En janvier 1895, les Arméniens furent appelés à élire un patriarche ; ils choisirent Monseigneur Izmirlian, ecclésiastique d'un grand mérite et très dévoué à leur cause. Il remit, au mois de mars suivant, aux ambassadeurs des grandes puissances à Constantinople, un takrir ou rapport dans lequel il exposait les desiderata de ses coreligionnaires : « Nous demandons, disait-il, le droit de vivre dans le monde et d'y jouir des droits élémentaires que la providence a accordés à l'humanité. Nous demandons la garantie de notre vie, de notre honneur et de nos biens ; nous réclamons le respect de nos privilèges ecclésiastiques et de notre organisation ecclésiastique civile (constitution), ainsi que le maintien des traits distinctifs essentiels de notre individualité (langue, traditions, etc.).
Les ambassadeurs de France, d'Angleterre et de Russie, justement émus par les massacres récents, et désireux avant tout d'en éviter le retour, préparèrent un mémorandum suivi d'un projet de réformes à faire appliquer par le sultan dans ses provinces d'Arménie.
Ce projet, inspiré en grande partie par le rapport du patriarche arménien, fut, après bien des démarches, accepté par les gouvernements respectifs des trois ambassadeurs, et présenté au sultan le 11 mai 18951.
Dans le mémorandum, où « sont exposés les principes dont l'adoption a paru indispensable aux ambassadeurs pour remédier, par une série de mesures transitoires, à toutes les injustices et vexations dont les Arméniens ont été victimes »2, les représentants des puissances demandent d'abord la réduction du nombre des vilayets, considérant que cette mesure permettra de réaliser des économies dans l'administration générale du pays et, de plus, le choix des valis, devenu moins nombreux, sera facilité ; les populations seront réparties en groupes ethnographiques le plus homogènes possible.
Au sujet de la nomination des valis, les puissances désirent que le gouvernement impérial les tienne au courant officieusement du choix qu'il aurait l'intention de faire.
Elles demandent la mise en liberté de tous les prisonniers politiques qui n'ont participa à aucun crime de droit commun.
Les émigrés arméniens et ceux qui ont quitté leur pays par crainte des événements qui s'y déroulaient pourront librement revenir chez eux et rentrer en possession de leurs biens.
Des commissions judiciaires seront envoyées dans les vilayets pour activer le règlement des procès pour crimes ou délits de droit commun en suspens. Des inspecteurs, accompagnés chacun d'un adjoint de religion différente de la sienne, seront délégués pour visiter l'état des prisons et des prisonniers et s'enquérir de la conduite des directeurs et des gardiens.
Les nouveaux valis organiseront immédiatement l'administration de la province sur les bases nouvelles ; ils procéderont à l'installation des mutessarifs et des caïmacams, et feront dresser les listes électorales pour l'élection des conseils.
Un haut-commissaire, accompagné d'un adjoint de religion différente, sera délégué par le sultan pour vérifier l'exécution de ces mesures.
Une commission permanente de contrôle, instituée à la Sublime Porte, sera chargée de surveiller l'exacte application des réformes. Elle sera présidée par un haut fonctionnaire de l'Empire, civil ou militaire, et composée de six membres, dont trois chrétiens et trois musulmans, compétents en matière administrative, juridique et financière. Les ambassadeurs pourront communiquer directement avec elle, par l'intermédiaire de leurs drogmans. Le haut-commissaire impérial de surveillance sera chargé de prendre les mesures nécessaires pour que. les Arméniens qui auront souffert des événements récents soient indemnisés.
Le gouvernement ottoman veillera à ce que les conversions religieuses soient entourées de toutes les garanties édictées par la loi.
Dans les autres provinces de l'Asie, où le nombre des Arméniens est assez considérable, les ambassadeurs demandent qu'il soit nommé auprès du vali un moavin chrétien, chargé de sauvegarder les intérêts des Arméniens.
En même temps que ce mémorandum, les ambassadeurs de France, de Russie et d'Angleterre adressèrent au sultan leur projet de réformes administratives, judiciaires et financières, à introduire dans les provinces arméniennes. Ils se sont surtout attachés à remettre en vigueur les principes de la législation ottomane, dont la plupart n'ont jamais été appliqués, ou dont l'application a été faussée. Nous ne les suivrons pas dans tous les détails minutieux où ils sont entrés ; nous indi-querons seulement les points principaux de leur projet.
Les valis, nommés par le sultan, seront choisis, sans distinction de religion, parmi les hauts dignitaires de l'Etat, présentant les plus grandes garanties d'intelligence, de capacité et de probité. Ils seront nommés pour cinq ans et ne pourront être révoqués que s'ils sont reconnus coupables d'actes contraires aux lois ; leurs pouvoirs pourront être renouvelés. Ils seront assistés de moavins (adjoints), nommés par le sultan, qui seront chrétiens lorsque le vali sera musulman, et inversement.
Les valis seront également assistés d'un conseil général provincial électif.
Les circonscriptions, ou sandjaks, auront à leur tête un mutessarif, nommé par le sultan ; il appartiendra à la même religion que la majorité des habitants du sandjak, et sera assisté d'un moavin de religion différente de la sienne.
Les cazas composant le sandjak auront à leur tête un caïmacam nommé par le sultan sur la désignation du vali ; il appartiendra lui aussi à la même religion que la majorité des habitants du caza et sera assisté d'un moavin de religion différente de la sienne.
Dans chaque vilayet, le nombre des mutessarifs et des caïmacams chrétiens ne pourra être inférieur au tiers de leur nombre total ; ils seront assistés d'un conseil analogue au Conseil général provincial.
Le Conseil général provincial sera élu par les Conseils des sandjaks, le Conseil du sandjak par les Conseils des cazas, le Conseil du caza par les Conseils des nahiés. Ces Conseils, dont ne pourra faire partie aucun fonctionnaire, seront composés de quatre membres, dont deux musulmans et deux chrétiens, et présidés respectivement- par le vali, le mutessarif, le caïmacam.
Chaque caza sera subdivisée en un certain nombre de nahiés, ayant à leur tête un mudir, assisté d'un adjoint de religion différente de la sienne. Il sera également assisté d'un conseil élu par la population. Les villages compris dans le nahié seront administrés par un Moukhtar.
La police sera faite par des agents de police recrutés dans la population des nahiés, sans distinction de religion ; ils seront placés sous les ordres du mudir.
Dans chaque province sera organisé un corps de gendarmerie provinciale, composé de sujets de l'Empire, appartenant à toutes les classes.
Les prisons offriront les conditions indispensables d'hygiène aux détenus, qui ne seront jamais soumis à des traitements vexatoires. On ne devra pas confondre les prévenus avec les condamnés.
Des Comités d'enquête préliminaire, composés d'un président et de deux membres (musulman etnon musulman), seront établis par les valis dans les chef-lieux des vilayets et des sandjaks ; ils auront pour mission de visiter les prisons, de s'enquérir des raisons qui auront motivé l'arrestation des prévenus, de les faire interroger immédiatement et d'ordonner qu'ils soient emprisonnés ou mis en liberté, suivant qu'ils auront été reconnus coupables ou innocents.
Pour l'administration des Kurdes nomades, le vali aura sous ses ordres, dans chaque vilayet, un délégué de la tribu, secondé par des fonctionnaires chargés d'accompagner et de surveiller chaque tribu dans ses migrations annuelles.
Les Kurdes nomades seront dépourvus des droits d'élection et d'éligibilité aux Conseils de nahiés.
Tous les impôts seront perçus directement par des percepteurs élus par les Conseils de nahiés.
Des cours d'assises ambulantes, composées d'un président et de deux membres, dont un musulman et l'autre chrétien, parcourront les différentes provinces, pour juger les causes criminelles.
Des commissions spéciales seront chargées de réviser les titres et droits de propriété.
Ce projet, assez modéré, était de nature à donner une assez grande satisfaction aux désirs des Arméniens, sans toutefois obliger les Turcs à des concessions trop étendues. Cependant, les ambassadeurs devaient échouer dans leur tentative de conciliation.
LES AFFAIRES D'ARMÉNIE ET L'INTERVENTION DES PUISSANCES EUROPÉENNES (DE 1894 A 1897)
par François SURBEZY (Avocat)
Université de Montpellier – Montane, Sicardi et Valentin successeurs, 1911
Thèse pour le doctorat.