André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

2) L’attitude kémaliste envers les Chrétiens après l’accord d’Angora

La Turquie kémaliste méritait-elle, par son attitude envers l’élément chrétien, le crédit moral que, dans sa générosité habituelle, la France lui avait consenti ? Et ici, quand nous parlons de l’élément chrétien, nous avons principalement en vue l’élément grec, l’élément arménien dans les régions occupées par les Kémalistes ayant été déjà à peu près anéanti par leurs prédécesseurs au pouvoir, c’est-à- dire par les Jeunes-Turcs. L’élément hellène, quoiqu’il eût eu, lui aussi, énormément à souffrir des persécutions des Jeunes-Turcs , avant et surtout pendant lu Grande Guerre[331], subsistait en effet encore, dans une assez grande proportion, dans les régions du Pont et des parties de l’Asie Mineure où s’était établi le régime kémaliste : le gouvernement d’Angora se trouvait ainsi toujours en présence de quelques centaines de milliers de Chrétiens, qu’il lui était loisible de faire bénéficier de sentiments d’humanité contrairement à ce qu’avait pratiqué à leur égard le gouvernement jeune-turc.

Après la conclusion de l’accord d’Angora, une terrible accusation fut portée contre la Turquie kémaliste par le gouvernement hellène, par le Patriarcat œcuménique et par de nombreux témoins étrangers. On prétendit qu’elle avait réédité à l’égard de la population grecque du Pont et de l’Asie Mineure les crimes que les Jeunes-Turcs avaient commis vis-à-vis des Arméniens et des Grecs pendant la Grande Guerre.

En effet, dans un discours qu’il prononça à Athènes, le 18/31 mai 1922, à la IIIe Assemblée nationale des Hellènes, M. Baltazzi, ministre des affaires étrangères de Grèce déclara que les Kémalistes avaient dirigé contre l’élément hellène des persécutions qui s’étaient traduites par la déportation des populations grecques de leurs villes natales et par leur destruction en route, soit par des massacres en règle, soit par la faim et le froid : le ministre évaluait le nombre des Grecs exterminés dans le Pont à 303.287 personnes ; il ajoutait que 815 communautés, 874 églises et 758 écoles avaient été respectivement détruites[332]. Plusieurs députés hellènes, après le ministre, formulèrent les mêmes accusations contre les Turcs en apportant des détails très circonstanciés sur les atrocités commises.

De son côté, le Patriarcat œcuménique, dans une publication officielle[333], fournit de redoutables précisions sur les crimes des Kémalistes. Il donna les listes des villages grecs qui avaient été détruits. Il cita même les noms d’un grand nombre des victimes. Il reproduisit les témoignages des rescapés sur les horribles scènes de carnage auxquelles ils avaient assisté. Enfin, il publia, d’après les journaux turcs, de longues listes de notables grecs exécutés en vertu des jugements des « tribunaux de l’Indépendance », institués, dit-il, pour « présenter comme parfaitement légale l’œuvre d’anéantissement de l’hellénisme micrasiatique »[334].

Ces accusations, formulées par des Grecs contre des Turcs, au cours d’une lutte acharnée entre les deux nations, devaient, malgré le terrible précédent arménien, n’être accueillies qu’avec une extrême réserve tant qu’elles n’auraient pas été confirmées de source neutre. Leur confirmation, malheureusement pour l’humanité, ne tarda pas à se produire, non pas sans doute quant au chiffre total des victimes qu’il n’a pas encore été possible de vérifier, mais tout au moins quant au fait même des massacres. Un grand nombre d’Américains, employés par le Near East Relief, sont en effet venus porter contre les Kémalistes l’accusation d’avoir poursuivi contre les Grecs une véritable politique d’extermination[335]. Tous témoignent que les Kémalistes ont fait périr systématiquement des milliers de déportés par la faim, le froid et les mauvais traitements, en un mot par ce qu’on appelle en Orient les massacres blancs[336].

À l’accusation d’avoir ainsi exterminé les Grecs du Pont et de certaines localités de l’Anatolie les Turcs ont opposé des démentis formels. Ils ont été cependant obligés d’admettre le fait de la déportation de la population grecque du Pont. Mais ils l’ont motivé par une grande insurrection qu’aurait fomentée le gouvernement hellène. Et ils ont, en outre, de leur côté, accusé les Hellènes d’avoir commis des massacres de Musulmans dans les parties de l’Anatolie occupée par les troupes grecques.

Grecs et Turcs ont finalement porté leurs accusations réciproques devant les Alliés.

Le 13 janvier 1922, devant le Conseil de la Société des Nations, M. Harmsworth, délégué britannique, constata, dans un rapport, que seules les accusations portées contre les Grecs avaient pu être vérifiées par les Commissions interalliées, car les régions occupées par l’armée hellène étaient seules accessibles aux Alliés, et il déclara que les populations musulmanes y avaient été protégées et que des sanctions y avaient été prises par le gouvernement grec contre les autorités militaires coupables. Le rapport de M. Harmsworth n’hésita pas néanmoins à affirmer que « les atrocités turques s’étaient certainement produites sur une bien plus large échelle que celles commises par les Grecs ». Alors, dit-il, que les accusations portées contre les Grecs ne mentionnent en général que le meurtre de 10 ou 20 Turcs et, dans un cas seulement (celui d’Ismidt), 300 (chiffres d’Angora), « plus de 35.000 Grecs, dont la plupart ont été, dit-on, massacrés en masse, de la manière la plus barbare, furent déportés de la province du Pont au cours de la présente année ». Le rapport évalua le nombre des victimes non-turques de Mardin à 30.000, celui des Grecs massacrés à Biredjik à 12.500 et cita une série de crimes turcs commis contre les Grecs, dont l’authenticité avait été « dûment vérifiée ». M. Harmsworth déclara enfin que les Turcs n’avaient opposé aux protestations des Hauts-Commissaires alliés que des dénégations, en ne leur fournissant « aucune satisfaction ». Le délégué britannique ne crut pas pour cela devoir réclamer « une enquête sur les faits passés » ; il se borna, avec une terrible prévoyance, à proposer « que la collaboration de la Société fût utilisée à l’avenir pour recueillir tous les témoignages relatifs à des massacres qui se reproduiraient dans le Proche-Orient »[337].

Conformément à cette proposition, le Conseil de la Société des Nations adopta, le 13 janvier 1922, la résolution suivante :

« Le Conseil de la Société des Nations, ému des différents rapports qu’il a reçus sur les excès qui auraient été commis sur les territoires turcs et grecs par des habitants turcs et non-turcs, charge le Haut-Commissaire de la Société à Constantinople, au cas où de nouvelles atrocités seraient commises à l’avenir sur ces territoires, de procéder à une enquête sur les faits et de fournir un rapport au Conseil »[338].

Au mois de mai 1922, sous l’influence de rapports du Dr Ward et de M. Gibbons, transmis par le Haut-Commissaire britannique à Constantinople, le gouvernement anglais revint sur la décision qu’avait indiquée M. Harmsworth de ne pas enquêter sur le passé et proposa une enquête internationale qui serait faite par des officiers anglais, américains, français et italiens[339]. Le gouvernement français et le gouvernement américain demandèrent que cette enquête s’étendît également aux atrocités reprochées aux Grecs[340]. L’Angleterre adhéra à cette demande. Mais la réalisation du projet se heurta à des difficultés budgétaires[341], et, la victoire des Kémalistes sur les Grecs étant survenue, l’enquête n’a jamais eu lieu.

En fait, les déportations des Grecs du Pont commencèrent au printemps de 1921 et continuèrent jusqu’à celui de 1922[342]. Le traité d’Angora n’a donc exercé aucune influence favorable sur le sort des minorités chrétiennes en Turquie. Les Kémalistes ont avec raison considéré ce traité comme une victoire turque, non seulement au point de vue des territoires récupérés, mais encore au point de vue moral. Ils se sont toutefois gardés de donner, par une politique plus généreuse envers les non-Musulmans, à celte victoire morale une base solide. En ce qui concerne les Arméniens de la Cilicie, leur exode volontaire épargna fort heureusement aux Kémalistes une trop rude épreuve de leur loyauté et de leur respect des traités. Mais les Grecs purent en faire l’expérience. Au télégramme que Ies Hauts-Commissaires lancèrent le 21 octobre, c’est-à-dire le lendemain même de la signature du traité d’Angora, au sujet des atrocités commises contre les Grecs, Youssef Kémal Bey ne crut devoir donner aucune satisfaction. Et l’élimination de l’élément hellène en Asie kémaliste poursuivit son cours selon le plan précédemment établi.

Comme nous l’avons dit, les Turcs, pour excuser les déportations, prétextèrent — tout comme ils l’avaient fait dans le cas des Arméniens en 1915 — d’une grande insurrection de la population grecque du Pont. L’absence d’une enquête internationale ne nous permet pas d’émettre à ce sujet un jugement définitif. Il semble cependant établi dès aujourd’hui que les Turcs ont démesurément grossi les faits. Il est certainement possible que les duretés du régime kémaliste aient provoqué dans le Pont quelques mouvements locaux. Ainsi, une petite révolte paraît s’être produite vers les derniers jours de décembre 1921 aux environs de Rizeh et de Trébizonde ; mais, d’après les déclarations mêmes du Commissaire de l’intérieur Fethi Bey, consignées dans les journaux turcs du mois de janvier 1922, cette révolte aurait été réprimée en quelques jours et n’a donc pu avoir un caractère menaçant pour la Turquie. Si des soulèvements sporadiques analogues ont vraiment eu lieu dans d’autres localités du Pont, ils ont dû manquer d’envergure, car aucun des témoins américains n’y a fait allusion et le rapport Harmsworth est également muet à cet sujet. En tout cas, même l’existence d’une insurrection sérieuse, si elle pouvait conférer au gouvernement turc le droit d’exercer une répression sévère, ne pouvait pas l’autoriser à procéder à la déportation et à l’extermination de toute la population grecque des régions atteintes. On ne saurait davantage trouver une excuse à ces crimes dans le fait que l’armée grecque avait pendant l’occupation de l’Anatolie, commis parfois des excès, qui doivent certainement être flétris, mais qui, certes, n’étaient en aucune proportion avec les horreurs turques. L’historien impartial, pour tenir la balance égale entre les deux nations ennemies, devra, d’ailleurs, retenir que leur terrible haine séculaire fut ravivée pour la première fois par les Turcs, lors des déportations et des massacres qui eurent lieu en 1914 sans la moindre provocation de la part des Grecs ottomans.

En ce qui concerne le traitement des minorités demeurées encore dans le pays après les « déportations » ou plutôt les massacres blancs, les Kémalistes n’ont pas tardé à donner de l’accord d’Angora une interprétation étroite, qui correspondait fort peu aux sentiments généreux que leur attribuait le gouvernement français. N’ayant, par cet accord, promis aux minorités que les droits contenus dans les conventions conclues par les Puissances avec d’autres États, les hommes d’Angora se crurent autorisés à supprimer d’un trait tous les privilèges séculaires des Chrétiens.

Le 26 novembre 1921, la Grande Assemblée nationale vota, en effet, à l’unanimité et au milieu du plus grand enthousiasme, le projet de loi suivant proposé par Djelaled-dine Arif Bey :

Art. 1er. — Les prérogatives et droits particuliers ainsi que les privilèges accordés aux minorités, en tous temps et en tous lieux, par nos grands padichahs, sont entièrement abolis.

Art. 2. — Aucun droit particulier ou privilège n’est donc reconnu aux minorités, à l’exception de ceux qui leur ont été reconnus par le Missaki-Milli (Pacte national) et ceux qui ont été stipulés dans les conventions passées entre le gouvernement de la grande Assemblée nationale et les gouvernements de certaines puissances[343].

En même temps, désireux de saper le pouvoir spirituel du Patriarcat œcuménique, qu’il considérait comme le foyer principal de l’hellénisme en Turquie, le gouvernement kémaliste s’appliqua à provoquer un nouveau schisme dans l’Orient orthodoxe : prétendant que les Orthodoxes d’Anatolie n’étaient pas des Grecs, mais des Turcs ayant embrassé le Christianisme, il provoqua, avec l’aide de Févêquo d’Angora, Mgr. Eftim, la création d’un Patriarcat ottoman des Turcs chétiens[344].

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331)

En juin 1914, les Turcs ont procédé à une première expulsion en masse des Grecs de l’Asie Mineure, expulsion accompagnée de massacres, d’incendies, de pillages, de viols et d’autres atrocités. Un archéologue français, M. Félix Sartiaux, qui fut le témoin oculaire du sac de la vieille cité de Phocée et qui, par son attitude courageuse, sauva la vie d’un grand nombre des victimes, a fait un récit émouvant des atrocités turques de cette époque dans la Revue des Deux-Mondes du 15 décembre 1914. Les terres des expulsés ont été données aux Turcs émigrés de la Macédoine. Le but évident de l’opération était la turquisation de l’Asie Mineure (Comp. aussi sur ces événements Léon Maccas, L’héllénisme de l’Asie Mineure, Paris, 1919, p. 132 et suiv.). Pendant la guerre, les persécutions des Grecs se firent sur une plus vaste échelle encore. M. Vénizélos, dans son Mémoire présenté, le 30 décembre 1918, à la Conférence de la Paix, évalue le nombre des Grecs exterminés pendant la guerre mondiale à 300.000 ; il ajoute que, pendant la période de 1914 à 1918, 450.000 Grecs ont été expulsés et ont dû se réfugier en Grèce et que plusieurs autres centaines de milliers ont été déportés à l’intérieur, où la plupart trouvèrent la mort.

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332)

V. Les atrocités turques en Asie Mineure et dans le Pont, brochure publiée à Athènes en 1922, p. 9.

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333)

Patriarcat œcuménique, Les atrocités kémalistes dans les régions du Pont et dans le reste de l’Anatolie. Constantinople, 1922.

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334)

« Mais combien furent loin de toute idée de justice réelle ces « tribunaux de l’Indépendance » qui jugeaient les inculpés en l’absence de tout avocat et souvent à huis-clos. Comme ils manquaient, en outre, de preuves pour étayer leurs condamnations, ils contraignaient ces malheureux à signer des déclarations reconnaissant leur prétendue culpabilité dans la soi-disant organisation d’une révolution au Pont-Euxin. Et ces documents, comme l’attestent les témoignages que le Patriarcat œcuménique peut mettre à la disposition de toute Commission d’enquête internationale, les accusés se voyaient obligés de les signer dans leur prison, la veille justement de l’exécution capitale, c’est-à-dire après leur condamnation » (Les atrocités hémalistes, p. 52).

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335)

Les rapports ou mémorandums des Américains, employés du Near East Relief, ont été reproduits dans la publication du Patriarcat œcuménique. Les auteurs de ces témoignages sont M. F. D. Yowell, le docteur Mark Ward, Miss Wood, M. J. Herbert Knapp, Miss Bessy Bamlomd, M. William, E. Hawkes, Miss Theda B. Phelps, Miss Ethel Thompson. Il y faut joindre les lettres, également reproduites dans la brochure du Patriarcat, du correspondant du Moniteur de Boston, M. Herbert Adams Gibbons.

Voici comment s’exprime par exemple le capitaine F. D. Yowell, ex-directeur de la branche de Harpout du Near East Relief :

« …La situation des populations chrétiennes a graduellement empiré depuis deux ans. Les déportés grecs et arméniens sont dans une condition pire que l’esclavage… Les agissements des autorités du vilayet envers les Grecs qui étaient, et qui sont encore, déportés, soit de la côte de la mer Noire, soit des régions de Konia et qui passent par les routes reliant Sivas, Harpout et Diarbékir, dévoilent un plan d’extermination.

« Les statistiques de source américaine, c’est-à-dire fournies par nos préposés qui se sont trouvés, durant l’accomplissement de leur œuvre de secours, en contact avec les déportés, établissent qu’au moins 30.000 de ces déportés sont passés par Sivas. De ce nombre, 8.000 ont trouvé la mort sur la route de Sivas à Kharpout et 2.000 sont demeurés à Malatia. Après que nous réussîmes à aplanir toutes les difficultés créées par les fonctionnaires turcs pour empêcher le Near East Relief de secourir ces réfugiés, nous pûmes sauver des milliers d’entre eux de la mort en leur fournissant des vivres, des vêtements et des soins médicaux. Deux mille réfugiés périrent tout de même à Kharpout l’hiver passé. Trois mille sont demeurés à Kharpout, Mézéré, ou disséminés dans les villages voisins. Les quinze mille restants furent expédiés vers Diarbékir, et mon opinion est que le fait que le choix du jour du départ des caravanes coïncidât avec les plus terribles tempêtes de neige, n’était pas une coïncidence fortuite. Les périodes des pires intempéries étaient choisies pour faire partir ces malheureux dont les trois quarts étaient des femmes et des enfants et leur faire traverser des montagnes presque infranchissables et où il n’y avait pas de possibilité de trouver ni de la nourriture, ni un abri d’aucune sorte. Tous ces déportés avaient été, dès les premiers jours de leur voyage, dépouillés de tout ce qu’on avait pu leur voler et les filles les plus jolies avaient été enlevées et enfermées dans des harems turcs.

« Des quinze mille Grecs qui furent envoyés à Diarbékir, trois mille périrent en cours de route et mille moururent à Diarbékir. Un millier, en totalité des hommes, furent pris par le gouvernement et employés aux travaux do la réfection des routes entre Kharpout et Diarbékir. Aucun salaire ne leur fut alloué et toute leur ration consistait quotidiennement en deux cents grammes de pain et une soupe claire. On ne leur fournissait aucun abri et ils étaient obligés de coucher en plein air, sans matelas ni couvertures, par les froids les plus terribles, et quand ils étaient trop malades pour pouvoir travailler, leurs rations étaient supprimées et on les laissait mourir sans leur fournir aucun soin médical. On ignore le sort de 9.000 Grecs qui furent expédiés vers Bitlis. Tous les efforts des Américains pour se rendre dans cette localité, ou pour envoyer des secours, furent vains. Ce que nous savons, c’est que Bitlis est presque entièrement détruit et peut à peine offrir un refuge à quelques milliers de gens. La ville est située dans une région très montagneuse, à laquelle on ne peut accéder que par des défilés impraticables actuellement aux voitures. Nous sommes sûrs que bien peu des déportés qui y furent envoyés purent y arriver » (Les atrocités kémalistes, p. 109 et 111-113).

Dans les rapports de tous les autres employés du Near East Relief, nous voyons le même affreux tableau de la méthodique extermination des déportés par les privations et les mauvais traitements de toute sorte.

Les correspondances de Trébizonde et de Constantinople de l’Américain M. Herbert Adams Gibbons donnent également un tableau saisissant de la politique « d’extermination pratiquée par le gouvernement d’Angora envers les Chrétiens de la région du Pont ». Ainsi, d’après Gibbons, à Trébizonde, ville qui comptait, deux ans auparavant, 25.000 Grecs, il ne reste que quelques personnes du sexe masculin ; la population mâle entre 14 et 80 ans a été d’abord déportée dans une enceinte de fil dt fer barbelé, située près de Djévizlik, sur la route d’Erzeroum, où elle a été parquée sous prétexte d’épidémie et où elle meurt de faim. Les garçons de 11 à 14 ans ont été arrêtés ensuite et jetés dans un donjon. Les femmes avec les petits enfants restent seules plongées dans la misère la plus profonde et exposées aux pires outrages. Des notables turcs eux-mêmes ont protesté contre les horreurs commises à Djévizlik et quelques fonctionnaires turcs n’approuvant pas cette politique d’extermination ont été destitués (Les atrocités kémalistes, p. 176-183).

M. Gibbons invoque le témoignage de l’infirmière Miss Wood, comme ayant observé beaucoup de « faits lui prouvant l’existence d’un plan d’extermination des Grecs, plan dont le major Yowell et le Dr Mark Ward ont déjà parlé » (loc. cit., p. 191). Miss Wood, qui était à Kharpout jusqu’en décembre 1921, confirme le récit de Yowell dans tous ses détails et ajoute avoir vu, de décembre à avril, des faits pires à Malatia où les réfugiés meurent par quarante ou cinquante par jour (loc. cit., p. 175).

Dans un télégramme au Moniteur de Boston, M. Gibbons déclare :

« Malgré démentis précédents gouvernement nationaliste et déclarations fausses ou tendancieuses représentées comme émanant des fonctionnaires American Relief à l’intérieur et télégraphiées par Angora, témoignages écrasants prouvent que massacres et déportations des Grecs sont encore plus terribles que ceux des Arméniens durant guerre générale et ces crimes continuent sans arrêt » (Les atrocités kémalistes, p. 74).

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336)

« Il n’y a aussi aucun doute, écrit M. Gibbons, que les faits terribles qui se passent actuellement en Turquie kémaliste — faits qui, pris dans leur totalité, représentent l’arrêt de mort de tous les Chrétiens sous le joug ou à portée du rayon d’action du gouvernement d’Angora — font partie du programme de rendre la Turquie réellement turque. Les hommes au pouvoir à Angora sont décidés à en finir avec le problème des Chrétiens en supprimant une fois pour toutes les Chrétiens… Il n’y a aucun espoir pour les Chrétiens vivants sous la domination des Nationalistes, il n’y a aucun avenir pour le Christianisme dans les régions de l’Asie Mineure, non occupées par les Grecs, à moins que l’Europe et l’Amérique ne déclarent que leur patience est à bout et que la politique d’extermination du gouvernement d’Angora doit cesser » (lettre n° 15 de M. Gibbons du 20 mai 1922, loc. cit., p. 182 et 184).

Le sénateur américain William H. King a, dans un long discours prononcé le 22 décembre 1921, au Sénat des États-Unis, flétri les crimes commis par les Kémalistes contre les Grecs du Pont.

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337)

Etant donné la grande importance que présente le rapport Harmsworth pour la connaissance de la politique kémaliste suivie envers les Chrétiens, nous croyons utile d’en reproduire les passages essentiels :

« Il a été plus facile d’examiner les allégations accusant les Grecs que celles accusant les Turcs.

Tout d’abord, les régions dans lesquelles on allègue que les atrocités ont eu lieu sont strictement limitées et sont librement accessibles aux représentants alliés. De plus, les atrocités dont il s’agit n’ont été commises qu’à certaines époques déterminées.

Il a donc été possible de soumettre à une enquête approfondie la plupart des accusations qui ont été portées contre les Grecs. Quatre Commissions ont été constituées, à cet effet, au printemps dernier. Les rapports des deux premières Commissions, à savoir la Commission de Yalova-Guemlek, et la première Commission d’Ismidt, ont été publiés par le gouvernement de Sa Majesté britannique.

Les rapports de la Commission de Marmara et ceux de la seconde Commission d’Ismidt n’ont pas encore été publiés.

Des représentations aussi énergiques que possible, fondées sur ces rapports, ont été faites périodiquement à Athènes, au cours du printemps et de l’été derniers. Les mesures ont également été prises par les Hauts-Commissaires alliés à Constantinople, afin d’évacuer la population musulmane hors des régions atteintes, et de lui accorder la protection des Alliés. Par contre, les propositions de la Commission de Yalova-Guemlek, en vue de créer une gendarmerie internationale, n’ont pas été considérées comme réalisables.

Le gouvernement grec a reconnu que ses autorités militaires n’avaient pas observé, à Ismidt et ailleurs, une attitude correcte, et s’est engagé à procéder à des enquêtes sérieuses et à prendre des mesures disciplinaires. Le général Leonardopoulos a été relevé de son commandement ; d’autres officiers qui avaient déserté devaient passer devant un Conseil de guerre dès qu’ils auraient été arrêtés.

Dans le cas d’atrocités turques contre les populations non turques, c’est-à-dire les Grecs, Arméniens et autres, la situation est plus difficile. Et la région et l’époque des atrocités sont plus étendues que dans le cas des atrocités commises par les Grecs. Le territoire affecté comprend : l’ensemble de l’Anatolie, le Pont, la Cilicie et le Kurdistan. Quant à la période, elle se trouve parfois étendue de façon à couvrir les massacres et déportations en masse de personnes non turques, que l’on sait avoir eu lieu pendant la guerre.

En outre, les atrocités turques se sont certainement produites sur une bien plus large échelle que celles commises par les Grecs. Tandis que les accusations portées contre les Grecs ne mentionnent en général que le meurtre de 10 ou 20 Turcs, et dans un cas seulement (celui d’Ismidt) mentionnent un massacre assez important (300, selon les chiffres d’Angora), il est reconnu que les Turcs ont, au cours de la guerre, déporté plus de 550.000 Grecs, dont peu ont survécu. Plus de 35.000 Grecs, dont la plupart ont été, dit-on massacrés en masse, de la manière la plus barbare, furent déportés de la province du Pont au cours de la présente année. Le nombre de personnes non turques, victimes des persécutions de Mardin, a été d’environ 30.000. De même, on affirme, et il y a tout lieu de croire ces déclarations, qu’au printemps dernier 12.500. Grecs ont été massacrés dans la région de Birejik. Dans les petits villages d’Anatolie, des groupes de 500 ou 600 personnes sont, dit-on, fréquemment entassés dans des maisons ou des espaces clos, et là ils sont livrés aux flammes ou exterminés d’une façon quelconque. La crucification de groupes de prêtres (par exemple sur la place du marché de Guiozkeuy en juin dernier), la livraison à leurs gardes turcs de 400 jeunes filles grecques en octobre dernier, et la mort récente, par manque de nourriture, de 9.000 hommes dans les groupes de travailleurs arméniens, ne sont que quelques incidents isolés, d’ordre secondaire sans doute, mais dont l’authenticité a été dûment vérifiée, parmi la longue liste de crimes turcs portés à la connaissance du gouvernement de Sa Majesté britannique.

Des protestations ont été à maintes reprises adressées aux Turcs. Pendant tout le cours du printemps dernier et jusqu’à la fin du mois de juillet, des représentations officieuses et officielles ont été faites à la Porte. Les Turcs ont été informés, au début de juillet, que la continuation de leurs excès à l’égard des Arméniens ou autres habitants non turcs ne manquerait pas d’émouvoir profondément l’opinion britannique. Le 18 juillet, l’amiral Bristol, représentant des États-Unis à Constantinople, envoya par télégramme une protestation directe au gouvernement d’Angora, et enfin les Hauts-Commissaires alliés, sur ordre de leurs gouvernements, adressèrent le 5 septembre un télégramme collectif à Youssef Kémal, ministre nationaliste des affaires étrangères, pour protester énergiquement contre les atrocités turques, particulièrement dans la région du Pont. Youssef Kémal, dans sa réponse, nia les affirmations figurant dans la protestation. Le 19 septembre, une nouvelle protestation fut adressée au ministre des affaires étrangères de Constantinople à propos des déportations d’Arméniens dans la région de Marach et Birejik. Pendant le mois d’octobre, plusieurs protestations verbales furent adressées à Hamid Bey, représentant nationaliste officieux à Constantinople ; le 21 octobre, un second télégramme collectif fut envoyé à Youssef Kémal Bey au sujet des atrocités du Pont. La réponse à ce télégramme, en date du 17 novembre, ne fournit aucune satisfaction.

Dans ces conditions, le gouvernement de Sa Majesté britannique est arrivé à la conclusion que la seule méthode pratique de ces accusations ou contre-accusations était de confier à quelque organisme ou personne impartiale le soin de procéder à une enquête sur ces faits, et d’en publier les résultats. Il est évidemment impossible qu’aucun État particulier se charge de cette tâche, mais la Société des Nations est, par son caractère et sa situation, admirablement qualifiée pour remplir une mission de ce genre.

Toutefois, je ne crois pas qu’il soit utile de faire une enquête sur des faits passés. Je propose que la collaboration de la Société soit utilisée à l’avenir pour recueillir tous les témoignages relatifs à des massacres qui se produiraient dans le Proche-Orient » (Journal officiel de la Société des Nations, IIIe année, n° 2, p. 171-172).

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338)

Journal officiel, IIIe année, n° 2, p. 106.

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339)

Le 15 mai 1922, M. Chamberlain communiqua à la Chambre des communes deux télégrammes du Haut-Commissaire britannique à Constantinople en date du 10 mai, sur les déportations de la population grecque (Le Times du 16 mai 1922 reproduit le texte intégral de ces télégrammes). Le Commissaire rend compte des renseignements recueillis du Dr Ward, du Near Eastern Relief, arrivé de Kharpout. D’après le Dr Ward, les Turcs semblent exécuter un plan préconçu pour se débarrasser des minorités. Leur méthode consiste à faire exécuter aux déportés grecs de longues marches et de les faire périr en route du froid, de la famine et de l’exténuation. « Les Turcs peuvent dire qu’ils n’ont pas littéralement tué ces réfugiés, mais une comparaison peut être établie avec la manière dont les Turcs se débarrassèrent autrefois des chiens de Constantinople, en les débarquant sur une île où ils moururent de faim et de soif ». Le Near Eastern Relief n’a pas reçu la permission de recueillir les enfants dont les parents étaient morts en route. Le Dr Ward lui-même a compté, en décembre 1921, 150 cadavres sur la route entre Kharpout et Malatia ; un de ses collègues a compté 1.500 cadavres sur le chemin menant à Kharpout, et 2.000 déportés ont succombé sur la route à l’Est de cette ville. Les deux tiers des déportés grecs sont des femmes et des enfants. Les Américains perdent toute trace des déportés, une fois que les envois ont dépassé Diarbékir. Actuellement (printemps 1922) de nouvelles déportations commencent des ports du Nord de l’Asie vers les districts du Sud-Est. Le Dr Ward considère que si des mesures n’étaient pas prises, le problème des minorités serait résolu par leur disparition. Dans un autre télégramme, le Haut-Commissaire britannique rapporte que depuis les propositions d’armistice il y a une recrudescence marquée des déportations des Grecs de Trébizonde et de son hinterland qui sont exécutées dans des conditions de terrible dureté (conditions of terrible hardship).

En réponse à ces télégrammes, le secrétaire d’État pour les affaires étrangères télégraphia au Haut-Commissaire à Constantinople que le gouvernement anglais, lequel aux termes des propositions de paix avait assumé une sérieuse responsabilité en ce qui concerne la protection future des minorités, ne saurait admettre que les rapports transmis puissent rester sans vérification ni que de pareils faits puissent se reproduire ; qu’il avait donc l’intention de proposer à la France, à l’Italie et à l’Amérique une enquête commune (« His Ma-jesty’s government who has in the proposed terms of peace assumed a serious responsability for the future protection of these minorities, cannot allow such reports to iremain uninvestigated, or such incidents to remain unchecked »).

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340)

V. le Temps du 22 mai, du 6 juin et du 22 août 1922.

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341)

Le Temps du 24 août 1922 a publié à ce sujet l’entrefilet suivant : « L’Agence Reuter publie l’information suivante : Le gouvernement français ayant informé le gouvernement britannique qu’il n’est pas en état de fournir la somme nécessaire à l’organisation de la Croix-Rouge du Proche-Orient pour faire une enquête sur les atrocités qui ont été commises en Asie Mineure, il est douteux que cette enquête puisse avoir lieu. La somme totale nécessaire est de 100.000 francs. La Grande-Bretagne proposait que cette somme fût souscrite à parts égales par la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis et l’Italie ».

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342)

V. lettre de M. Gibbons, n" 21, loc. cit., p. 190-196.

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343)

V. le journal d’Angora Yeni Gun du 27 novembre 1921.

 ↑
344)

V. l’Asie française, n° 198, p. 27.

 ↑
Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
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