Le calme était peu à peu revenu en Arménie, mais un calme relatif. Les Arméniens vivaient dans la plus grande inquiétude ; sans cesse exposés aux exactions des musulmans, toujours armés, ils étaient dans la crainte perpétuelle de voir se reproduire les douloureux événements de la fin de l'année précédente.
Une grande partie de l'année 1895 se passa en démarches vaines de la part des ambassadeurs de France, de Russie et d'Angleterre auprès de la Porte pour la décider à accorder des réformes à ses provinces d'Asie Mineure.
Aussi, vers la fin du mois de septembre, les Arméniens habitant Constantinople, sachant les souffrances de leurs coreligionnaires d'Anatolie, et voyant que la Porte ne voulait rien faire pour améliorer leur sort, décidèrent d'organiser dans la capitale une manifestation imposante, mais pacifique. Ils devaient apporter aux autorités ottomanes un exposé de leurs doléances. Ils se rassemblèrent le 30 septembre, devant l'église patriarcale de Koum-Capou, au moment où le patriarche en sortait ; celui-ci essaya de les disperser, leur disant que les puissances s'occupaient de leur cause et que leur manifestation ne ferait qu'empirer la situation. Ils allaient lui obéir, lorsqu'un nouveau groupe de manifestants se joignit à eux et les entraîna vers la Sublime Porte.
« En marchant vers la Porte et dans le trajet on tua un agent qui s'était glissé dans le rassemblement. »1. Ce fut le signal de la répression : aussitôt des troupes d'infanterie et de cavalerie attaquèrent les manifestants qui, après une bagarre sanglante, furent dispersés dans tous les points de la ville.
Les soldats, secondés par une grande partie de la population musulmane, ne s'en prenaient pas seulement aux manifestants, mais à tous les Arméniens qu'ils rencontraient et à tous ceux qu'ils soupçonnaient appartenir à cette race. « Tout individu soupçonné d'être Arménien est appréhendé et maltraité », écrit l'ambassadeur français, M. Cambon, à son ministre2. Ces désordres se prolongèrent jusque dans la nuit, de nombreuses arrestations furent opérées.
Le lendemain, 1er octobre, des groupes d'Arméniens, se dirigeant vers Koum-Capou et le tombeau du sultan Mahmoud, furent arrêtés par la gendarmerie ; il s'ensuivit une sanglante bagarre, au cours de laquelle le major commandant le détachement de gendarmerie fut tué. Les Arméniens furent pourchassés par la police et la population musulmane pendant tout le reste de la journée et la nuit suivante. Il en résulta de nombreux actes de sauvagerie et de pillage.
Le 2 octobre, des Arméniens furent encore tués, et de nombreux passants inoffensifs malmenés par la police. Beaucoup d'Arméniens, effrayés, se réfugièrent dans l'église patriarcale et dans d'autres églises de la ville, qui furent aussitôt cernées par la police. Ils refusèrent pendant plusieurs jours de sortir, jusqu'à ce que le gouvernement ottoman, par l'intermédiaire des drogmans des ambassades, leur eût promis qu'ils ne seraient pas inquiétés. Des désordres analogues se produisirent sur divers points de l'empire ottoman.
A Trébizonde, la population musulmane se rua dans les quartiers arméniens et, souvent aidée par la troupe, se livra à des massacres et à des scènes de pillage sans nom. Des bandes de musulmans armés quittèrent la ville et se répandirent dans la campagne pour accomplir la même besogne :
« Il est avéré que le massacre des Arméniens par les musulmans a été prémédité et organisé de longue date. »3
A Erzeroum, des massacres se produisirent à la fin du mois d'octobre, suivis de scènes de pillage. Il en fut de même à Erzindjian, à Baïbourt, à Bitlis, à Marasch, à Ak-Hissar, près d'Ismidt, à Sivas, à Malatia.
A Diarbékir, des bandes de Kurdes vinrent de la campagne prêter main-forte à la population musulmane ; les massacres, pillages et incendies durèrent plusieurs jours. De nombreux chrétiens vinrent se réfugier au consulat de France.
Sur un seul point, à Zeitoun, les Arméniens, nombreux et fortement organisés, connaissant les faits qui se passaient dans les diverses provinces d'Arménie, décidèrent de prendre l'offensive pour pouvoir ensuite résister avec succès. Ils s'emparèrent de la forteresse de Zeitoun, et après de nombreuses tentatives de conciliation, ils ne se rendirent que lorsque leurs conditions, transmises à la Porte par les ambassadeurs, furent acceptées.
Dans toutes les régions où eurent lieu des massacres, l'administration ottomane montra la même inertie coupable en présence des événements qui se déroulaient ; elle ne fit rien pour empêcher la troupe, qui aurait dû rétablir l'ordre, de se mêler à la population musulmane pour l'aider dans l'accomplissement de sa sinistre besogne. Les valis (gouverneurs) et leurs subordonnés, qui auraient dû prendre des mesures énergiques pour arrêter les massacres, voyaient ces événements d'un œil bienveillant et souvent même encourageaient la population musulmane par leur attitude. Au fond, le gouvernement et les autorités ottomanes étaient enchantés de ce qui se passait ; ils espéraient ainsi être débarrassés pour longtemps des Arméniens et de leurs plaintes.
LES AFFAIRES D'ARMÉNIE ET L'INTERVENTION DES PUISSANCES EUROPÉENNES (DE 1894 A 1897)
par François SURBEZY (Avocat)
Université de Montpellier – Montane, Sicardi et Valentin successeurs, 1911
Thèse pour le doctorat.