L'année 1896 fut aussi troublée que la précédente ; dès les premiers jours du mois de janvier, on annonça des massacres suivis de pillages et d'incendies à Orfa, à Biredjik, ainsi que la nouvelle de l'assassinat d'un missionnaire italien, le Père Salvatore, par les soldats qui l'emmenaient prisonnier. Dans les régions dévastées à la fin de 1895, la situation restait très tendue, faisant toujours craindre une crise nouvelle.
En mars 1896, des désordres eurent lieu à Killis, dans le vilayet d'Alep, à la suite d'une rixe entre chrétiens et musulmans. Dans les environs de Van, les Kurdes pillèrent de nombreux villages, après avoir tué ou blessé une grande partie de la population arménienne ; des faits analogues se produisirent dans le vilayet d'Adana. Quelques moisplus tard, à Van, à la suite d'une rixe avec une patrouille, des désordres éclatèrent sur divers points de la ville, de nomberux Arméniens furent tués. Des massacres eurent lieu également à Nixar et à Henrek.
Enfin, en septembre, des troubles se produisirent à Eghin ; ils durèrent plusieurs jours. De nombreux Arméniens furent massacrés et leurs maisons détruites. Quelques jours après, le gouverneur reçut un avancement de faveur. Cependant, les événements les plus graves s'étaient produits à Constantinople au cours du mois précédent.
Les comités révolutionnaires arméniens entrèrent directement en scène. L'un d'eux, le Trochak (l'Etendard), adressa aux ambassades la circulaire suivante : « Les Arméniens de Turquie, las de souffrir toutes les tortures, alors que promesse solennelle leur a été faite de leur accorder les réformes que nécessite leur douloureuse situation, émus des récents massacres à Van, viennent informer Votre Excellence que plus que jamais ils sont décidés par tous les moyens à s'affranchir de la tyrannie qui les écrase ; ils déclarent formellement que le gouvernement reste seul responsable de l'extrémité où ils sont poussés et des mesures qui pourront être prises par les Arméniens ; ils rejettent les conséquences possibles de leur désespoir sur leurs odieux oppresseurs. »
Quelques jours plus tard, les ambassadeurs reçurent d'un autre comité révolutionnaire arménien, le Dachnakzoutune, une circulaire analogue, mais conçue en termes plus violents1.
Les révolutionnaires arméniens mirent leurs menaces à exécution le 26 août 1896 ; leur plan avait été bien conçu : l'attaque partit si multanément de plusieurs points de la ville. « Tandis qu'un groupe envahissait la banque, deux autres cherchaient à faire sauter la Sublime Porte et à soulever le quartier de Psamatia, dans Stamboul ; un troisième s'installait « respectueusement », selon leur expression, au Crédit Lyonnais, à la tête du pont qui relie Galata à Stamboul, et, de là, faisait pleuvoir bombes et projectiles sur le vaste corps de garde, situé en face. Une quatrième bande occupait le poste Voïvoda, qui commande la montée de Galata à Péra ; enfin, une cinquième attaquait le grand corps de garde de Galata Séraï, situé au centre même de Péra. »2
Les révolutionnaires ne réussirent que sur un point, dans l'attaque de la banque ; les vingt-cinq Arméniens qui étaient désignés pour occuper cet établissement l'envahirent dans l'après-midi, tuant à bout portant les sentinelles de garde, pendant que des bombes éclataient dans la rue. Il y eut un grand émoi parmi le personnel. Le directeur général adjoint de la banque, un Français, M. Auboyneau, parlementa avec les révolutionnaires pour les engager à sortir ; il s'y refusèrent. « Nous ne vous en voulons nullement, dirent-ils, et vous n'avez rien à craindre de nous. Nous ne voulons toucher ni à votre argent, ni à vos dépôts. Nous voulons seulement faire une manifestation et dicter d'ici nos conditions. »3
Après beaucoup d'efforts, M. Auboyneau parvint à arracher au sultan la promesse que les révolutionnaires auraient la vie sauve et seraient embarqués sur le premier paquebot en partance pour l'Europe. Mais il eut de la peine à faire accepter ces conditions aux Arméniens ; ils s'y décidèrent cependant et évacuèrent les locaux de la banque le 28 août. Le personnel de cet établissement, qui appartenait à toutes les nationalités, était ainsi sauvé. En effet, dans l'après-midi du 26 août, les révolutionnaires avaient adressé aux ambassadeurs la circulaire suivante : « Nous sommes à la banque, nous n'en sortirons qu'amnistiés, avec la promesse du sultan de faire droit à nos requêtes politiques et de remettre nos intérêts à l'arbitrage international, sinon, au bout de trois jours, nous faisons sauter la banque et nous avec. »
A peine l'invasion de la banque se fût-elle produite, que les musulmans commencèrent le massacre systématique de tous les Arméniens. Le chargé d'affaires de France, M. de la Boulinière, dans une lettre à son ministre, nous donne un aperçu de l'acharnement de la population musulmane : « Dès les premiers instants, une bande d'assommeurs, partie des bas-fonds de Stamboul, s'était précipitée dans les quartiers chrétiens. Une véritable chasse à l'Arménien s'organisait ; ceux qui avaient l'imprudence de se montrer ou de sortir pour fuir dans des lieux plus sûrs, étaient immédiatement tués à coups de gourdins, de barres de fer ou de poignards. Les magasins arméniens étaient pillés et saccagés, leurs propriétaires égorgés et la populace se ruait sur les maisons où l'on croyait trouver des Arméniens, enfonçant les portes, brisant les fenêtres. Dans les Khans voisins de la banque et des nouveaux quais, nombre de bureaux de banquiers, de gens d'affaires, d'avocats, étaient saccagés de fond en comble par la populace musulmane, avide de pillage et du sang des « hammals » arméniens, gardiens habituels des locaux de Galata... Armés de leurs gourdins ensanglantés, les mains et les vêtements rougis, les assassins ne faisaient quartier à aucun Arménien, les assommant froidement et s'acharnant sur des cadavres. »4
Pendant plusieurs jours, la ville entière fut mise à feu et à sang, en présence de la troupe et de la police, qui restaient impassibles lorsqu'elles n'encourageaient pas les musulmans ; ceux-ci d'ailleurs avaient été armés par le gouvernement ottoman.
Un dénonciateur avait averti le ministre de la police que les comités révolutionnaires arméniens préparaient un coup de main à Constantinople, et dès que l'occupation de la banque fut connue, des bandes de musulmans surgirent en même temps sur plusieurs points de la ville, presque tous armés de gourdins apprêtés dans les ateliers de Tophané (arsenal de la marine), et purent accomplir impunément leurs crimes. Dans la lettre que nous citons plus haut, M. de la Boulinière ajoute : « Une série de faits prouve jusqu'à l'évidence que c'est le sultan lui-même qui arme les bras de ces assommeurs et leur enjoint de courir sus à tout ce qui est arménien. »5
Pendant ces trois années de massacres presque continuels, qui sont sans, exemple dans l'histoire de l'humanité, les souffrances morales des Arméniens furent aussi très grandes. Dans beaucoup de régions de l'Arménie, les survivants des massacres avaient été forcés par les Turcs de se convertir à l'islamisme. C'était un moyen très sûr, en enlevant l'empire à l'influence chrétienne, de le faire échapper au contrôle de l'Europe. Lorsque les musulmans se trouvaient en présence d'Arméniens mariés, ils employaient un moyen plus barbare encore que la conversion directe : ils exigeaient le divorce ; la femme arménienne était remariée à un turc, et on donnait à son ancien mari une musulmane comme nouvelle épouse. « Ces conversions forcées, dit M. Cambon, inspirées par la terreur, sont maintenues à peu près partout par les musulmans, qui continuent à exercer sur les malheureux convertis une pression violente et menacent de traiter en renégats ceux d'entre eux qui voudraient revenir à leur foi première. »6 Or, comme par une interprétation abusive du Coran, les Turcs se croyaient autorisés à massacrer les renégats, les Arméniens qui auraient voulu résister seraient tombés dans un mal plus grand.
Ces contraintes commencèrent à se produire vers la fin de l'année 1895 ; elles eurent lieu un peu partout : à Van, à Diarbékir, à Marasch, mais surtout dans le district de Biredjik. Un grand nombre d'Arméniens s'enfuirent de ces provinces : c'était la seule solution que pouvaient adopter ceux qui ne voulaient pas rester musulmans.
Ces chrétiens, très attachés à leur religion et à ses rites, eurent encore à déplorer la perte de leur chef, le patriarche. Le sultan, en effet, obligea Monseigneur Izmirlian, en qui les Arméniens avaient placé à juste titre toute leur confiance, à démissionner. Il céda surtout pour ne pas être cause de nouveaux troubles.
Aussitôt, la Porte s'empressa de casser le Conseil chargé de l'élection du patriarche et nomma à titre de locum tenens, Mgr Bartolomeos, ecclésiastique tout dévoué au sultan et, par conséquent, peu sympathique aux Arméniens.
Tel est, dans ses grandes lignes, le récit des persécutions dont fut l'objet cette malheureuse population arménienne pendant trois années, persécutions qui eurent pour cause principale le refus obstiné de la Porte d'améliorer l'organisation administrative des provinces arméniennes et d'y introduire les réformes indispensables.
L'Europe pouvait-elle rester indifférente ?Ne devait-elle pas, en intervenant auprès du gouvernement ottoman, porter remède à cet état de choses ?
Dans les chapitres suivants, après avoir dégagé ce droit d'intervention en faveur des puissances européennes, nous verrons comment elles en ont usé dans la question des réformes.
LES AFFAIRES D'ARMÉNIE ET L'INTERVENTION DES PUISSANCES EUROPÉENNES (DE 1894 A 1897)
par François SURBEZY (Avocat)
Université de Montpellier – Montane, Sicardi et Valentin successeurs, 1911
Thèse pour le doctorat.