Les Arméniens avaient désigné Monseigneur Meguerditch-Khérimian, archevêque de la province de Van, pour défendre les éléments de la constitution qu'ils voulaient faire aboutir au Congrès de Berlin.
Au nom de ses nationaux, il demandait que l'administration de l'Arménie ottomane fût confiée à un vali, ou gouverneur chrétien, arménien de préférence, et nommé pour cinq ans. Il serait secondé par des agents en sous-ordre, qui seraient chrétiens ou musulmans, suivant la religion de la majorité de la population dans leurs circonscriptions respectives.
Un Conseil général électif, composé de chrétiens et de musulmans, mais privé de tout caractère politique, aurait pour tâche essentielle la répartition des charges publiques. Les dîmes seraient remplacées par un impôt foncier.Une égalité complète, en fait comme en droit, règnerait entre les sujets chrétiens et musulmans, dans toutes les affaires administratives et judiciaires.
La justice serait sécularisée, c'est-à-dire que l'action du chérif serait limitée aux seuls litiges entre musulmans. Les étrangers seraient admis provisoirement parmi les membres de la Cour suprême.
L'ordre public et la protection contre les tribus nomades seraient assurés par une gendarmerie indigène, composée de chrétiens et de musulmans, et commandée par un officier européen.
Une Commission internationale appliquerait la nouvelle constitution et veillerait à son maintien.
Si ce projet avait été accepté, l'Arménie aurait été dotée d'une autonomie administrative à peu près complète, placée sous la sauvegarde des puissances étrangères. Mais l'Angleterre pensa que le système représentatif, peu conciliable avec le morcellement du pays, ne répondait ni aux traditions, ni aux moeurs asiatiques. A ses yeux, la réorganisation de la police, de la justice et du fisc suffisait pour garantir la sécurité matérielle des populations qui était le but à atteindre. Elle proposa la formation d'un corps militaire local, commandé par des officiers étrangers ; l'adjonction à chaque tribunal d'un jurisconsulte étranger, sans l'adhésion duquel aucune sentence ne pourrait être prononcée ; la substitution à la dîme d'une taxe fixe, payable en argent ou en nature : des délégués européens seraient provisoirement chargés de percevoir cette taxe. L'Angleterre supprimait donc le corps représentatif et la commission internationale de surveillance.
La Porte critiqua ce programme, dirigeant surtout ses attaques contre la participation permanente d'étrangers dans tous les services ; elle n'admit cette participation qu'à titre provisoire. Elle ne voulut pas accepter dans les tribunaux des étrangers, ne connaissant ni les lois, ni les moeurs, ni la langue du pays, et qui seraient investis d'un pouvoir supérieur à celui de leurs collègues ; elle les remplaça par un inspecteur judiciaire dans cha que vilayet.
La dîme serait abolie graduellement, avec l'aide, au début, de quelques spécialistes étrangers. Les officiers étrangers ne commanderaient pas effectivement la gendarmerie, mais feraient simplement partie de son conseil d'administration centrale. Enfin, les valis, les magistrats et les receveurs, nommés directement par la Porte, ne pourraient être révoqués sans motifs graves avant un délai de cinq ans.
Le programme arménien était considérablement réduit, et cependant les promesses de la Porte, ramenées à ce minimum, ne furent pas appliquées. Une démonstration des ambassadeurs des puissan-ces étrangères à Constantinople, en juin 1880, décida la Porte à faire de nouvelles promesses, moins importantes encore que les précédentes.
D'après le mémorandum présenté par Abeddin-Pacha, ministre des Affaires étrangères, les administrateurs locaux seraient choisis par le gouvernement dans la liste des conseillers communaux élus par les habitants ; ces administrateurs seraient sous les ordres du caïmacam, lui-même soumis au vali, ces deux derniers devant toujours être des sujets musulmans. Les administrateurs appartiendraient au culte de la majorité ; ils seraient assistés d'un adjoint appartenant au culte de la minorité, et secondés par quatre à six délégués. Il ne serait pas tenu compte de la religion pour le recrutement de la gendarmerie. Des cours d'assises parcourraient les districts pour juger les causes criminelles. Le dixième des revenus de chaque vilayet serait affecté à l'instruction et aux travaux publics.
C'était une réaction complète contre le principe des autonomies locales demandé par les Arméniens, et un refus formel à leurs revendications.
L'Europe, faisant preuve d'une négligence sur laquelle d'ailleurs avait compté le gouvernement turc, ne fit rien pour obliger ce dernier à tenir les promesses qu'il avait faites au Congrès de Berlin, de sorte que rien ne fut modifié dans l'état de choses existant auparavant en Arménie ; au contraire, le sort des populations chrétiennes semblait empirer, provoquant des protestations de leur part, qui aboutirent en septembre 1894 aux massacres de Sassun.
LES AFFAIRES D'ARMÉNIE ET L'INTERVENTION DES PUISSANCES EUROPÉENNES (DE 1894 A 1897)
par François SURBEZY (Avocat)
Université de Montpellier – Montane, Sicardi et Valentin successeurs, 1911
Thèse pour le doctorat.