Au lendemain des massacres de Constantinople (1896), la Sublime Porte envoya aux ambassadeurs une note verbale tendant à dégager sa responsabilité dans les événements récents1, et parmi les mesures prises pour assurer l'ordre, elle indiquait l'institution d'un tribunal extraordinaire : « Pour ne pas prolonger la détention préventive des Musulmans et des Arméniens arrêtés lors de ces incidents, il a été institué un tribunal extraordinaire, composé de hauts fonctionnaires judiciaires, tant musulmans que chrétiens, avec mission de procéder avec la plus grande célérité à l'instruction de leur cas ; ceux d'entre eux qui seront reconnus coupables seront déférés aux tribunaux, et ceux dont l'innocence sera démontrée, remis aussitôt en liberté »2.
Quelques jours après, sur l'initiative de l'ambassadeur de Russie, M. de Nélidof, fut constituée une commission mixte, dite commission d'apaisement, composée de fonctionnaires ottomans, à côté desquels devaient siéger les drogmans des ambassades. Son but devait être « de visiter les prisons, les quartiers pillés, de rechercher les innocents que la peur tient encore cachés ou a forcés à fuir, et de prendre toutes les mesures propres à ramener la confiance parmi les Arméniens et tous les chrétiens »3.
Les ambassadeurs et la Porte acceptèrent cette proposition, Chakir-Pacha, chef de la maison militaire du sultan, fut nommé président de la commission. Une note de la Porte à la date du 12 septembre, annonçait la réunion de la commission pour le lendemain, les drogmans étaient invités, mais au lieu d'être appelés à siéger au même titre que les fonctionnaires ottomans, la note disait « qu'ils n'auraient à s'occuper exclusivement que des affaires touchant leurs ressortissants, et que la commission fonctionnerait conformément aux instructions dont elle était tourne »4. La note ne donnait aucune indication sur ces instructions. Les drogmans protestèrent énergiquement, la note de la Porte n'étant pas conforme à l'entente établie entre elle et les ambassadeurs. Le président refusa de communiquer les instructions qu'il avait reçues et prétendit que la présence des drogmans n'avait d'autre but que de permettre à la commission d'opérer des perquisitions dans les maisons étrangères, tout le reste étant de la compétence exclusive de la commission ottomane.
Les choses restèrent en cet état jusqu'à la clôture des séances, le 1er octobre 1896. La commission d'apaisement avait fonctionné pendant trois semaines, mais n'avait rien apaisé.
Quant au tribunal extraordinaire, institué par la Porte, il fonctionna à partir du 10 septembre 1896 avec une activité sans égale et une partialité révoltante. Beaucoup d'Arméniens furent condamnés et chaque jour étaient opérées parmi eux de nombreuses arrestations. En revanche, aucun musulman n'a été inquiété ni puni : un seul, accusé d'avoir tué un Arménien à coups de yatagan, fut interrogé. « Le fait a été reconnu exact, mais l'individu a été acquitté parce qu'il n'était pas prouvé que le yatagan eût frappé un Arménien vivant »5.
En présence d'une partialité si évidente, la France et la Russie demandèrent la fermeture du tribunal. Notre ambassadeur à Constantinople obtint de la bouche même du sultan la promesse que le tribunal extraordinaire ne fonctionnerait plus à partir du 9 novembre. Mais, fidèle à ses habitudes, la Porte ne tint pas ses engagements, le 14 le tribunal siégeait encore et prononçait toujours de nombreuses condamnations. Enfin, sur la menace que fit M. Cambon au gouvernement ottoman de quitter Constantinople s'il n'obtenait pas satisfaction, le tribunal cessa de siéger.
Cependant, les nombreux Arméniens qui avaient été arrêtés étaient toujours sous les verrous en attendant d'être traduits devant les tribunaux ordinaires ; aussi, pour mettre un terme à cette situation, M. Cambon proposa : « de proclamer une amnistie générale, sans conditions et sans catégories, de vider d'un coup toutes les prisons et de rendre un édit de pacification qui donnerait satisfaction à l'opinion européenne et qui causerait à Constantinople un tel soulagement que le comité révolutionnaire devrait mettre bas les armes »6.
Cette proposition, appuyée par la Russie, fut acceptée par la Porte, et le 22 décembre 1896, une amnistie générale était accordée à tous les Arméniens à l'exception des membres et organisateurs des comités révolutionnaires.
Pendant qu'avaient lieu ces différents événements, on avait procédé à l'élection du patriarche des Arméniens.
Depuis la démission forcée de Mgr Izmirlian et la nomination au patriarcat de Mgr Bartoloméos, à titre de locum tenens, la question ecclésiastique n'avait pas reçu de solution. Le haut clergé, les notables et la bourgeoisie adressèrent à la Porte une pétition respectueuse pour réclamer l'élection d'un patriarche. M. Cambon appuya cette pétition et obtint du gouvernement ottoman la promesse que l'Assemblée arménienne serait convoquée en vue de l'élection. Mgr Bartoloméos avait donné sa démission de locum tenens, l'Assemblée arménienne fut convoquée, et, le 19 novembre 1896, Mgr Maghaki Ormaniam, archevêque et supérieur du grand séminaire d'Armache, fut désigné comme patriarche. « Accomplie dans des conditions d'indépendance suffisante, dit M. Cambon7, sa nomination a été bien accueillie par la nation arménienne. »
Installé le 10 décembre suivant, après que le sultan eut sanctionné son élection, le nouveau patriarche prononça un discours à la fois ferme et modéré ; dans une adresse qu'il remit au sultan, il disait « attendre de la magnanimité du souverain le maintien du bien être du peuple arménien, ainsi que de ses immunités et privilèges religieux. » Dans un rapport adressé à la Porte, il résuma les desiderata de la population arménienne : La dispense de l'impôt militaire pour un an (sinon pour trois) ; l'autorisation aux banques provinciales d'avancer de l'argent aux populations agricoles de l'Arménie et l'ordre aux autorités locales de fournir aux paysans le grain déposé dans les magasins du gouvernement ; les subventions que les différents ministères devront accorder pour la reconstruction des écoles ; la réinstallation des fonctionnaires arméniens congédiés ; une subvention de deux mille livres turques au patriarcat pour besoins urgents ; la nomination de moavins arméniens dans les vilayets et aussi de gendarmes et de policiers arméniens ; l'ordre aux journaux turcs de cesser toute attaque contre les Arméniens ; l'admission des Arméniens dans toutes les écoles militaires et autres, où sont déjà admis les chrétiens ; la nomination d'une commission chargée d'évaluer les indemnités à payer aux victimes des massacres et des pillages ; la proclamation invitant tous les convertis malgré eux à reprendre leur ancienne religion.Un décret impérial accepta ces demandes, mais avec quelques réserves : les indigents seuls seront dispensés de l'impôt qui frappe les dispensés du service militaire ; la somme de deux mille livres turques, réclamée par le patriarcat, sera remise au commissariat de secours siégeant à Tophané, c'est à cette institution que devra s'adresser le patriarcat ; il n'y a pas lieu de proclamer, à travers l'Empire, que tous les convertis à l'Islam peuvent retourner sans danger à leur religion originelle.
Ces quelques satisfactions que le sultan accordait aux Arméniens pour se débarrasser de l'ingérence de l'Europe, en faisant un apaisement passager, ne constituaient aucune garantie pour l'avenir : rien n'était changé dans les rapports des Arméniens avec les Turcs et les Kurdes, ils restaient comme par le passé à la merci du fanatisme musulman ; l'administration des provinces de l'Arménie ottomane n'avait subi aucune modification propre à en assurer le bon fonctionnement ; le contrôle des puissances européennes n'avait pas à s'exercer, puisque les réformes dont elles devaient surveiller l'application n'étaient pas obtenues.
C'était la faillite complète de l'article 61 du traité de Berlin.
Tels étaient les résultats obtenus par les Arméniens après trois années de luttes et de souffrances, pendant lesquelles ils commirent parfois des fautes graves. Ils ne se rendirent pas compte des difficultés sérieuses, quelquefois insurmontables, que rencontrèrent les puissances européennes intervenant en leur faveur auprès du sultan, et leur impatience précipita souvent les événements : c'est ainsi qu'espérant obtenir du sultan la signature du projet de réformes que n'avaient pu lui arracher les ambassadeurs à Constantinople, ils firent une manifestation qui fut immédiatement suivie de massacres dans la capitale et dans l'Arménie ottomane tout entière ; il en fut de même lorsque les révolutionnaires arméniens s'emparèrent de la Banque de Constantinople. Cependant, il faut reconnaître que l'indifférence et la mauvaise foi du gouvernement ottoman étaient bien de nature à justifier l'exaspération des Arméniens : ils entendaient constamment parler de réformes et leur situation restait toujours aussi lamentable lorsqu'elle n'empirait pas. Cela seul serait de nature à expliquer bien des mouvements d'impatience de leur part.
Les puissances européennes, de leur côté, ne pouvaient guère sortir du principe d'intervention pacifique qu'elles avaient adopté dès le début des événements : le seul regret que nous puissions exprimer est que les désaccords survenus entre elles aient empêché leur action de donner tous les résultats possibles.Une intervention collective, armée, comme la voulait l'Angleterre, aurait fatalement abouti au partage de l'Empire ottoman ; on n'aurait pu, en effet, remettre les populations chrétiennes de l'Empire sous le joug de la Porte, après les en avoir délivrées, et c'est alors que des rivalités, susceptibles d'amener une conflagration générale, se seraient fatalement produites entre les puissances intéressées.
Quant au gouvernement ottoman, il est inexcusable de n'avoir pas tenu les engagements pris au Congrès de Berlin et d'avoir toléré sur son territoire les actes de cruauté et d'injustice dont nous avons parlé. Certainement, il aurait eu de la peine à faire appliquer les réformes : les Turcs et les Kurdes, partout mêlés aux Arméniens qu'ils dépassent en nombre, se seraient difficilement habitués à considérer ces derniers comme leurs égaux. Mais par une réforme méthodique des moeurs et de l'administration, les résultats n'auraient pas tardé à devenir satisfaisants.
La Turquie n'a pas voulu donner à ses sujets chrétiens cette preuve de bonne volonté et d'humanité.
LES AFFAIRES D'ARMÉNIE ET L'INTERVENTION DES PUISSANCES EUROPÉENNES (DE 1894 A 1897)
par François SURBEZY (Avocat)
Université de Montpellier – Montane, Sicardi et Valentin successeurs, 1911
Thèse pour le doctorat.