Le recyclage des criminels Jeunes-TurcsLe rôle des criminels Jeunes-Turcs dans la création de la Turquie modernepar Frédéric Solakian
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Le père de la Turquie moderne en 1936, entouré de
Mustafa Abdülhalik Renda alors
président de la Grande Assemblée Nationale et de Sukru Kaya
son ministre de l'Intérieur. En 1915, Mustafa Abdülhalik etait préfet de
Bitlis et directement responsable des massacres des Arméniens de Bitlis et de
Mouch. Sukru
Kaya était le directeur général de la déportation. |
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C'est l'étude de la filiation entre unionistes, responsables du génocide des
Arméniens, et kémalistes, promoteurs de la Turquie républicaine que nous avons
tenté d'approfondir ici. La méthode s'inspire des techniques microhistoriques,
en développant une prosopographie de la génération
des responsables turcs nés dans les années 1870-1880 et morts après la fondation
de la République en 1923. Les dates de décès sont très diverses de 1924 à 1986.
La question posée pour chaque individu est: quelles responsabilités a-t-il
assumées pendant le génocide des Arméniens en 1915 puis au sein de la République
de Turquie ? Nous avons aussi retourné la problématique en considérant les plus
hauts dirigeants turcs de 1920 à 1960 et en recherchant leurs liens avec le
Comité Union et Progrès: les dirigeants turcs de 1920 à 1960 |
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Nous avons également recherché quels souvenirs la République de Turquie entretenait avec ceux des génocidaires qui ne purent prendre part à l'édification de la République par suite de mort violente. Il y a bien eu pour certains de ces criminels une volonté de réhabilitation. |
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La République de Turquie
fondée par Mustafa Kemal Atatürk en 1923 aime à se présenter comme un État
absolument nouveau sans lien avec l'Empire ottoman sur les ruines duquel elle a
été fondée. Cet artifice permet à ses dirigeants de ne pas assumer le sombre
héritage légué par leurs prédécesseurs. Le génocide des Arméniens, constitue
dans cet héritage, l'élément central dont il ne saurait être question autrement
que sous forme de déni. Les demandes par les victimes de reconnaissance
officielle de ce génocide en tant que réparation morale minimale ne se sont pas
seulement vues refusées par la République Turque. L'Etat a organisé depuis les années 80 et continue à
organiser un négationnisme officiel. Par décret gouvernemental du 25 mai 2001, a
été décidé la création du "Conseil de coordination pour la lutte contre les
assertions de génocide" officialisant ainsi le négationnisme d'Etat. Une
circulaire du Ministère turc de l'Education Nationale datée du 14 avril 2003
demande aux directeurs des établissements scolaires d'organiser des épreuves de
composition dans lesquels les élèves doivent nier l'extermination des Arméniens,
des Assyro-Chaldéens et des Grecs du Pont au début du 20ème siècle. Pourquoi, 90
ans après, les réactions du pouvoir turc sont elles si vives et tentent-elles de
nier le crime, si, vraiment, il n'existait aucun lien entre hier et aujourd'hui
? En s'interrogeant sur la raison profonde de ce "tabou arménien", Taner Akçam a mis en
évidence le fait que ce crime touchait à l'identité même de la Turquie
républicaine et aux conditions de sa formation. Il a commencé de montrer comment
les criminels du Comité Union et Progrès ont été recyclés
par le nouveau régime après avoir été amnistiés de leurs crimes contre les
Arméniens. En effet, après la fuite des dirigeants unionistes en 1918, un pouvoir libéral s'était établi à Constantinople qui était allé jusqu'à instaurer des cours martiales pour juger les responsables de l’anéantissement des Arméniens. Cette parenthèse libérale dura deux ans. Les nationalistes de Mustafa Kemal prirent ensuite le pouvoir. Ce dernier suspendit ce processus judiciaire, puis ses successeurs rapatrièrent en grande pompe les cendres des principaux responsables du génocide et érigèrent des mausolées à leur gloire. En 1943, Hitler rendit à Inönü, successeur de Kemal, les cendres de Talât Pacha, ministre de l'Intérieur puis Grand Vizir durant la Première Guerre mondiale, et principal organisateur du génocide. Plus récemment, celles d'Enver Pacha, alors ministre de la Guerre, ont été rapatriées en 1996 d'Asie Centrale où il avait achevé ses rêves pan-turquistes en 1922. Ce travail de recherche doit être considéré comme un chantier permanent accueillant de nouveaux résultats au fur et à mesure de leurs découvertes. Que se dessine-t-il déjà ?
Même si Mustafa Kemal
lui-même ne fut jamais un membre de premier plan du Comité Union et Progrès, il
reconnut en 1923 à propos de ce parti: "Nous fûmes tous ses membres"[1]. En y
regardant de plus près, en effet, on retrouve les mêmes
hommes qui avaient participé au travail d'anéantissement des Arméniens, aux
postes de responsabilité ou dans les cercles intellectuels. Certes, peu de
ministres unionistes se retrouvent ministres de la République. Les plus connus
ont été liquidés par des justiciers arméniens lors de l'Opération
Némésis en 1920-1922 et d'autres ont été pendus par Kémal en 1926 pour
conspiration contre sa personne. Par contre, les responsables administratifs de l'Etat ottoman au
temps du génocide et les cadres de l'ancien
parti Union et Progrès accèdent au rang de ministres ou de députés de la
République. Ainsi, le préfet de Bitlis
puis d'Alep, Mustafa Abdülalhik, beau-frère de Talât
Pacha et bourreau de Mouch, se retrouve Ministre
des Finances, Ministre de la Défense, et enfin Président de la Grande Assemblée
Nationale. D'autres
préfets de province deviennent députés de la République représentant le parti
unique de Mustafa Kemal dans les mêmes
circonscriptions. Les responsables de
l'ancien Parti Union et Progrès dans les Provinces dont on connaît le rôle
spécial dans la supervision de la déportation refont surface. On retrouve même
un secrétaire responsable de province du Comité Union et Progrès, Mahmut Celal
Bayar, Président de la République de 1950 à 1960. Les rouages de la machine
génocidaire mis en place spécifiquement (Direction à l'Installation des Tribus
et Déportés, Organisation Spéciale) ne sont pas
en
reste. Par exemple, Sükrü
Kaya qui fut le Directeur Général de la
Déportation se retrouve secrétaire général du Parti Républicain du Peuple de
Mustafa Kémal, puis, pendant dix ans, son
Ministre de l'Intérieur. Membre du Conseil Supérieur de Santé, chargé d'une
mission de destruction des cadavres, le Dr. Tevfik Rustu
Aras , est promu ministre des Affaires Etrangères de 1925 à 1938. [1] Hamid Bozarslan, Histoire de la Turquie contemporaine, La Découverte, 2004. p.25. |