François Surbezy

Les Affaires d'Arménie et l'Intervention
des Puissance Européennes (de 1894 à 1897)

L'intervention

Souveraineté et indépendance des Etats. - Définition et caractères de l'intervention. - Opinions de quelques auteurs et publicistes partisans et non partisans de l'intervention. - Absence de règles précises.

Les Etats souverains jouissent d'une indépendance complète qui leur donne le droit d'accomplir librement leur destinée. Cette indépendance n'est limitée que par le devoir pour chaque Etat de respecter les droits souverains et l'indépendance des autres Etats. Ils peuvent organiser ou changer à leur guise leur organisation administrative, politique ou judiciaire, mais à la condition que les changements qu'ils pourraient opérer ne soient pas de nature à compromettre la sécurité ou les droits souverains d'un autre Etat. « En cette matière, la limite du droit individuel s'arrête devant le droit collectif ou général d'indépendance réciproque, et tout Etat qui oserait franchir cette barrière s'exposerait justement à être regardé comme un perturbateur de la paix publique. »1

Comment concilier ce principe de l'indépendance absolue des Etats avec le droit d'intervention ?

« L'intervention signifie l'entremise d'un Etat dans les affaires soit intérieures, soit extérieures, d'un autre Etat. »2.

D'après Calvo, elle revêt quatre caractères différents, suivant la manière dont elle est exercée. Elle est :

Officieuse ou diplomatique, quand elle s'exerce par des notes verbales, remises par l'ambassade de la puissance intervenante ;

Officielle, quand les notes verbales sont livrées à la publicité ;

Pacifique, quand elle aboutit à une conférence internationale ;

Armée, quand elle prend la forme d'une menace suivie d'un déploiement de forces militaires ou de l'occupation du territoire étranger.

Ce que tout le monde admet généralement, c'est qu'une nation ne peut pas, par l'intervention, porter obstacle au développement d'une autre nation, à l'accroissement de son commerce, de son industrie, de sa force armée ou de son territoire, si celle-ci, dans cette oeuvre de progrès, ne compromet ni la souveraineté, ni l'indépendance des autres nations.

Les auteurs et publicistes qui se sont occupés de cette question nous offrent les opinions les plus diverses sur l'intervention.

Certains, et ce sont les moins nombreux, considèrent l'intervention comme un droit absolu et en font même quelquefois un devoir. De ce nombre est Sir Ed. Creasy, qui, après avoir pleinement justifié l'intervention, la considère comme un devoir dans les cas exceptionnels suivants :

1° Lorsqu'elle a pour but de faire cesser une intervention ;

2° Lorsque le gouvernement de l'Etat dans les affaires duquel on intervient agit de manière à menacer les autres Etats d'hostilités effectives ;

3° Lorsqu'on intervient en faveur d'un peuple opprimé.

Mais la plupart des partisans de l'intervention admettent que son application doit être limitée à un certain nombre de cas qui varie d'ailleurs beaucoup suivant les auteurs.

Sir Travers Twis reconnaît la faculté d'intervention à toute nation qui voit un danger pour elle dans les armements de ses voisins ou dans l'agrandissement de leur territoire.

Pour Sir Robert Phillimon, « le droit de défense personnelle peut, dans certaines circonstances, entraîner avec lui la nécessité d'intervenir dans les relations d'un autre Etat, et, jusqu'à un certain point, d'en contrôler la conduite. »

Heffter justifie l'intervention dans quatre cas :

1° Quand elle se produit avec le consentement de l'Etat intéressé ou en vertu d'un traité ;

2° Quand un Etat opère dans son organisation intérieure des changemanst susceptibles de porter atteinte aux droits d'un voisin ;

3° Quand elle a pur but de mettre fin à une guerre intestine qui compromet l'existence d'un ou de plusieurs pays, lèse des intérêts communs ou porte atteinte aux principes d'humanité ;

4° Quand elle a pour but d'empêcher l'intervention d'un Etat dans les affaires d'autres Etats.

Arntz considère l'intervention comme possible dans les circonstances suivantes :

« 1° Lorsque les institutions d'un autre Etat violent les droits d'un tiers ou menacent de les violer, ou lorsque cette violation est la conséquence nécessaire de ces institutions, et qu'il en résulte l'impossibilité de coexistence régulière entre les Etats ;

» 2° Lorsqu'un gouvernement, tout en agissant dans la limite de ses droits de souveraineté, viole les droits de l'humanité, soit par des mesures contraires à l'intérêt des autres Etats, soit par des excès d'injustice et de cruauté qui blessent profondément nos moeurs et notre civilisation.

» Le droit d'intervention est légitime ; car, quelque respectables que soient les droits de souverai-

neté et d'indépendance des Etats, il y a quelque chose de plus respectable encore : c'est le droit de l'humanité ou de la société humaine, qui ne doit pas être outragé. »3

H. Strauch justifie l'intervention dans deux cas:

1° Quand plusieurs Etats règlent en commun un conflit international auquel ils n'étaient point mêlés au début ; c'est ce qu'il appelle le cas normal ;

2° Quand les affaires intérieures d'un Etat sont un danger pour les autres : c'est le cas exceptionnel.

Certains auteurs n'admettent l'intervention dans aucun cas. Pour n'en citer que quelques-uns : Wolff estime que « s'immiscer dans les affaires intérieures des autres, de quelque manière que ce soit, c'est s'opposer à la liberté naturelle des nations, laquelle est, dans son exercice, indépendante de la volonté des autres nations : les Etats qui agissent ainsi agissent par le droit du plus fort. »4

Carnazza Amari considère également l'intervention comme étant uniquement le droit du plus fort.

Cazanova pense que porter secours à l'un ou l'autre des belligérants dans une guerre civile, c'est mettre obstacle à la libre expression de la volonté nationale.

La majorité des partisans de la non-intervention admettent des exceptions à cette règle.

Vattel justifie l'intervention lorsqu'elle a été demandée par l'Etat intéressé ou lorsqu'elle découle d'une obligation conventionnelle. Il l'admet également dans le cas où un peuple soulevé avec juste raison contre son souverain demande son assistance à un Etat voisin.

Fiore rejette cette dernière opinion. « Cette puissance étrangère, dit-il, assumerait une autorité qu'elle n'a pas, et prononcerait un jugement qui pourrait être faux. » Partisan de la non-intervention, il ne l'admet que dans des cas exceptionnels, lorsque, par exemple, elle a pour but d'arrêter une révolution qui dépasse les limites du territoire national et peut devenir une cause de désordre pour les Etats voisins.

Pour Wheaton, « la non-intervention est la règle générale, à laquelle les cas d'ingérence justifiable forment des exceptions, limitées par la nécessité de chaque cas particulier. »

Kant pense que l'intervention est, dans la plupart des cas, une atteinte portée aux principes généraux de l'indépendance des nations.

Bluntschli pose en principe que « les puissances étrangères ne peuvent pas, dans la règle, s'immiscer, au nom du droit international, dans les questions constitutionnelles qui surgissent dans un Etat indépendant, ni y intervenir en cas de révolution politique ». Mais il approuve l'intervention demandée ou acceptée par la puissance intéressée, « car, dans ce cas, il n'est porté aucune atteinte à l'indépendance de l'Etat ».

Guizot pensait que « nul Etat n'a le droit d'intervenir dans la situation et le gouvernement intérieurs d'un autre Etat, qu'autant que l'intérêt de sa propre sûreté lui rend cette intervention indispensable ».

Funck-Brentano et Sorel considèrent l'intervention comme un simple fait ; ils lui refusent la qualification de droit. Pour eux, la souveraineté des Etats, principe essentiel du droit des gens, est violée lorsqu'il y a intervention. « Il n'y a pas de droit contre le droit. » Mais « si l'intervention ne se fonde pas sur le droit, elle peut être commandée par la nécessité. Un gouvernement peut juger qu'il est nécessaire d'intervenir dans les affaires d'un Etat étranger à l'intérieur duquel se produisent des événements politiques qu'il croit menaçants pour l'indépendance et la sécurité de l'Etat qu'il dirige. En tout cas, le gouvernement qui intervient fait acte de politique plus ou moins intelligent ; mais il se soustrait aux obligations qui constituent le droit des gens en temps de paix, et il y substitue le régime de la force et de la nécessité, c'est-à-dire le régime du droit des gens en temps de guerre. »

En résumé, tous ces auteurs et publicistes, qu'ils soient partisans ou non partisans de l'intervention, examinent un certain nombre de cas particuliers, mais aucun ne pose des règles fixes et précises. Leur opinion commune, qui ressort de cette étude, est que l'intervention sera juste si elle a pour résultat un rapprochement vers le respect réciproque des droits ; elle sera injuste dans le cas contraire.

Donc, l'intervention et la non-intervention sont considérées comme des principes du droit des gens, mais il semble bien; d'après les relations actuelles des Etats entre eux, que le principe de la non-intervention, conséquence du principe de la souveraineté des nations, est la règle.

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1)
Calvo. Droit international théorique et pratique, t.1, p. 265.
2)
Calvo Droit international théorique et pratique, t.1, p. 267.
3)
Arntz. Revue de Droit International, 1876, t. VIII, p. 673.
4)
Wolff. Jus Gentium, chap II, § 257.

LES AFFAIRES D'ARMÉNIE ET L'INTERVENTION DES PUISSANCES EUROPÉENNES (DE 1894 A 1897)

par François SURBEZY (Avocat)

Université de Montpellier – Montane, Sicardi et Valentin successeurs, 1911

Thèse pour le doctorat.

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