Dr Harry Stuermer

DEUX ANS DE GUERRE A CONSTANTINOPLE
études de Morale et Politique Allemandes et Jeunes-Turques

III

Les grandes persécutions contre les Arméniens.— Le système de Talaat et d'Enver. — «Maudite soit l'Allemagne complice, lâche et sans conscience!»

Toutefois, je revins de mon premier voyage à Gallipoli avec des sentiments assez turcophiles encore. La première chose qui se présenta alors à mon observation dans la capitale, ce fut le commencement de la politique de persécution contre les Arméniens. Et pour le dire dès à présent, ce fut ce mouvement de grande envergure, unique dans l'histoire moderne de l'humanité, ces preuves de bestialité et de brutal chauvinisme de race qui ont tué mon amour pour la Turquie d'aujourd'hui, et qui, plus que tout ce que j'ai pu observer d'autre du côté germano-turc pendant la guerre mondiale, m'ont fait perdre tous les égards envers mon propre gouvernement et m'ont fait adopter mon attitude actuelle. Je dis du côté germano-turc : car je ne peux pas faire autrement et je dois, malheureusement, rendre également le gouvernement allemand responsable des atrocités qu'il a permises aux Turcs de commettre contre les Arméniens!

Tant d'informations précises ont été reçues sur cette question arménienne surtout ici en Suisse, où convergent une foule de nouvelles et où beaucoup de représentants de ce malheureux peuple persécuté ont encore pu se sauver, que je peux me dispenser de donner ici des faits détaillés sur les souffrances que les Arméniens ont dû subir. Si je voulais entrer dans les détails, je devrais remplir toutes les pages qui sont à ma disposition pour mon étude rien qu'avec le récit des faits écœurants qui sont venus, au cours de mon séjour en Turquie, à ma connaissance personnelle, et cela sans que j'aie jamais fait de recherches systématiques à ce sujet! Et c'est avec tristesse que je dois dire que d'après tout ce que j'ai appris moi-même de source digne de toute confiance, par des médecins de la Croix-Rouge allemands, fonctionnaires et employés du chemin de fer de Bagdad, membres de l'ambassade d'Amérique à Constantinople et même par quelques rares Turcs, rien ne me semble exagéré de tout ce que Arnold Toynbee, par exemple, a collectionné de faits et de rapports horribles dans son petit livre : Die Gewalttätigkeiten in Armenien1.

Tout ce que je me propose de faire dans le cadre de ce petit essai sur la morale et la politique jeunes-turques, c'est plutôt de dénoncer la méthode, les idées politiques qui en font la base, et la responsabilité allemande dans cet horrible mélange de massacres et d'atrocités. Que de viols, de conversions forcées en musulmanes et d'incorporations dans les harems turcs de toutes les créatures féminines un peu jolies! Que d'enfants ont été abandonnés ou jetés tout simplement à la mer, que de familles de notables ont été expulsées par des brutes de gendarmes, attaquées et pillées ensuite en route par arrangement avec des bandes de pillards et de criminels mis en liberté à ce propos ! Que de cynisme brutal dans ces procédés ! On prétendait faire « coloniser » par ces expulsés des contrées connues comme marécageuses et infestées de paludisme, ou arides et montagneuses et dépourvues de toute nourriture, où les pauvres victimes étaient abandonnées en proie aux instincts sauvages, de Kurdes ou Bédouins nomades ! Toutes ces mesures d'extirpation, d'une bestialité et d'un sang-froid raffinés, ont déjà fait au moins un demi-million de victimes, et bien davantage d'après beaucoup d'évaluations, tandis que le reste de ce peuple d'un million et demi d'âmes d'un si haut niveau intellectuel, un des éléments de progrès dans l'Empire ottoman, attend sa triste, lente mais inévitable fin, tous les liens de famille étant coupés, tous les droits violés et la ruine économique de toute la race consommée depuis longtemps.

Le mouvement anti-arménien de grande envergure a commencé assez inopinément en avril 1915. Certains faits arrivés sur le théâtre de la guerre dit caucasien, faits qu'on ne saurait nier, ont fourni très à propos au gouvernement turc le prétexte pour se ruer d'abord, comme des fauves déchaînés, sur les Arméniens des six « vilayets » orientaux ou arméniens proprement dits et de faire table rase d'une façon sanglante, sans aucune distinction entre hommes, femmes et enfants. C'est ce qu'on a appelé ensuite « le rétablissement de l'ordre dans la zone de guerre par des mesures militaires, rendues nécessaires par la connivence avec l'ennemi, la trahison et le concours armé de la population ». Les premières centaines de mille de victimes arméniennes en furent le résultat. Il n'est que trop naturel que dans ces contrées lointaines, tout près de la frontière russe, une partie de la population sympathisât avec les Russes s'approchant victorieusement, et vît en eux la délivrance de misères séculaires; pas un seul Arménien de ma connaissance n'a nié cela. Mais les «corps de volontaires arméniens» qui se sont battus contre les Turcs dans les rangs russes, se sont composés pour la plupart— comme il est prouvé sans l'ombre d'un doute! — d'Arméniens sujets russes habitant la Transcaucasie. Pour la très faible proportion d'Arméniens sujets ottomans qui ont pris part à ces formations, aucun homme sensé ne va contester le droit formel de la Turquie, état souverain, de prendre envers eux des mesures draconiennes. Toutefois, en reconnaissant formellement ce droit de punition, c'est avec la plus grande réserve que je fais cette concession au gouvernement turc ; car les souffrances terribles que ce peuple d'Arménie, laissé officiellement en proie aux Kurdes rapaces pendant des dizaines d'années et ruiné méthodiquement par une administration vorace et arriérée, avait déjà eu à subir, donnent une absolution morale complète, aux yeux du monde civilisé, à ces renégats ! J'aurais été cependant prêt à faire une concession suprême au gouvernement turc, malgré sa grande culpabilité vis-à-vis du peuple arménien, et je me serais tu sur ce que j'ai vu, si seulement il s'était borné à exécuter, d'après la loi martiale, quelques centaines de personnes et à prendre d'autres mesures, telles que des déportations, envers quelques milliers d'autres Arméniens, en distinguant rigoureusement entre hommes et femmes. Il se peut même que l'Europe et l'Amérique aient eu assez d'indulgence pour pardonner quelques mesures de représailles allant un peu plus loin et s'étendant à une partie de la population masculine de cette Arménie proprement dite qui devenait de plus en plus zone de guerre, si le gouvernement avait seulement fait son possible pour éviter des cruautés qui n'étaient pas nécessaires pour atteindre le but désiré. Mais dès le commencement, les persécutions visaient aussi les femmes et les enfants et s'appliquaient sans aucune distinction à toute la population de plusieurs centaines de mille âmes des six vilayets orientaux, et se caractérisaient par de telles bestialités et de telles cruautés qu'on n'en peut donner aucun exemple dans toute l'histoire humaine, sauf peut-être les razzias des chasseurs d'esclaves africains et les persécutions néroniennes des chrétiens. Toute apparence d'un droit pour le gouvernement turc qui a voulu faire passer ces mesures comme une «évacuation » dans l'intérêt militaire de la zone de guerre, rendue nécessaire pour éviter des troubles, s'écroule honteusement vis-à-vis de telles méthodes, et j'espère bien qu'il n'y a pas un seul Allemand bien informé des faits qui ne soit plein de dégoût pour le gouvernement turc en voyant cette boucherie commise de sang-froid sur toute la population de vastes contrées et la déportation de tout le reste, avec l'intention de les laisser misérablement crever en route! Qui a un peu de sentiment humain ne peut pas juger autrement, si turcophile qu'il soit du point de vue politique. En tous cas, par cette « évacuation militairement nécessaire », l'Arménie proprement dite, comprenant six grandes provinces, a été vidée de sa population presque complètement; des Turcs eux-mêmes — je pourrais donner des noms, mais je risquerais d'exposer à un danger de la part d'Enver et Talaat mes informateurs qui cependant constituent encore des exceptions sympathiques — m'ont avoué qu'on ne trouve plus d'Arméniens en Arménie! Et, d'un autre côté, il n'est pas moins certain que de toutes ces masses de personnes qui n'avaient échappé aux premiers massacres que pour être transportés ensuite, la famine, les épidémies de typhus exanthématique, les attaques fréquentes des Kurdes, les longues étapes à travers la montagne inhospitalière jusque dans les steppes et déserts de la Mésopotamie et Syrie du nord et l'abandon là-bas à leur sort, n'ont laissé qu'un très petit nombre de vivants. Alors, pour se rendre compte de ce que cela veut dire, qu'on relise seulement les chiffres de la statistique du cens des six vilayets arméniens en question, et on va constater que les Jeunes-Turcs ont commis là un assassinat par centaines de mille !

Mais ce ne fut pas tout, malheureusement! Le gouvernement turc est allé plus loin, bien plus loin. Car il visait le peuple arménien tout entier, et non seulement en Arménie, mais par-tout où il habitait, en Anatolie et dans la capitale. C'étaient quelques centaines de raille de personnes de plus. Mais comme, vis-à-vis d'une population habitant à des centaines de kilomètres des deux théâtres de la guerre, Dardanelles et Arménie, on ne pouvait invoquer facilement le principe « d'évacuation de la zone de guerre », appliqué avec un succès si écrasant aux six vilayets de l'est, il fallait trouver un autre procédé. Rien de plus facile pour un gouvernement si hypocrite et si décidé. On découvrit donc une conspiration générale des Arméniens de l'Empire ottoman. C'était seulement par une pareille falsification cynique que le gouvernement pouvait atteindre son but, voir l'extirpation de toute la race arménienne, suivant un système soigneusement prémédité. En trompant de la sorte consciencieusement toute l'opinion du monde entier — ou plutôt en essayant de la tromper! — le gouvernement de Talaat et d'Enver inventait, et même commandait des conspirations locales, faussait toutes les connexions, pour pouvoir ensuite en toute tranquillité poursuivre pendant des mois sa campagne d'extirpation contre ce peuple. Par une série d'articles officieux dans les journaux du « Comité » jeune-turc il tâchait de persuader la population que tous les Arméniens étaient des conspirateurs dangereux qui, soutenus par l'or russe et anglais et par des bombes et armes à feu fournies par ces deux puissances, devaient faire un carnage affreux parmi les Turcs le jour même où la flotte de l'Entente entrerait dans la Marmara, pour secouer la domination ottomane ! Je tiens à dire ici que naturellement pas le moindre fait de tous ceux que le gouvernement a pu trouver comme arguments en défaveur des Arméniens n'a échappé à mon attention. Comme toutes ces insinuations n'ont été que trop exploitées par les publications officielles et officieuses du gouvernement et même par certains Allemands, « connaisseurs de la Turquie », j'ai tout examiné, et cela tout au début de mon séjour en Turquie, quand j'étais encore entièrement imprégné de ces sentiments turcophiles dont j'ai déjà parlé. Que M. le secrétaire d'état Zimmermann vérifie la date de sa lettre adressée à ma rédaction et où il parle de mon rapport confidentiel sur la question arménienne fait pour mon journal, et qui a passé par ses mains et a éveillé son attention; il pourra de cette façon constater comment je pensais dès lors, en été 1915, sur celte politique de persécutions ! — et cela sans aucune sympathie spéciale pour le peuple arménien, dont je n'ai appris à apprécier les hautes qualités intellectuelles que beaucoup plus tard, par connaissance personnelle. Je ne peux donner ici que mon jugement final sur toutes ces controverses et surtout sur l'ex-tension du système des déportations, extension survenue après la première et meurtrière «évacuation» hors de la zone de guerre. Le but nettement poursuivi était de laisser dépérir les déportés, ces centaines de milliers d'Arméniens de l'intérieur de l'Anatolie et de la capitale. étant donnés leur milieu, les lieux qu'ils habitaient, leurs conditions sociales et leur mentalité, ces gens ne se livraient qu'au commerce et au travail et étaient tout à fait incapables de prendre une part active à la politique. D'autres, appartenant à des familles de notables de haute position sociale et de culture raffinée et liées aux intérêts du pays par tant de liens, s'étaient toujours, par tradition non moins que par calcul, tenus à l'écart de tout mouvement révolutionnaire, et étaient du reste entourés comme les premiers, par une population non arménienne ou même musulmane numériquement de beaucoup supérieure. Je dis donc que cette extension des mesures fut l'acte de fanatisme de race le plus infâme, le plus cynique, le plus criminel que l'histoire humaine ait pu enregistrer, que cet acte fut commis uniquement parce que les Turcs se rendaient compte de leur grande infériorité, du point de vue de la capacité économique et de la civilisation, relativement à cet élément non turc, et voulaient rétablir par la force l'équilibre en leur faveur ; que cet acte fut commis enfin avec le lâche consentement du gouvernement allemand en pleine connaissance des faits !

J'ai vu bien des fois, de mes propres yeux, les débuts navrants de ces séries méthodiques d'atrocités ! A peine rentré du front des Dardanelles, ces persécutions commencèrent en même temps dans toute l'Anatolie et dans la capitale ; et pendant plus de dix-neuf mois, presque jusqu'à mon départ, à Noël 1916, c'étaient elles qui se faisaient le plus remarquer dans les rues de Constantinople parmi tous les événements que la guerre produisait, et cela avec quelques petites périodes d'atténuation de quelques semaines chacune, à des époques différentes. Surtout dans les vilayets occidentaux florissants de l'Anatolie, à partir de Brousse et d'Ada Bazar, les fermes soigneusement cultivées des Arméniens n'étaient vues qu'avec dépit par un gouvernement qui avait inscrit sur son drapeau la « nationalisation » forcée de toute l'Anatolie. C'est là que le mobilier des familles de notables était jeté dans la rue et vendu à des prix dérisoires, parce que le gendarme qui les attendait déjà dehors leur donnait souvent seulement une heure pour se préparer à partir en exil pour l'intérieur du pays. Trop souvent tout ce que les maisons contenaient devait être abandonné, comme invendable, en toute hâte, et rester en proie à des « mohadjirs » brutaux (immigrants musulmans),qui, armés jusqu'aux dents par le « Comité » des chauvins panturquistes, avaient trop souvent cherché eux-mêmes les querelles et fomenté les troubles qui furent ensuite interprétés comme des « conspirations arméniennes ». C'est là que des mères désespérées ont vendu leurs propres enfants, comme il est prouvé authentiquement en maints cas, parce qu'on leur avait volé la dernière piastre et qu'elles ne voulaient pas laisser les pauvres petits mourir atrocement pendant la longue et triste marche à l'intérieur lointain ! Et combien de fois j'ai dû être spectateur de ces scènes typiques qui se déroulaient journellement dans les rues de la capitale, de ces petits troupeaux d'Arméniens escortés à travers Péra par deux brutes de gendarmes anatoliens aux visages stupides et bestiaux, et en loques d'uniforme sale et de couleur sombre, suivis par un agent de police qui, sachant au moins lire et écrire, était chargé en cette qualité de dresser les listes des malheureux appartenant à celte race condamnée et par le fait même expulsables ! Il ne manquait pas d'ajouter encore en roule d'autres victimes à son troupeau, en appelant tout simplement, sur un ton impérieux, parmi les passants par-ci par-là quelqu'un coiffé du fez, en l'incorporant sans formalité aucune s'il avait le malheur de ressortir comme Arménien à l'examen hâtif de ses papiers. Il remettait ensuite sa « production journalière » en Arméniens à la station centrale de police de Péra, au « karakol » de Galata-Séraï. Rien que la façon dont ces déportations furent effectuées, est déjà la preuve suffisante que le gouvernement turc, en prétendant agir en représaille légitime du grand complot arménien, a menti grossièrement. Tout au contraire ! Avec beaucoup de méthode et un sang-froid extraordinaire, le nombre des Arméniens à déporter fut réparti sur une période de beaucoup de mois, voire même sur une année et demie, et ce régime ne cessa peu à peu que quand la suppression du patriarcat arménien, en été 1916, eut porté le coup de grâce à la vie culturelle de ce peuple, pour finir presque complètement — au moins d'après ce que j'ai pu constater lors de mon départ — au mois de décembre 1916 (je parle de Constantinople), après que le projet de loi donnant plein pouvoir au ministre de la Guerre pour convoquer tous ceux qui avaient dans le temps payé la taxe d'exonération du service militaire, — dont beaucoup d'Arméniens notables dans la vie économique du pays — eut rendu plus précieux les restes de cette race persécutée. Et qu'est-ce qu'on peut dire de cette prétendue « légitime indignation spontanée » du gouvernement, si l'on considère des cas comme celui de deux concierges frères, arméniens, de la même maison, dont l'un est arrêté aujourd'hui, et l'autre quinze jours après, ou comme la fixation exacte à tant par jour du nombre d'Arméniens que tel et tel quartier doit « fournir » ; disons deux cents ou mille? Des Turcs mêmes, qui connaissaient parfaitement, par leurs relations avec les organes de la police, le système de ces déportations et étaient assez honnêtes pour les désapprouver, m'ont confié tout cela. Les seules oscillations qu'on pouvait peut-être noter dans ce mouvement des déportations, c'était leur recrudescence toutes les fois que les Turcs se faisaient du mauvais sang à cause d'une nouvelle victoire russe en Arménie, mais le nombre des déportés diminua d'une façon remarquable immédiatement après les catastrophes militaires d'Erzeroum, de Trébizonde et d'Erzindjian, qui donnaient une excellente occasion au gouvernement turc de réfléchir, et de se demander si peut-être le bras vengeur de Némésis n'allait pas bientôt l'atteindre quand même ! Et maintenant, ces transports ! Tous les jours, vers le soir, après avoir réuni tous les pauvres malheureux amenés pendant la journée aux différents « karakols », quelques camions du tramway électrique transportaient un tas de femmes et d'enfants à Galata, tandis que hommes et garçons devaient marcher à pied, et tous étaient chargés de quelques couvertures et petits paquets seulement comme uniques bagages pour un lugubre voyage de plusieurs mois ! Et, bien entendu, ce n'étaient pas seulement de pauvres gens de la basse classe; non, tout Arménien, surtout originaire de la province, depuis le concierge et marchand de bazar jusqu'au notable de famille très riche, devait s'attendre d'un jour à l'autre à subir ce triste sort et traînait anxieusement son existence menacée d'heure en heure, et je connais personnellement des cas, où des hommes de haute culture, des meilleures familles, des ingénieurs, médecins ou avocats, ont été transportés hors de Péra de cette sale façon dans le crépuscule du soir, pour passer une nuit froide, enveloppés dans une couverture, sur le perron de la gare de Haidar-Pacha et être expédiés le lendemain par le chemin de fer d'Anatolie — bien entendu en payant eux-mêmes leur billet, comme du reste tous les frais de ce voyage forcé ! — dans l'intérieur, où ils mouraient ensuite de typhus exanthématique; ou bien en quelques rares cas, après de longs mois de souffrances atroces et de démarches continuelles faites en leur faveur par des amis influents, ils pouvaient rentrer à Constantinople, brisés corps et âme par cette terrible maladie, et devenus « inoffensifs » ! Et parmi ces troupeaux d'expulsés poussés par-ci par-là comme du bétail, il y avait des milliers et des milliers de femmes de santé délicate, raffinées et tendres et de meilleure famille, habituées à une vie tout à fait européenne et au confort moderne ! En général, les déportés étaient transportés par de longues étapes à pied, mille fois brutalisés et violés en route, jusqu'à la frontière des territoires de population arabe ; et là-bas, dans la montagne aride, sans ressources, sans abris autres que de misérables petites tentes sales et froides, sans vivres, sans la possibilité de gagner un peu leur existence, entourés d'une population de race étrangère et très peu amicale, ils attendaient la mort lente, mais presque certaine. Mais toujours, sans exception, les hommes furent séparés des femmes et enfants et transportés dans une autre contrée ; ce fut la caractéristique de ce système des déportations qui devaient détruire la racine même de la force de ce peuple, en brisant tous les liens de famille! Ainsi disparaissait peu à peu une très grande partie du peuple arménien. C'étaient alors «les personnes transportées ailleurs», comme les nommait joliment le titre de la « loi provisoire » qui donnait plein pouvoir de disposer de leurs meilleures fermes au gouvernement du « Comité Union et Progrès ». Ainsi ce Comité pratiquait avec zèle la « colonisation intérieure » du pays par des éléments purement turcs! Car, par cette méthode, le but principal, la nationalisation forcée du pays, habité jusqu'alors par une population de races différentes, était pleinement réalisable. Et pendant que l'Anatolie se vidait de tout élément ayant représenté jusqu'alors le progrès, pendant que les villes et villages abandonnés et champs florissants des expulsés devenaient le butin de bandes de mohadjirs abrutis, émigrants musulmans fanatiques et négligents, les ruisseaux de malheureux êtres humains s'écoulaient vers les lieux lointains, se perdaient en route, marquant leurs étapes par les cadavres de femmes, d'enfants et de vieillards. Le petit nombre de ceux qui arrivaient, en dépit de toutes leurs souffrances, aux lieux de destination, dans ces « colonies », c'est-à-dire dans les camps de concentration, étaient décimés par le paludisme, le typhus et la famine; autour d'eux rôdaient des Kurdes et Bédouins rapaces, et ils trouvaient là une mort tardive encore bien plus terrible. Parfois cependant la fin ne s'approchait pas assez vite pour le gouvernement colonisateur, et il devait la hâter un peu ; c'est ainsi peut-être que s'explique, par exemple, la disparition soudaine de quelques milliers d'Arméniens qui avaient été transportés comme ouvriers sur la ligne du « Bagdad » en Mésopotamie et qui furent sans doute tout simplement emmenés dans le désert et massacrés,— un cas absolument authentique, d'après les témoignages d'employés allemands du chemin de fer de Bagdad, et qui ne date pas de plus loin que de l'automne 1916 ! — Mais heureusement, l'effroyable dossier criminel du gouvernement de Talaat est dressé d'ores et déjà officiellement à l'ambassade américaine à Constantinople, ainsi que dans les pays neutres et alliés, et il sera lu un jour sans pitié au Comité de criminels jeunes-turcs par le tribunal des nations civilisées lors de la conclusion de la paix mondiale!

J'ai causé avec des Arméniens qui m'ont dit : « Autrefois, le vieux sultan Abd-ul-Hamid nous a fait massacrer, de temps en temps, par milliers. En des pogroms bien organisés, on nous livrait, à différentes époques, aux razzias des Kurdes assassins et l'on nous faisait souffrir cruellement. Le gouvernement jeune-turc lui aussi, comme on l'a vu à Adana en 1909, a ensuite versé le sang de milliers de nos compatriotes. Mais après les atrocités que nous devons subir maintenant, nous regrettons pour ainsi dire de ne plus vivre sous l'ancien régime des massacres ! Maintenant, ce n'est plus un certain nombre d'assassinés que nous avons à déplorer; c'est notre nation toute entière qui est en train d'être extirpée, par haine aveugle de race, par un gouvernement pseudo-civilisé et d'autant plus dangereux. Cette méthode moderne d'assassinat lent, à « sec » pour ainsi dire, n'est que trop efficace. Ce sont maintenant nos femmes et enfants qu'on vise surtout, en les faisant périr pendant de longues étapes à pied, dans des camps de concentration en pays affamé. Et tous les misérables restes de notre population arménienne qui ont survécu aux persécutions dans les villes et villages de l'intérieur, où les autorités locales avaient exécuté avec ardeur les ordres du gouvernement central, sont de vive force convertis en musulmans, et nos jeunes filles sont emmenées dans les harems turcs et dans les maisons de prostitution. C'est ainsi que les dernières traces de notre peuple comme unité ethnique devront disparaître, et que doit être exterminée la race arménienne ! Et pourquoi ? Parce que les Turcs se sont rend compte de leur banqueroute morale comme dirigeants de ce pays, de leur incapacité économique, de leur infériorité culturelle vis-à-vis de l'élément de progrès arménien qn'Abd-ul-Hamid même, malgré des massacres occasionnels, a pourtant su s'assimiler avec beaucoup de prudence et dont il a su profiter en confiant aux grandes capacités intellectuelles des nôtres de très hautes fonctions administratives; parce que maintenant, se voyant ruinés et décimés par l'effroyable saignée d'une guerre de longue durée, ratée et perdue d'avance, les Turcs espèrent pouvoir de cette manière maintenir l'équilibre des races et la supériorité compromise de leur élément. Pour cette raison, comme il ne s'agit nullement d'éruptions de colère occasionnelles comme chez Hamid, mais d'une mesure d'Etat de grande envergure contre notre peuple, celui-ci ne peut point espérer dp grâce; et comme nous avons vu que l'Allemagne, par lâcheté et manque de conscience, tolère notre suppression, le peuple arménien aura cessé d'exister, si la guerre dure encore longtemps. C'est pourquoi nous regrettons vraiment de ne plus vivre sous le régime d'Abd-ul-Hamid, si cruel ait-il été !

Une destinée plus tragique dans l'histoire d'un peuple est-elle concevable? Notons qu'il s'agit, bien entendu, d'un peuple qui ne se berçait nullement d'illusions d'indépendance, enfoncé qu'il était entre deux grands états, qui n'avait aucun sentiment proprement irrédentiste vis-à-vis de la Russie, et qui non seulement en conduite mais en pensée a été plus loyal vis-à-vis de la Turquie qu'aucun autre élément de l'empire, sauf le turc, jusqu'au moment où les Jeunes-Turcs, par une honteuse trahison, par une vilaine rupture de la camaraderie révolutionnaire contre le régime despotique, l'ont irréparablement offensé !

J'espère avoir pu stigmatiser d'une façon suffisante, en ces quelques lignes, la mentalité et les résultats de cette politique d'extermination. Je tiens à y ajouter seulement un petit épisode, qui m'a touché personnellement plus que tout ce que j'ai dû voir à ce sujet.

C'était un jour d'été, en 1916. Vers midi, ma femme sortit seule, pour faire une emplette dans« la Grand'rue de Péra ». Nous habitions à quelques pas de Galata-Séraï, et avions tous les jours l'occasion de voir, de notre balcon, ces malheureux groupes d'Arméniens arrêtés entrer au « karakol » sous escorte des gendarmes. On finit par s'habituer par leur durée même à des scènes si navrantes et à n'y plus voir que le côté politique au lieu de la tragédie humaine. Mais cette fois-ci, ma jeune femme, après quelques minutes seulement, rentra chez moi toute tremblante. Elle n'avait pas pu continuer son chemin. En passant du côté du « karakol » elle entendit du vestibule ouvert de la station de police les cris sourds d'un torturé, des gémissements semblables à ceux d'une bête agonisante. Effrayée, elle demanda ce que c'était à quelqu'un parmi l'assistance ; « Un Arménien ! » fut la courte réponse. Là dessus, le public fut chassé par un agent de police. « Si de telles scènes se jouent à midi juste, à l'heure de la plus vive circulation, en plein Péra européen, dans la rue la plus fréquentée », me dit ma femme, « alors je voudrais bien savoir ce que les Turcs font avec les pauvres Arméniens dans l'intérieur encore tout sauvage du pays !» Et : « Si les Turcs se conduisent ici dans la capitale comme des bêtes féroces, de façon qu'une Européenne ne peut pas aller dans la rue principale du quartier européen, sans risquer un ébranlement nerveux, alors je ne peux plus vivre dans cet affreux pays! » Et, sanglotante, révoltée à en perdre toute contenance par tout ce qu'elle avait dû voir, comme moi, pendant plus d'une année, toutes les fois qu'elle mettait le pied dans la rue, elle éclatait : « Vous êtes des scélérats, vous Allemands, de lâches scélérats, vous qui tolérez de telles atrocités chez les Turcs, vous qui avez pourtant le pays complètement sous votre contrôle, vous êtes des scélérats, et jamais je ne mettrai plus le pied dans votre maudit pays. O mon Dieu, comme je hais l'Allemagne ! » Dès ce moment, où ma propre femme, écœurée, révoltée et dégoûtée de tant de lâcheté, tremblante et tout en larmes, m'a jeté à la figure cette malédiction, j'ai rompu avec l'Allemagne. Je n'en avais, malheureusement, appris que beaucoup trop depuis longtemps!

Je me rappelai alors les conversations que j'avais eues avec les messieurs de l'ambassade d'Allemagne à Constantinople et également avec M. Morgenthau, ambassadeur des états-Unis, sur la question arménienne. Je ne m'étais jamais senti persuadé par toutes les assurances données par notre ambassade, affirmant qu'elle était allée jusqu'aux extrêmes limites de ses compétences pour mettre fin à ces pratiques meurtrières du gouvernement turc contre ce peuple. J'avais, tout au contraire, retenu l'impression que l'attitude du gouvernement allemand dans la question arménienne se caractérisait plutôt comme un ensemble de lâcheté et de manque de conscience d'un côté, de politique bornée de l'autre, pour ne pas dire de sotte imprévoyance. L'ambassadeur américain, pour sa part, était empreint de hauts sentiments philanthropiques, il a fait son possible pour défendre la cause des Arméniens et en adoucir les souffrances, mais il fut certainement, comme diplomate, beaucoup trop correct et réservé dans cette pénible question, pour dire sa vraie opinion sur l'attitude de ses collègues allemands à un journaliste de cette nationalité ; mais, dans mes entretiens répétés avec cet homme vraiment sympathique, je n'ai jamais entendu la moindre allusion me permettant de modifier l'impression que j'avais eue de l'ambassade d'Allemagne, et j'ai pourtant osé en parler à différentes reprises à M. Morgenthau !

L'attitude de l'Allemagne fut d'abord une lâcheté, dis-je. Nous avions vraiment mis assez solidement la main sur la Turquie, militairement comme financièrement, pour pouvoir au moins insister énergiquement, si seulement nous le voulions., pour que les principes les plus élémentaires d'humanité fussent observés. Enver et surtout ce Talaat, qui en sa qualité de ministre responsable de la politique intérieure du pays, et de vrai dictateur de la Turquie, doit répondre de tout ce qui concerne les Arméniens, ne pouvaient plus faire un autre choix que de suivre aveuglément l'Allemagne sur la voie qu'ils avaient une fois prise, sans aucune condition, et ils auraient dû se plier, en grinçant les dents, devant un ordre énergique allemand même dans la question arménienne si chère à leurs instincts féroces. Des centaines d'exemples ont prouvé que notre ambassade, partout où il s'agissait des intérêts de l'Allemagne, pour placer des Allemands, pour pénétrer dans les administrations et ministères turcs, n'a jamais jugé nécessaire de ménager des intérêts et susceptibilités turcs même les mieux fondés, mais a toujours atteint son but sans trop de délicatesse. Mais en matière arménienne j'ai dû voir de mes yeux que cette même ambassade n'était même pas capable de faire rendre droit à une dame allemande de bonne famille, mariée à un Arménien qui avait été expulsé, en bloc avec les autres et complètement innocent, et c'était un triste spectacle de voir cette dame attendre en pleurs presque journellement dans le vestibule de l'ambassade, impuissante même dans cette petite affaire qui concernait de si près le prestige officiel allemand ! Des Turcs eux-mêmes nous ont presque cyniquement ri à la figure à cause de notre lâcheté inconcevable et n'ont pas manqué de faire des comparaisons entre notre gouvernement et celui des Russes, qui certainement dans les conditions où se trouvait l'Allemagne et malgré l'abolition des Capitulations, aurait fait une affaire politique en cas de besoin, à propos même de la protection d'un pauvre Juif russien. Tout en déguisant sous des paroles polies leurs sentiments, des Turcs m'ont laissé entrevoir assez clairement qu'ils n'éprouvaient au fond que du dégoût pour notre lâcheté sans borne !

Un manque de conscience, ainsi ai-je caractérisé ensuite notre attitude officielle vis-à-vis des persécutions des Arméniens. Rester spectateur impassible quand les vies, tous les biens, le bien-être et les acquisitions culturelles de centaines de milliers d'hommes furent sacrifiées, et se contenter de faibles protestations pour la forme, quand on était parfaitement en état d'imposer sa volonté, n'est pas autre chose qu'un manque de conscience criminel. Et je ne peux pas m'empêcher de penser que, malgré toutes les belles phrases officielles qu'on pouvait entendre à l'ambassade d'Allemagne au sujet du « problème arménien », il importait au fond très peu à ces messieurs les diplomates que cet élément arménien fût conservé ou non. Qu'est-ce qui me porte à prononcer une accusation si grave? C'est ceci : souvent, après des atrocités dépassant l'ordinaire commis contre ce malheureux peuple, le vénérable patriarche arménien avec sa suite venait, les larmes aux yeux, supplier l'ambassadeur de lui accorder enfin une aide efficace. Plus d'une fois je fus témoins de telles scènes dans la bâtisse de l'ambassade et pus écouter ce que les fonctionnaires disaient entre eux. Eh bien, je n'ai trouvé alors chez nos diplomates que le souci d'assurer le prestige officiel allemand, la vanité de fonctionnaires blessée, mais jamais l'inquiétude de ce que deviendrait le peuple arménien ! Que de fois j'ai dû entendre, de la bouche d'Allemands de toutes nuances, jusque dans les plus hauts milieux, à condition qu'ils ne se crussent pas forcés de s'en tenir à la version allemande officielle, des cris de haine contre cette race ! Cette haine étroite n'était basée que sur une ignorance totale des faits, et ne faisait que répéter machinalement toutes les insinuations officielles turques. Et malheureusement, il est même prouvé par les récits authentiques de médecins et sœurs de la Croix-Rouge allemands rentrés de l'intérieur du pays, que des officiers allemands ont été plus zélés que les fonctionnaires locaux turcs eux-mêmes qui avaient encore gardé un petit peu de sentiment humain et de pitié, se sentant incapables d'obéir aux ordres bestiaux de « Nour-el-Osmanié » (siège du Comité jeune-turc), à Stamboul. Ainsi le cas scandaleux, cependant authentique et même assez connu, a pu se produire de deux officiers allemands de passage dans une petite ville de l'intérieur de l'Anatolie qui ont eux-mêmes pris vivement l'initiative de l'expulsion et de l'extermination des Arméniens. Voyant qu'un malheureux tas de ce peuple, hommes, femmes et enfants, s'était réfugié dans les maisons et barricadé là-dedans, pour ne pas se laisser traîner a la mort comme du bétail de boucherie, et que le canon était braqué sur eux, mais aucun des Turcs n'ayant le triste courage de faire feu, ils se sont faits un sport de montrer leurs qualités de bons artilleurs en ouvrant, sans ordre aucun, eux-mêmes le feu ! Certes, de pareilles atrocités sont une rare exception ; mais elles ne cadrent que trop bien avec la mentalité que j'ai pu constater maintes fois dans mes entretiens avec beaucoup d'Allemands instruits et hauts placés — sans parler des militaires ! Et ce fut un de ces cas, où des Allemands, par pur instinct de brutes, avaient aidé à expulser de pauvres Arméniens, dans l'intérieur de l'Anatolie, qui, officiellement rapporté à l'ambassade d'Allemagne et communiqué en lieu compétent en Allemagne par l'ambassadeur, le comte de Wolff-Metternich, a fourni à notre lâche gouvernement l'occasion de sacrifier, en le rappelant de son poste par déférence pour les Turcs qui faisaient tout pour le dégoûter, cet homme qui, malgré son âge élevé, a fait parfois mine de parler un peu plus énergiquement au gouvernement turc. Son attitude contrastait très avantageusement avec celle du baron de Wangenheim qui était faible et voyait, avec un optimisme presque criminel, sous des couleurs rosés, tout ce qui concernait nos alliés. — Et que peut-on penser de la mentalité des autres Allemands des milieux officiels au sujet des Arméniens, quand on entend des choses incroyables comme celle-ci, que m'a racontée et affirmée comme tout à fait authentique, peu avant mon départ de Constantinople, un directeur d'une banque hongroise dont je ne dirai naturellement pas le nom : « Un officier allemand pourvu du titre « baron » ayant des liens avec l'attaché militaire, avait choisi, chez un marchand arménien du bazar de Stamboul, un tapis de valeur et l'avait fait porter à domicile, à Péra. Au moment de payer, il prétendit que le prix convenu était de vingt livres turques inférieur à celui que le marchand réclamait, et il lui fit comprendre qu'il ferait mieux de ne pas trop insister, étant Arménien, vu les excellentes relations dont lui, l'officier, jouissait avec le directeur de la police turque! » Je ne mentionnerais pas ce cas si je ne devais le prendre, malheureusement, comme tout à fait vrai ! Une sotte imprévoyance enfin, disais-je, a caractérisé l'attitude de notre représentation officielle et du gouvernement allemand, qui est resté complètement indifférent à l'extirpation de la race arménienne par les Turcs. Car la haute marée du chauvinisme turc ne pouvait nullement rester inaperçue par notre gouvernement, et nul homme aux vues non étroites ne pouvait, dès l'été 1915, mettre en doute que la Turquie ne marcherait avec nous que tant qu'elle aurait absolument besoin de notre aide militaire et financière, mais que dans une Turquie victorieuse et entièrement nationalisée nous n'aurions plus rien à faire, pas même au point de vue économique. Mais malgré les éternelles lamentations venant des cercles officiels allemands, au sujet de ce fait si désagréable pour nous, nous avons toléré la disparition d'un élément de population des plus précieux pour nous, les Arméniens. C'était là un élément par excellence de progrès culturel qui s'approchait beaucoup de la mentalité européenne, avait une faculté d'adaptation toute particulière, était très xénophile et libre de tout chauvinisme et fanatisme, et formait donc le meilleur contre-poids qu'on puisse imaginer contre l'élément turc devenu xénophobe et nationaliste à en perdre tout espoir. Or, par notre lâcheté et notre manque de conscience, ces hommes sont devenus nos ennemis mortels pour autant qu'ils ont échappé à la terrible catastrophe, eux qui avaient toujours eu une sincère sympathie pour la grande Allemagne civilisée ! Un gouvernement allemand vraiment intelligent aurait plutôt fait tout son possible, rien qu'à cause de cette mentalité jeune-turque qui se dessinait plus clairement d'un jour à l'autre, pour gagner le plus de sympathies arméniennes et les conserver. Les Arméniens ont attendu, ont espéré avec ferveur en notre intervention énergique pour mettre fin au meurtre de leur nation; leur déception, leur haine contre nous ne connaissent plus de bornes, et cela à bon droit ; et tout Allemand qui voudra jamais, après la guerre, recommencer à travailler en Orient, devra sentir cette haine aussi longtemps qu'un seul homme de cette malheureuse race existera !

Pour juger la question arménienne exactement comme je viens de la juger, il n'est point nécessaire d'avoir la moindre prédilection, ou même sympathie pour cette race. (J'ai pourtant fait allusion au fait qu'elle mérite bien nos sympathies, ne fût-ce que par ses très hautes qualités intellectuelles.) Il suffit que l'on ait un peu de sentiment humain pour ne point accepter la manière atroce dont on a procédé contre les centaines de milliers de ces gens; il suffit d'avoir un peu de compréhension des besoins économiques et culturels d'un vaste pays si arriéré et pourtant si susceptible d'être développé, d'un sol d'une ancienne civilisation, comme l'est l'Asie Mineure, pour attacher la plus grande importance à la conservation de cet élément si travailleur et d'une si grande utilité civilisatrice, et il suffit d'ouvrir les yeux de voir les faits réels et de se sentir, comme tout homme vraiment instruit, dépourvu de haine idiosyncrasique contre une race, pour ne jamais croire sur les Arméniens tout ce que les Turcs ont voulu faire accepter au monde, afin de pouvoir ensuite les exterminer à leur aise. Il suffit enfin, d'avoir, comme Allemand, gardé un peu de sentiment de dignité pour ne pas pouvoir voir sans rougir de honte la misérable lâcheté de notre gouvernement dans la question arménienne. Et tout ce triste ensemble de manque de conscience, de lâcheté et de sotte imprévoyance, dont le gouvernement allemand s'est rendu coupable envers les Arméniens peut suffire à lui seul à détruire tout sentiment de loyauté politique chez un homme consciencieux auquel importent l'humanité et la civilisation. Heureusement, ce ne sont pas encore tous les Allemands qui supporteront d'un cœur aussi léger que ces messieurs les diplomates de Péra cette honte que dorénavant l'histoire mondiale va enregistrer, savoir que l'extermination, avec une cruauté raffinée, de tout un peuple de grande valeur culturelle, de plus d'un million et demi, coïncida avec l'époque de la plus grande influence allemande en Turquie.

J'ai bien tenu au courant et informé mon journal, par de longs rapports confidentiels, sur les persécutions arméniennes et sur la mentalité de chauvinisme bestial des Jeunes-Turcs qui en fut la cause. Le ministère des Affaires étrangères à Berlin aussi en a pris note. Mais jamais je n'ai vu les moindres fruits de mes informations dans l'attitude de mon journal. La décision de ne plus mettre le pied dans la rédaction de la Gazette de Cologne, je l'ai prise le jour même de cet incident dramatique, lorsque ma femme me jeta à la figure la malédiction contre ma nation. Personnellement, je dois donc du moins aux souffrances du pauvre peuple arménien meurtri et torturé ma délivrance morale et politique !

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1)
J'ai lu ce petit volume et d'autres du même genre quelques jours seulement avant de donner ma propre étude à l'imprimerie. Ni en Turquie ni en Autriche ou en Allemagne je n'avais pu me procurer de pareilles publications, qui par conséquent n'ont aucunement pu m'influencer en écrivant ces pages ! — L'édition française, sous le titre : « Les massacres arméniens », a paru à la librairie Payot & C°, à Lausanne.

Harry Stuermer

Deux ans de guerre à Constantinople, études de Morale et Politique Allemandes et Jeunes-Turques

Paris, Payot, 1917.

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