Si l’accord d’Angora avait ainsi, sans nul doute, encouragé les Turcs à une politique hostile aux allogènes, il ne les avait pas, d’autre part, détachés des Soviets, comme l’avaient espéré en France certains promoteurs du rapprochement avec la Turquie. Les projets d’accord franco-turc et italo-turc de Londres du mois de mars 1921 avaient coïncidé avec le traité de Moscou russo-turc ; l’accord d’Angora d’octobre de la même année coïncida avec la consolidation définitive, à Kars, de ce traité de Moscou.
Ainsi que nous l’avons vu[345], par l’article 15 du traité turco-russe de Moscou, le gouvernement des Soviets s’était obligé à intervenir auprès des Républiques caucasiennes pour leur faire accepter les articles les concernant. Une Conférence fut tenue, en conséquence, à Kars, entre lesdites Républiques et la Turquie avec la participation du gouvernement des Soviets ; et un traité fut signé, entre tous ces États, dans cette ville, le 13 octobre 1921[346]. Ce traité ne modifia les dispositions du traité de Moscou sur les Républiques caucasiennes qu’en ce qui concerne la Géorgie : la Turquie consentait à rétrocéder à cette dernière la ville et le territoire de Batoum, à titre de province autonome (art. 6). Cette rétrocession, faite sous la pression bolcheviste, était le prix de l’aide en argent et en matériel de guerre que les Soviets avaient prêté aux Kémalistes contre les Grecs. La Turquie, par contre, conserva les terres conquises sur l’Arménie, les territoires d’Ardahan et de Kars. La province de Nakhitchévan fut de même maintenue sous le protectorat de l’Azerbeïdjan (art. 5).
La collusion avec la Turquie n’empêcha pas d’ailleurs le gouvernement soviétique d’accentuer son influence sur les trois Républiques caucasiennes, en provoquant entre elles, vers la fin de 1921, une nouvelle Fédération. Cette Fédération, très étroite, attribua les affaires étrangères, les finances, le commerce extérieur, la guerre, les voies et communications, ainsi que les postes et les télégraphes au pouvoir fédéral. Le Kavburo (Agence du Comité central communiste dans le Caucase) a donné comme motifs à cet acte des exigences d’ordre économique et la nécessité de coordonner les efforts désunis des trois États dans la lutte contre les forces contre-révolutionnaires et pour la consolidation de la situation du pouvoir soviétique sur le seuil de l’Orient. En réalité, cette Fédération n’était qu’un nouveau pas vers la réannexion du Caucase, à Moscou[347].
V. p. 216. [nds : chapitre 8 partie 2
V. le texte turc du traité de Kars dans le Recueil des lois de la grande Assemblée de Turquie, vol. HI, p. 219-232.
Comp. sur cette Fédération l’Oriente Moderno, n° 8, p. 482 et suiv. ; n° 9, p. 543 et suiv. — V. aussi Pilenco, La Fédération soviétique, dans la Revue gén. de droit intern. public, 2e série, t. V (1923), p. 223.
Cette Fédération imposée par les Bolcheviks ne ressemblait en rien à l’alliance préconisée, quelques mois auparavant, par les délégués des anciennes Républiques indépendantes de l’Arménie, de l’Azerbeïdjan, de la Géorgie et du Caucase du Nord. Ces délégués avaient, en effet, signé le 19 juin 1921, à Paris, une Déclaration basée sur la conviction que la future indépendance des Républiques caucasiennes ne pourrait être assurée que sur la base de la plus étroite solidarité. Cette solidarité ne prenait cependant pas les formes de la fédération. Elle se traduisait par une union douanière et un territoire unique de transit pour le commerce international ; par une alliance défensive et par l’obligation de résoudre tous les différends par voie d’arbitrage. Cette déclaration est très significative en ce qu’elle inscrit à son programme la restitution du statu quo territorial de 1914 violé par la Turquie et qu’elle exige, au nom des quatre pays, la solution de la question arménienne en Turquie. Cet appui — très tardif — il est vrai, donné par les représentants de tous les anciens États caucasiens (y compris l’Azerbeïdjan) à l’Arménie contre la Turquie, n’a actuellement qu’une valeur morale. La « Déclaration » est cependant caractéristique pour l’évolution qui s’est faite au moins dans l’esprit de l’émigration caucasienne. Voici le texte de l’article VII de la Déclaration :
« En établissant des rapports d’alliance sur les principes susindiqués, les Républiques caucasiennes sont animées du désir d’établir, sur les bases de leur complète indépendance et de l’inviolabilité de leurs territoires, des relations d’amitié et de bon voisinage avec les États voisins, à savoir la Russie, la Turquie et la Perse. En même temps les représentants des Républiques d’Arménie, d’Azerbeïdjan, du Caucase du Nord et de Géorgie, déclarent que ces Républiques sont prêtes à donner, lors du règlement de leurs rapports avec la Russie, juste satisfaction aux intérêts économiques que celle-ci pourrait avoir au Caucase. Les intérêts de la Perse ayant trait au commerce de transit avec l’Europe seront aussi sauvegardés. Attachant, d’autre part, non moins d’importance à l’établissement de relations d’amitié et de bon voisinage avec la Turquie, les Républiques caucasiennes tâcheront de consolider, par leurs efforts communs, ces relations sur la base de l’observation et du respect par la Turquie de l’inviolabilité des territoires du Caucase dans ses frontières de 1914. Considérant également que la non-solution jusqu’à ce jour de la question arménienne ea Turquie a constitué un des obstacles principaux à l’établissement d’une union des États caucasiens, au grand détriment de leurs intérêts évidents, les représentants de ces États trouvent qu’une prompte et équitable délimitation territoriale de la Turquie et de l’Arménie, conforme à leurs intérêts mutuels, dans les limites de la Turquie, sera un des gages de la paix et du calme en Proche-Orient et que la solidité et la viabilité des Républiques caucasiennes, et de leur union, dépendront dans une large mesure de ce règlement, à l’aboutissement duquel les États caucasiens contribueront par leurs communs efforts ».