Peu de jours après la chute de Przemysl, je partis pour la capitale turque. Je quittais l'Allemagne avec un assez grand fond de sentiments turcophiles; même, j'étais tout disposé à faire confiance aux Jeunes-Turcs. Il est vrai que moi aussi, j'étais au courant de tout ce qu'on avait dit au sujet de ce régime et de tous les reproches qu'on lui avait faits ; mais en mettant le pied sur le sol de l'Empire ottoman, je ne manquais certainement pas de bonne volonté même vis-à-vis du gouvernement de Talaat et d'Enver, et je me refusais a me laisser dégoûter de mon nouveau travail par une critique préjugée. Comparé avec celui l'Abd-ul-Hamid, je trouvais, malgré tout, que le nouveau régime constituait un progrès et une nécessité, et les mots d'adieu d'un de nos vieux rédacteurs à Cologne, qui connaissait à fond la Turquie, ne trouvaient guère un grand écho en moi. Il avait dit : « Vous partez maintenant pour Constantinople. Je suis sûr que vous aussi ne mettrez pas beaucoup de temps à vous rendre compte de la banqueroute morale des Jeunes-Turcs ; et vous trouverez que la Turquie n'est plus qu'un pays condamné, une « grenouille galvanisée», un être qui saura traîner sa vie seulement aussi longtemps que la guerre durera et que nous, Allemands, allons galvaniser de notre force vitale. » Alors, je ne voulais pas croire à ces mots qui me paraissaient beaucoup trop durs, et je préférais me former mon jugement à moi-même d'une façon complètement indépendante. J'entrai dans le territoire ottoman sans être le moins du monde influencé. Au contraire, si j'avais subi une influence, c'était plutôt celle des nombreux jugements foncièrement turcophiles de tant de connaisseurs de l'Orient, de toutes nuances et nationalités, qui se résumaient en ce que les Turcs étaient le peuple le plus honnête et sympathique de l'Orient. Et moi aussi j'avais lu Pierre Loti, et de tout mon cœur je m'efforçais d'étendre les fortes sympathies que j'éprouvais pour ce peuple turc, à ses dirigeants aussi. (Je m'empresse de dire ici, que je continue à éprouver ces sympathies). Pour me faire perdre ces sympathies et ma confiance, il a fallu les pires choses imaginables. Mais, malheureusement, mon imagination a été de loin dépassée et j'ai dû voir des faits que je n'aurais jamais cru possibles !
Mais pour commencer mon travail, je me rendis d'abord sur le nouveau front de guerre turc aux Dardanelles et à la presqu'île de Gallipoli. Là, il y avait peu d'occasions de s'occuper de politique, le côté purement militaire dominant tout. Les opérations « d'amphibies », combinées avec les attaques de forces terrestres, venaient de commencer, après les tentatives de percée purement navales. J'allai passer plusieurs semaines sur le front d'Ariburnu. Et soudainement, sans aucune préparation morale, je me vis en face de la tâche de correspondant de guerre, et dus écrire, de profession, sur une chose que je détestais et haïssais de tout mon cœur! Impossible de reculer, je n'avais qu'à m'y faire. Quoi que j'aie pu faire pour m'en tirer, j'ai du moins conscience de ne pas avoir fait l'éloge de cette affreuse guerre en une seule ligne écrite de ma plume. Et on comprendra que, malgré ma conviction profonde que l'Allemagne, en déchaînant la guerre mondiale, avait commis un crime atroce contre l'humanité, malgré mon dégoût de tant de choses que j'avais déjà du voir de mes propres yeux, et, tout en me rendant parfaitement compte que je me trouvais au service d'une cause moralement condamnée, j'aie pu alors m'intéresser à cette lutte pour l'existence que menait la Turquie, en me plaçant à un tout autre point de vue que celui du militariste, et que j'aie pu très bien satisfaire mes devoirs de feuilletoniste vis-à-vis de mon journal, sans me rendre coupable d'hypocrisie. Je devins alors familier avec ce soldat turc qui défendait le sol de sa patrie avec un héroïsme stoïque, et j'eus maintes occasions d'admirer l'élan dans l'attaque de ces simples paysans anatoliens accourus pour la défense de Stamboul, la ville du khalife, et qui se ruaient avec une obéissance aveugle pour leur padichah, baïonnette au canon, contre les mitrailleuses anglo-françaises et sous la grêle des obus de lourd calibre des bateaux de guerre. Tout cela me donnait une très bonne opinion de la force de résistance ottomane et je n'avais aucune raison de ne pas en faire l'éloge qu'elle méritait, ou de réserver mon jugement. Je fis, sous la tente hospitalière et aux petits postes d'observations, la connaissance personnelle de beaucoup d'officiers turcs tout à fait charmants ; je ne veux citer, comme seul exemple, que le fameux défenseur de Janina, Essad Pacha. Et je n'eus pas la moindre difficulté à trouver, pendant mes deux séjours sur le front de Gallipoli, dans deux phases différentes des combats, assez de sujets dans cette vie guerrière pour pouvoir écrire quelques séries de feuilletons, sans devoir faire l'apothéose du militarisme et de ses buts politiques, me tenant de préférence au côté purement humain, pittoresque et dramatique de la lutte sur ce théâtre très particulier de la guerre. Mais déjà alors, pendant ma première visite à Gallipoli, des idées étranges me venaient sur tant de choses que je voyais, et mon âme était déchirée de graves conflits. Déjà, je me demandais si mes sympathies ne devaient pas se porter vers ceux qui, de la plage en bas, se jetaient sans cesse de nouveau contre les positions turques imprenables, décimés cruellement par le feu des mitrailleuses, mais revenaient toujours à l'assaut avec une abnégation surhumaine. La cause de la vraie civilisation, de la liberté, n'était-elle pas de leur côté ? Et j'avais l'occasion de faire des comparaisons, en regardant les morts et les blessés et les quelques prisonniers qui tombaient entre nos mains, et de voir quel écart il y avait entre la valeur du matériel humain sacrifié des deux côtés: d'une part, des Anatoliens braves, il est vrai, mais brutes et habitués aux souffrances et à la saleté ; de l'autre, des sportsmen coloniaux de haute race, hommes d'un standard of life élevé, accourus de l'autre coin du monde pour défendre non seulement la cause britannique, mais aussi celle de la civilisation et de la liberté humaine ! Certainement, alors, je n'étais pas encore mûr pour la décision que d'autres faits que j'ai dû voir m'ont imposée plus tard, mûr pour la conviction profonde que je devais accomplir, formellement, la rupture morale ; la seule chose que je pouvais, et devais faire alors, c'était, tout en reconnaissant le patriotisme et la bravoure turques, de ne pas oublier de rendre hommage aussi à l'héroïsme plein d'abnégation et au mépris de la mort de ceux que j'avais à considérer encore comme mes ennemis ; et je l'ai fait plus d'une fois dans mes articles.
Mais je voyais encore bien d'autres choses, à Gallipoli, au moins sous forme de premiers symptômes. Des marques d'un chauvinisme très prononcé et très peu germanophile se rencontraient constamment parmi les officiers turcs. Plus d'un commandant turc a cru devoir attirer avec ironie mon attention sur le fait que dans sa section, où par hasard il n'y avait pas d'officier allemand exerçant le contrôle suprême, les choses n'en marchaient pas moins comme sur des roulettes ! Et lors de mon second voyage au front des Dardanelles, en été 1915, j'appris des choses déjà bien plus graves, des conflits de compétence traités de part et d'autre avec beaucoup d'intransigeance, et même des éruptions de chauvinisme réciproque de la part de commandants et officiers subalternes turcs et allemands qui allaient jusqu'à des menaces de coups, si toutefois elles ne dégénéraient pas en rixes, et finissaient par de sévères punitions pour manque de discipline. Cet antagonisme atteint son point culminant dans un scandale qui se termina par un changement de généraux. On remplaça le commandant en chef du groupe dit « du Sud » (Sedd-ul-Bahr),le général Weber, par le fanatique Vehib Pacha, car Liman von Sanders, très vaniteux, très nerveux et trop attaché à sa position, faisait tout ce qu'Enver Pacha voulait ; ainsi le point de vue turc avait gain de cause dans ce cas. Mais relativement aux autres théâtres de la guerre turcs, ce n'était encore presque rien. On apprenait que des différends bien plus graves s'étaient produits sur le front du « Caucase. » — comme on persistait à nommer officiellement le théâtre oriental de la guerre même s'il s'était depuis longtemps transformé en théâtre purement arménien et est-anatolien ! — et surtout sur le front de l'Irak ; il semblait même que là-bas, sous le haut commandement de généraux comme Halil Pacha, officiers allemands et turcs vivaient comme chats et chiens. Certes, vu que la discipline de fer qui régnait du côté turc autant que du côté allemand, cet antagonisme et ces conflits chauvins ne pouvaient jamais avoir une importance pratique susceptible d'entraver les opérations militaires ; mais néanmoins, ils sont à noter comme symptômes intéressants d'une aversion profonde contre le contrôle militaire et le caractère allemands dans les milieux des officiers turcs.
Harry Stuermer
Deux ans de guerre à Constantinople, études de Morale et Politique Allemandes et Jeunes-Turques
Paris, Payot, 1917.