La mauvaise foi du gouvernement ottoman et du sultan a compliqué singulièrement cette question déjà difficile des réformes à introduire dans les provinces d'Arménie. Cependant, il faut reconnaître que si la Porte ne fut pas plus empressée à partager les vues des ambassadeurs de France, de Russie et d'Angleterre, c'est que, très souvent, elle a eu des doutes sur la parfaite entente entre ces trois puissances.
Les désaccords devaient surtout se produire entre la Russie et l'Angleterre ; leurs intérêts en Asie les obligeaient en quelque sorte à lutter d'influence en Asie Mineure. La France et et la Russie, déjà alliées, suivaient une ligne de conduite analogue qui, d'ailleurs, semblait bien en harmonie avec les circonstances. De sorte que ces trois puissances, condamnées à une action commune par les dispositions du traité de Berlin, étaient incapables d'une vraie unité ; elles étaient toujours tentées de tendre des pièges ou de dresser des obstacles sur le chemin de la puissance rivale qui prenait une initiative quelconque.
Nous avons vu que si l'article 61 du traité de Berlin, confiait aux puissances européennes le soin de surveiller l'application des réformes, que la Sublime Porte s'était engagée à réaliser, au profit des Arméniens, le traité anglo-turc du 4 juin 1878 disait que ces réformes seraient arrêtées par « les deux puissances contractantes ». Cette situation avait donné à l'Angleterre une grande influence en Arménie, influence qu'elle s'efforça d'accroître au moyen de nombreuses missions protestantes envoyées dans le pays. Ceipendant, l'Angleterre ne se prévalut pas de cette stipulation du traité de Chypre : le projet du 11 mai 1895 fut élaboré parles représentants des trois puissances et reçut l'approbation de ces dernières.
Lorsque, vers la fin de l'année 1894, furent connus en Europe les premiers massacres qui avaient ensanglanté la région de Sassun, la France, la Russie et l'Angleterre furent d'accord sur le principe d'une intervention énergique auprès de la Porte pour l'obliger à apporter un remède efficace à cet état de choses, mais cet accord ne subsista pas sur les moyens à employer. La France et la Russieentendaient respecter dans leur action l'intégrité de l'Empire ottoman. L'Angleterre, tout en paraissant partager les mêmes vues, se souciait peu de l'intégrité de cet empire, elle préparait au contraire une intervention armée. Les différents discours pronncés par lord Salisbury, à ce moment-là, ne laissent subsister aucun doute sur ce point : « Le temps des efforts n'est pas passé, encore moins celui des préparatifs », dit-il dans un discours prononcé à Douvres en août 1895 au sujet des événements arméniens et de la politique à suivre par l'Angleterre. Un peu plus tard, en novembre, il menace la Turquie en ces termes : « Il faut expier de longues années d'erreur, et une loi cruelle veut que l'expiation retombe sur ceux qui ont commis les fautes. »
Pour corroborer ces paroles, 18 vaisseaux anglais étaient mouillés à Salonique.
Aussi, tandis que les gouvernements français et russe réclamaient des mesures pour faire cesser les troubles, le gouvernement anglais « ne faisait rien en vue de l'apaisement : son seul but était d'aggraver la situation, afin de prouver l'insuffisance du sultan, et de faire excuser une intervention armée »1.
Il réussit dans la première partie de son programme : l'aggravement de la situation. Nous savons, en effet, que les années 1895 et 1896 furent marquées par des troubles qui se produisirent dans presque tout l'Empire ottoman. Mais il ne réussit pas à faire une intervention armée malgré l'appel lancé aux puissances le 20 octobre 1896, par lord Salisbury : « Il est devenu évident, disait-il, qu'à moins que ces grands maux puissent être supprimés, la longanimité des puissances de l'Europe ne parviendra pas à prolonger l'existence d'un Etat que ses propres vices font tomber en ruine. »
Les puissances n'approuvèrent pas le programme anglais, elles préférèrent le système d'intervention pacifique de M. Hanotaux, ministre des affaires étrangères de France, qui finit par agir sur l'indifférence du sultan. Celui-ci accorda une amnistie aux Arméniens, supprima le tribunal arbitral chargé de les juger et autorisa l'élection du patriarche. Cet ensemble de mesures amena avec lui un grand apaisement.
Le plan du gouvernement anglais avait donc échoué devant les efforts combinés des gouvernements français et russe, mais cette désunion assura à la Porte une pleine liberté d'action à l'égard de ses sujets arméniens dont ils eurent beaucoup à souffrir.
LES AFFAIRES D'ARMÉNIE ET L'INTERVENTION DES PUISSANCES EUROPÉENNES (DE 1894 A 1897)
par François SURBEZY (Avocat)
Université de Montpellier – Montane, Sicardi et Valentin successeurs, 1911
Thèse pour le doctorat.