmans.  
Baïbourt
27 oct.
650
700
«
Une bande armée de musulmans à cheval, commandée par un déserteur, Tchaldaroglou, venant de Surmené (caza du Sandjak de Trébizonde), ravage de fond en comble les villages des environs de Baïbourt. Plus de 650 Arméniens ont péri dans la ville ; dans les villages toute la population mâle a été massacrée. Plus de 165 villages ont été dévastés. Ceux de Narzahan et de Lous-soukli ont été particulièrement éprouvés.

 

Les Autorités ont laissé faire les émeutiers et leur responsabilité est gravement engagée.
On a constaté que beaucoup de musulmans possédaient des armes empruntées à la troupe ; des soldats ont participé au massacre et au pillage.
«
«
M. Bergeron, Consul de France à Erzeroum, qui, retournant en France en congé, a parcouru le pays, a trouvé la région entre Baïbourt et Gumuch-Hané (vilayet de Trébizonde) complètement dévastée. En passant près de Narzahan, il a vu enfouir dans une fosse une centaine de cadavres d'Arméniens. Les routes étaient sillonnées de bandes de femmes et d'enfants, errant sans asile, ni nourriture, ni vêtements. Plusieurs villages ont dû embrasser l'islamisme pour échapper à la destruction.  
Kighi
14 oct.
«
«
Neuf villages sont pillés dans le caza.  
16 oct.
«
«
La ville est assiégée par les Kurdes.  
23 oct
«
«
Un massacre d'Arméniens a lieu dans la ville  
Bayazid
Près de 500
   
   

 

 

1897 : Guerre avec la Grèce. Bien que ses troupes soient victorieuses, la Turquie doit accepter de signer un traité qui consacre l'autonomie de la Crète, enjeu du conflit ; effet secondaire de l'intervention des Puissances, une nouvelle vague de réfugiés musulmans arrive en Asie mineure. L'ingérence européenne dans les affaires intérieures de l'Empire continue donc de limiter partout sa souveraineté : après le protectorat établi sur l'Egypte (Angleterre) et la Tunisie (France), ce sera l'intervention en Macédoine où se retrouve encore une fois l'engrenage de l'insurrection et de la répression.

1898 : Paraît à Genève une brochure sur l'assassinat de Midhat pacha. Publié par le Comité Ottoman d'Union et de Progrès, ce texte dénonce le crime d'Abdul Hamid et salue en sa victime un « patriote libéral » ; il marque, avec d'autres signes, l'apparition d'une nouvelle opposition jeune turque. En exil en Europe où le Sultan les fait espionner, ces futurs révolutionnaires sont de fervents nationalistes pour qui la dynamique des réformes peut seule sauver l'Empire de la dépendance et du démembrement : à l'image de l'autocrate incapable, ils opposent donc celle du Père de la Constitution.

1903 : Convention germano-turque pour la construction du chemin de fer de Bagdad. C'est l'aboutissement de dix ans de tractations, politiques aussi bien que financières ; car l'enjeu est important : resserrement du contrôle sur les provinces et plus grande mobilité des troupes pour l'Empire, pénétration économique (d'abord...) en Asie pour l'Allemagne et consolidation de sa présence. Le temps est désormais proche où l'ambassadeur à Constantinople dira : « Aujourd'hui comme dans l'avenir, nul ne pourra mettre un doigt sur l'Anatolie où nous avons des intérêts vitaux13. » Le Bagdadbahn est à Boulgourlou dès 1904, à Adana puis Kharpout en 1913 ; d'autres tronçons atteignent A!ep en 1912, Ras-el-Aïn et Bagdad en 1914. Mais l'emprise économique ne se limite pas aux chemins de fer, les capitaux européens (ils restent français en majorité) affluent dans tous les secteurs d'activité et l'Administration de la Dette publique ottomane renforce sa mainmise sur les ressources du pays ; il est vrai que sa gestion est bénéfique et qu'elle contribue à former une nouvelle génération de fonctionnaires ottomans. Mais rien ne vient démentir ce jugement formulé par un journaliste français en 1902 : « La Turquie est trop riche pour être aimée pour elle-même. Les légitimes propriétaires n'ayant pas su profiter de ses ressources, elle est devenue la proie d'une finance internationale qui tire de grands profits du désordre et le déplore avec d'hypocrites soupirs12. »

 

   

Imprescriptible,
base documentaire
sur le génocide arménien

  © Jean-Marie Carzou
Arménie 1915, un génocide exemplaire
, Flammarion, Paris 1975

édition de poche, Marabout, 1978