Le gouvernement turc, cherchant comme toujours à gagner du temps, demanda à l'ambassadeur anglais, Sir Philipp Currie, le renvoi de sa réponse au projet que venaient de lui adresser les ambassadeurs, après les fêtes du Baïram. Celui-ci, avec l'approbation de ses deux collègues, refusa1 et, le 3 juin, la Sublime Porte, obligée de s'exécuter, faisait parvenir aux ambassadeurs son pro-pre projet2, précédé d'une note verbale.
Elle s'oppose à la réduction du nombre des vilayets, pour ne pas en rendre l'administration plus difficile. Elle refuse de donner avis officieusement aux ambassades de la nomination des gouverneurs généraux, car, dit le mémorandum, "la communication officieuse réclamée par MM. les Ambassadeurs porterait atteinte à l'indépendance du gouvernement impérial, garantie par les traités"3.
Elle prétend avoir déjà donné satisfaction aux ambassadeurs sur la question des prisonniers arméniens dont l'innocence a été reconnue.
Elle autorise le retour des Arméniens qui avaient émigré ou qui avaient été chassés de leur patrie, après examen de leur identité, de leur nationalité et de leur conduite passée ; ils devront, en outre, fournir des garanties de leur bonne conduite à venir. La question de la restitution de leurs propriétés ne se pose pas, la loi garantissant les droits de propriété de tout sujet du gouvernement impérial.
La Porte juge inutile l'envoi d'une commission dans les vilayets d'Arménie pour interroger les personnes arrêtées et accélérer le jugement des crimes et délits, car elle a déjià nommé dans ce but des inspecteurs musulmans et chrétiens. Ces inspecteurs étant, en outre, préposés à l'inspection des prisons, il n'est pas nécessaire de créer d'autres fonctionnaires à cet effet.
La Porte s'oppose également à l'envoi d'un haut commissaire en Arménie, pour surveiller la bonne exécution des réformes, alléguant que "la fidèle exécution des réformes appartient au gouvernement, qui en a la responsabilité"4, et qu'une commission a été établie au ministère de l'intérieur, avec mission de faire des enquêtes de ce genre.
Elle repousse la formation d'une commission permanente d'enquête et le droit pour les ambassadeurs de communiquer avec elle par l'intermédiaire de leurs drogmans, comme contraires aux traités de Paris et de Berlin, qui garantissent l'indépendance du gouvernement ottoman ; elle prétend, en outre, que cette commission ferait double emploi avec celle qui est établie au ministère de l'intérieur.
Elle ne change rien aux conditions antérieurement exigées pour changer de religion.
Elle se refuse à la nomination d'un chrétien comme moavin du vali, pour sauvegarder les intérêts des Arméniens se trouvant dans d'autres provinces asiatiques de l'Empire, parce que céder sur ce point serait contraire aux dispositions du firman impérial qui établit l'égalité de tous les sujets du sultan.
La Porte envoie un inspecteur permanent dans chaque province, avec mission d'examiner les affaires de propriétés immobilières.
Ainsi, la Sublime Porte ne donnait satisfaction aux ambassadeurs sur aucun des points contenus dans lenr projet de réformes ; aussi jugèrent-ils la réponse du gouvernement ottoman inacceptable, et ils la considérèrent comme nulle et non avenue.
Malgré les conseils d'acceptation prodigués au sultan, surtout par l'empereur d'Allemagne5, la Porte envoya, à la date du 17 juin 1895, une nouvelle note verbale aux ambassadeurs, aussi insuffisante que la première6. Elle déclare accepter en principe les dispositions et articles du mémorandum et du projet des ambassadeurs qui ne seraient pas contraires aux lois et aux règlements de l'Empire ; elle rejette certains points du mémorandum et du projet qui exigent examen et discussion.
Elle assure les ambassadeurs qu'il sera tenu compte des observations qu'ils pourraient présenter au ministère des affaires étrangères, par l'intermédiaire de leurs drogmans, au sujet de l'exécution des réformes. Elle interdit ainsi l'accès des
drogmans à la commission de contrôle. Le gouvernement impérial enverra sur les lieux un fonctionnaire « avec mission exclusive et spéciale d'inspecter et surveiller avec le plus grand soin, l'exécution des réformes »7.
Les modifications qui pourraient être faites au moment de l'application des réformes seront communiquées aux puissances avec les raisons qui les auront motivées. La note verbale se termine ainsi : « Il est bien entendu que le gouvernement impérial ne donne anx puissances d'autre attribution que la faculté qui leur est conférée par le traité de Berlin. »8
Les ambassadeurs considérèrent que cette nouvelle réponse de la Porte ne leur donnait pas plus de satisfaction que la première ; ils invitèrent le gouvernement ottoman à spécifier les points sur lesquels il voulait appeler la discussion. Les puissances qui n'étaient pas directement intéressées à l'affaire, comme l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie, l'Italie, insistèrent auprès du Sultan pour qu'il donnât satisfaction aux ambassadeurs9. Celui-ci se contenta de nommer une commission composée des ministres des affaires étrangères, de l'instruction publique, de la justice, de l'intérieur et du sous-secrétaire d'Etat auprès du Grand-Vizirat, chargée de dresser la liste des points du projet des ambassadeurs susceptibles de donner lieu à discussion, et il nomma Chakir-Pacha, ancien ambassadeur à Saint-Pétersbourg, haut commissaire pour les réformes arméniennes.
Pendant ces longues négociations, une vive impatience se manifestait en Angleterre, où les Arméniens comptaient beaucoup d'amis ; des meetings, présidés par les membres les plus importants du Parlement, étaient tenus en leur faveur dans les grandes villes.
En août, la Porte communiqua aux ambassadeurs une troisième réponse, aussi insuffisante que les deux autres.
Elle ne change rien dans l'organisation administrative de l'Arménie, elle ne donne aucune garantie de sécurité aux Arméniens contre les Kurdes.
Elle rejette les propositions des ambassadeurs tendant à apporter des réformes dans le système des impôts, dans la justice et dans les prisons.
Non seulement elle ne fait rien pour améliorer l'organisation municipale, mais elle enlève aux Arméniens certains droits qu'ils avaient auparavant. Elle ne parle même pas des garanties et des moyens de contrôle que les ambassadeurs demandaient dans leur projet du 11 mai 1895. « C'est, dit M. Cambon, un refus plus catégorique encore, et que ne dissimule même aucune apparence de forme. »10
Les ambassadeurs se contentèrent de transmettre cette réponse de la Porte à leurs gouvernements respectifs ; il en résulta un échange de vues entre les trois cabinets.
A la fin du mois d'août 1895, le gouvernement britannique, certain de l'appui de la France et de la Russie, adressa au gouvernement ottoman une note où il réclamait l'établissement d'une commission de contrôle composée de quatre sujets ottomans et de trois délégués des puissances11. Il réclamait, en outre, la mise en liberté immédiate et sans conditions de tous les prisonniers politiques, et le renvoi des fonctionnaires turcs qui s'étaient montrés particulièrement injustes envers les Arméniens dans les districts de l'Asie Mineure.
Le sultan, malgré les conseils du Grand Vizir et du ministre des affaires étrangères, refusa de céder sur ces différents points.
Cette mauvaise foi manifeste de la Porte mécontentait vivement les Arméniens. Malgré les démarches pressantes faites depuis cinq mois par les puissances auprès du gouvernement turc pour lui faire réaliser en Arménie les réformes indispensables à la sécurité des chrétiens, rien n'avait été fait dans ce sens. Aussi, en septembre 1895, las d'attendre toujours en vain, un certain nombre d'Arméniens habitant Constantinople décidèrent de prendre eux-mêmes leur cause en main et de transmettre leurs desiderata aux autorités ottomanes. Ce fut le point de départ des massacres dont nous avons parlé précédemment.
Il devenait donc de plus en plus urgent de faire accepter par la Porte un projet de réformes en faveur des Arméniens. Les ambassadeurs reprirent leurs pourparlers à cet égard avec le gouvernement ottoman ; ils approuvèrent, d'accord avec le ministre des affaires étrangères, un règlement de l'administration des provinces arméniennes qu'ils soumirent à l'approbation du sultan. Celui-ci accepta le projet à la condition que sa promulgation n'aurait pas lieu de suite, afin de ne pas paraître céder à la pression étrangère12 ; les ambassadeurs protestèrent, et le 20 Octobre 1895, la Sublime Porte adressait aux représentants de l'Angleterre, de la France et de la Russie à Constantinople, une note verbale avec le texte du décret relatif aux réformes13 qu'elle accordait aux Arméniens.
Ces réformes différaient notablement et sur des points très importants de celles que les ambassadeurs avaient proposées le 11 mai précédent.
Le contrôle européen était réduit à très peu de chose ; il n'était plus question de l'approbation des puissances pour la nomination du haut commissaire.
Une commission permanente de contrôle, présidée par un musulman et composée d'un nombre égal de membres musulmans et non musulmans était instituée à la Sublime Porte, avec mission de surveiller l'exécution des réformes. Les ambassades lui feraient parvenir, par l'intermédiaire de leurs drogmans, les avis, communications et renseignements qu'elles jugeraient nécessaires dans la limite de l'application des réformes ; cette commission serait dissoute le jour où la Porte et les ambassadeurs considéreraient son mandat comme accompli.
Les puissances obtenaient qu'un fonctionnaire non musulman soit joint à titre de moavin au haut-commissaire, mais ce dernier, nommé par le sultan, devait toujours être musulman.
Le sultan évita avec soin de parler de la nomination de chrétiens à certains emplois de l'administration des provinces arméniennes, où leur présence était considérée comme indispensable par les ambassadeurs. Ceux-ci, dans une note verbale adressée à la Sublime Porte le 24 octobre, protestèrentcontre ce procédé, et, de plus, se réservèrent le droit de faire valoir leurs réclamations au sujet de la nomination des fonctionnaires qu'ils jugeraient inaptes à occuper les emplois qu'on leur aurait confiés.
La nouvelle de l'acceptation du projet de réformes par le Sultan fut reçue avec une grande joie à Constantinople et dans l'Europe entière. La presse salua la promulgation du décret impérial comme « un heureux dénouement de la crise »14. Mais, dès que fut connu le texte du décret, on ne se fit plus d'illusions sur sa portée, et cette même presse qui s'était montrée si optimiste quinze jours avant, convenait que l'arrangement intervenu « n'est pas assurément la solution définitive de ce problème difficile du gouvernement de l'Arménie »15.
Les Arméniens, qui étaient fixés sur la valeur des promesses du gouvernement ottoman, lorsqu'elles ne sont accompagnées d'aucune garantie d'exécution, étaient loin d'être satisfaits ; ils savaient bien que la Porte ne se ferait aucun scrupule de manquer une fois de plus à sa parole. Au contraire, les Turcs, froissés d'avoir cédé à la pression étrangère, n'étaient pas fâchés de cette solution.
Les craintes des Arméniens se trouvèrent bientôt justifiées : la commission de contrôle instituée à la Sublime Porte ne donna aucun des résultats qu'on était en droit d'attendre d'elle. Les ambassadeurs de France, de Russie et d'Angleterre firent à la Porte des représentations sur les procédés de cette commission et appelèrent bientôt l'attention du sultan sur son inertie absolue16.
Rien n'était changé dans la situation des Arméniens depuis la promulgation du décret de réformes. Ils avaient été massacrés à Constantinople en septembre, avant l'acceptation des réformes, après, ils furent massacrés dans presque toutes les provinces de l'Arménie ottomane.
LES AFFAIRES D'ARMÉNIE ET L'INTERVENTION DES PUISSANCES EUROPÉENNES (DE 1894 A 1897)
par François SURBEZY (Avocat)
Université de Montpellier – Montane, Sicardi et Valentin successeurs, 1911
Thèse pour le doctorat.