Qui a eu la chance de rentrer en Allemagne, comme l'auteur de ces pages, après un séjour de plusieurs années à l'étranger et surtout dans les colonies, juste en ces jours de la mobilisation pour la guerre mondiale, a dû sentir une certaine mélancolie et même un léger effroi, à voir la mentalité de son peuple, telle qu'elle se manifestait dans la rue, dans les cafés et restaurants et dans les articles de presse. Jamais nous Allemands n'avons appris à penser politiquement ; nos dirigeants eux-mêmes n'ont pas encore pu pénétrer le sens de l'héritage politique que Bismarck a laissé dans son œuvre « Pensées et Mémoires », livre qui contient cependant la documentation la plus complète qu'un adversaire de cette guerre, du point de vue de l'intérêt allemand plutôt que de la morale, aurait pu désirer de porter avec lui comme vade-mecum ! Mais cette naïveté sans bornes en politique, ce manque presque incroyable de connaissance du possible et cette incapacité de saisir la mentalité d'autres peuples qui n'ont cependant pas moins que nous-mêmes leur droit à l'existence, leurs besoins vitaux et leur point d'honneur, ne nous ont malheureusement pas empêchés de vouloir faire de la Weltpolitik de grand style, ce qui nécessite du tact et de la finesse cependant, tout aussi bien que de la volonté et de la force ! Jamais, le vrai Allemand, le type de sa race, n'a compris les Anglais, ni avant ni pendant la guerre, ni dans leur politique coloniale, qui — d'après les dires des pangermanistes — ne vise qu'à nous voler la « place au soleil », ni dans leur façon d'entendre la liberté et la vraie civilisation, une façon de voir qui a poussé le peuple anglais tout entier à des sacrifices énormes aux côtés de ses alliés ; ni au moment où, foulant aux pieds la neutralité de la Belgique, nous avons cru que l'Angleterre pourrait tranquillement accepter cela ; ni lors des débats au parlement anglais pour le service militaire obligatoire, alors que presque tous les Allemands, même dans les hauts milieux politiques, étaient prêts à parier qu'on verrait plutôt la révolution en Angleterre que l'acceptation du service forcé ; ni enfin maintenant, jusqu'à ces derniers jours, où l'immense succès de l'emprunt de guerre britannique a donné une réponse si énergique et si digne à la plus récente phase dela politique de destruction prussienne sur les mers !
Ne parlons ici, en passant, que de la politique coloniale, sujet sur lequel je peux peut-être me permettre d'émettre un jugement, ayant acquis une connaissance intime, au cours de mes longs voyages dans les différentes parties de l'Afrique, de plusieurs colonies allemandes, anglaises et françaises. Nous autres Allemands, nous avons moins de domaines coloniaux que ces nations qui sont des colonisatrices de plus vieille date, sans doute. Et nul ne saurait contester que les tentatives allemandes de donner un champ d'activité aussi vaste, aussi intense, aussi lucratif que possible à l'essor des énergies et des capacités nationales, se trouvent justement fondées sur notre puissant développement industriel. Mais au risque d'être considéré comme dépourvu de tout patriotisme, je ne peux pas m'empêcher de dire que ce que nous avions à notre disposition comme domaine colonial nous appartenant, en Afrique tropicale et subtropicale, et dont la mise en valeur était encore dans ses débuts, aurait suffi amplement et pour une longue période a nos réels besoins économiques et à nos capacités colonisatrices, tout en ne satisfaisant peut-être pas à nos aspirations de puissance mondiale ! Mais, à part nos colonies à nous, le régime si merveilleusement libéral de la politique commerciale et coloniale anglaise ne nous a point empêchés d'arriver également à de grands résultats commerciaux en territoire étranger par une concurrence loyale et paisible. Celui qui connaît de près les colonies anglaises devrait savoir que le gouvernement britannique n'a jamais manqué d'accueillir à bras ouverts et avec une sympathie réelle et sincère, partout où l'administration était déjà organisée et la sécurité politique garantie, c'est-à-dire dans toutes les colonies proprement dites, les capitaux et entreprises des Allemands aussi bien que de toutes autres nations étrangères. L'Angleterre n'a jamais méconnu les grands avantages que ces entreprises pourraient avoir pour le développement économique de ces pays, et jamais l'ombre d'un parti pris ou d'une envie nationale n'a existé dans une colonie anglaise vis-à-vis de ces capitaux allemands ; mais, au contraire, tout Allemand, toujours accueilli d'une manière particulièrement polie et agréable par les autorités britanniques, pouvait toujours être aussi sûr de son droit et voir ses efforts aussi facilités que le citoyen anglais lui-même, dans une atmosphère de parfaite égalité et d'amabilité pratique. Des milliers d'Allemands même très patriotes, qui ont vécu outre-mer, ne cachent point leur grande admiration pour ce régime anglais de « fairness » et de libéralisme. Moi-même, je n'ai que trop souvent entendu dire par de bons Allemands qu'ils préféraient mille fois vivre dans une colonie anglaise que dans une colonie allemande, parce que malheureusement, dans ces dernières, la bureaucratie apporte à chaque instant des entraves à leur initiative ; et j'ai entendu des colons se plaindre avec beaucoup d'amertume de cette mentalité de fonctionnaires qui parfois décourage les nouveaux-venus en faisant dès leur arrivée des allusions malicieuses à la question de savoir s'ils disposaient des fonds nécessaires pour s'embarquer de nouveau, et en leur faisant sentir toute leur infériorité sociale s'ils n'étaient pas officiers de réserve ! Loin de moi de vouloir, par ces mots de critique un peu dure au sujet de certaines méthodes prussiennes pratiquées dans les colonies, déprécier la grande valeur civilisatrice de notre colonisation allemande. Nous aussi, nous étions sur la bonne voie comme pionniers de l'Afrique ; mais je veux simplement dire que nous aurions dû apprendre encore beaucoup des méthodes de colonisation et d'administration coloniale anglaises bien supérieures, et nous adonner de préférence, avec toutes nos forces et sans réserves, au développement de nos propres colonies au lieu de crier avec envie contre les Anglais qui en possèdent plus ! Et en nous contentant de ce que nous pouvions faire dans notre propre domaine colonial assez important, et dans les pays d'outre-mer indépendants, et de ce que la largeur de l'esprit anglais nous aurait permis de faire, au moins pour notre commerce, sous la protection de son administration coloniale (administration aussi libérale qu'efficace pour l'essor économique), nous n'aurions vraiment eu besoin que d'une dizaine d'années de plus de concurrence paisible pour devenir très riches, et certainement l'Allemagne aurait atteint son but bien mieux que par toute cette «säbelrasselnde Weltpolitik » des pangermanistes ! — Certes, dans des contrées encore peu organisées administrativement et dans les nouveaux protectorats encore peu stables au point de vu politique, et partout où des intérêts absolu nient vitaux de la grande politique de l'Angleterre entraient en jeu, ainsi par exemple le long des routes vers les Indes et au Golfe Persique, l'Allemagne ne devait pas s'attendre à ce que les Anglais satisfassent dans la même mesure très « fair » les désirs allemands d'activité économique, au moins pour une certaine période. Et c'est ici que l'Angleterre a dû faire trop souvent l'expérience de ce que signifiait en vérité la « Weltpolitik » allemande. Ce sont en somme ces faits qui donnent, au moins dans le domaine de la politique coloniale, son sens à l'antagonisme anglo-allemand, à cette lutte pour la « place au soleil ». Celui qui comprend cela ne pouvait pas approuver les abus de la« Weltpolitik », malgré un sincère désir de voir s'ouvrir partout au delà des mers un vaste champ d'activité à l'esprit travailleur allemand. Il ne pouvait certainement oublier non plus combien de grandes choses accomplies dans l'intérêt de la civilisation et de la liberté humaine les Anglais avaient déjà pu enregistrer à leur actif, bien des siècles avant notre avènement comme puissance coloniale. C'est par de telles considérations de pure justice que nos tentatives d'expansion mondiale auraient dû trouver leurs limites morales, et l'Allemagne s'en serait assurément mieux trouvée, car nous étions en bonne voie de devenir très riches et puissants, et le caractère anglais si insouciant en commerce par rapport au nôtre, nous laissait vraiment des chances commerciales étonnantes !
C'est avec intention que je n'ai envisagé ici que le côté colonial des relations entre l'Allemagne et l'Angleterre, pour ne pas traiter un sujet que je ne connais pas de tout près. Eh bien, dans ce peuple anglais qui, malgré tout son égoïsme, avait cependant déjà accompli certaines choses pour la liberté du monde, l'Allemand d'août 1914 ne voyait que l'esprit mercantile, la lâche politique d'encerclement et l'incapacité de faire par lui-même le moindre sacrifice. Par la bouche de M. von Bethmann-Hollweg — qui a cru devoir se défendre plus tard contre le reproche d'avoir « mélangé la politique avec trop d'éthique» — cet Allemand de 1914 proposait à l'Anglais de rester spectateur impassible de la violation de la Belgique ! Nous avons cru alors que cette même Grande-Bretagne se retiendrait lâchement d'agir alors même que le chancelier n'était pas à même de donner une réponse affirmative lorsqu'on lui demandait si, par son assurance de ne viser à aucune conquête territoriale dans sa guerre contre la France, l'Allemagne y comprenait également les colonies françaises ! La déclaration de guerre formelle anglaise, en ce soir mémorable du cinq août, fut d'autant plus lourde et plus accablante pour l'âme du peuple allemand, victime de tous ces faux calculs politiques. Mais les causes en étaient au fond, bien moins un manque de jugement et d'expérience, qu'une arrogance sans pareille ! En ces mêmes jours historiques d'août, j'ai dû être témoin de ces scènes ridicules qui se déroulaient sur le « Square de Potsdam » à Berlin, où les bons Berlinois, aussi étrangement ignorants de tout ce qu'il y a d'impondérable en politique mondiale qu'ils l'avaient été en escomptant une Angleterre neutre, portaient sur leurs épaules, enthousiasmés, des Japonais trouvés parmi la foule, « ennemis héréditaires » de la Russie et par conséquent bientôt alliés de l'Allemagne ! En voyant cela, un Allemand qui, en politique mondiale, ne portait pas des œillères, ne pouvait que secouer tristement la tête. Peu de jours après, le Japon envoya un ultimatum à l'Allemagne ! C'était cette même incapacité archinaïve en politique mondiale qui nous rendait dupe alors et qui nous a fait penser tout récemment que nous allions trouver, dans le Japon et le Mexique, des complices de notre piraterie sous-marine contre les états-Unis de l'Amérique qui étaient sur le point d'intervenir pour la défense de l'humanité. C'est cela encore qui nous a certainement assez aveuglés pour ne pas nous laisser prévoir l'effet moral funeste que nos nouvelles méthodes auraient sur des grands pays neutres comme la Chine et l'Amérique du Sud Mais admettons encore, à la rigueur, qu'il ait été possible, dans ce cas-là, de se tromper dans ses calculs; ce n'avait pas été la menu chose avec l'Angleterre. Se tromper sur l'attitude que celle-ci adopterait quand nous avons déchaîné la guerre et violé la Belgique, ce ne fut pas seulement le comble de bêtise politique mais aussi de l'immoralité. Et dès le moment où l'Angleterre intervint, la guerre pouvait être considérée comme perdue pour l'Allemagne. Et pendant que les bons Berlinois, ces dilettantes en « Weltpolitik », se remettaient de leur premier grand effroi, et débitaient leurs plaisanteries grossières sur cette « nation d'épiciers » et sa petite armée, qu'on allait tout simplement « faire arrêter » ; pendant que les événements militaires qui s'ensuivirent, jusqu'à Saint-Quentin et la bataille de la Marne, semblèrent donner raison à ces moqueurs inconsidérés qui n'avaient pourtant jamais mis le nez au delà de la frontière et ne savaient rien de la mentalité anglaise, alors ceux qui avaient vécu aux colonies mettaient leurs amis en garde contre tout optimisme très mal fondé, et quelques-uns commençaient déjà à se rendre compte que les choses tourneraient mal pour l'Allemagne.
Je me trouvais parmi ces derniers. J'ai exprimé cette conviction pas plus tard que le 6 août 1914, dans une lettre écrite à mon père pour son anniversaire, où j'ai dit que malgré tous les brillants exploits militaires qui ne manqueraient pas de se produire, cette guerre était une folie qui devrait finir par un échec pour l'Allemagne. « Littera scripta manet ! » Jamais depuis je n'ai cru à la victoire allemande ! Et lentement, il est vrai, mais fatalement le grand revirement moral s'est ensuite produit en moi et a fait que je ne pouvais même plus désirer cette victoire allemande! Inutile de dire que moi aussi je fis mon devoir militaire. Tout en voyant clairement le crime affreux commis par l'Allemagne, j'accourus au front non moins résolu que tous ces millions de mes compatriotes qui croyaient que la patrie innocente avait été méchamment attaquée. On n'avait plus le choix. Et ce qui a brisé mon loyalisme allemand ne pouvait pas venir du jour au lendemain !
Quelques mois de campagne en Masurie et en Russie eurent cependant déjà ce résultat pour moi, de me rendre à mon métier civil comme réformé à la suite d'une grave maladie. De tous les épisodes de cette vie guerrière au front et à l'étape, j'ai gardé le souvenir le plus vif de cette lutte secrète mais tenace que j'ai dû soutenir contre mon officier supérieur direct, le vrai prototype de la race prussienne la plus prononcée. Je l'ai encore devant mes yeux, cet ancien lieutenant du service actif qui, malgré ses 55 ans, n'avait pas atteint un grade plus haut comme officier, mais qui s'était hâté de se faire employer de nouveau, parce que, comme il m'avait avoué avec un excès de confiance assez déplacée le premier jour de nos relations, quand il ne me connaissait pas encore bien, il touchait de cette façon un joli salaire et avait même la chance d'être promu bientôt capitaine. Jamais je n'oublierai ce qu'il m'a raconté tout au commencement de notre connaissance, en voulant mettre en relief ses vertus guerrières, au sujet de ses premières semaines de campagne en Belgique, où il avait été commandant d'une colonne d'étape : « Quand nous voulions faire une réquisition ou chercher quelque chose dans une maison, je savais un procédé tout simple et efficace : je n'avais qu'à donner l'ordre à un de mes hommes de jeter un fusil belge par la fenêtre de la cave de la maison choisie, et de faire une descente pour constater s'il s'y trouvait des armes ; ne fut-ce qu'un seul fusil trouvé là, l'ordre formel était de tout réquisitionner et d'amener les habitants de la maison en prison sans pitié !» Je le vois encore devant moi, cet homme, presque un vieillard, et avec quelle mine pleine de joie maligne il me racontait tels autres exploits du même genre, en se vantant de son savoir-faire et de son élan militaire, lui qui, comme il me dit textuellement, jouissait déjà à l'école de la réputation « d'être très capable de voler un ornement d'autel et de s'en fabriquer une culotte ». J'ai mal récompensé sa confiance naïve du début de notre connaissance, il est vrai ; mais je garde néanmoins une certaine gratitude à ce lieutenant Stein, parce qu'il m'a fait avancer sur le chemin où je ne pouvais pas m'empêcher d'aller malgré moi; car je rentrais des colonies nourri de libéralisme et d'admiration pour la civilisation anglaise, haïssant le militarisme et rongé dès le début de la guerre par des scrupules qui atteignaient mon loyalisme ! Certes, ce lieutenant est une exception ; mais une exception qui, dans une armée qui se compte par millions, n'a malheureusement été que trop fréquente lorsde l'invasion de la pauvre Belgique, non seulement parmi les officiers mais surtout parmi cette classe de sous-officiers actifs qui, pour la plupart, ne peuvent être qualifiés que de brutes par tous ceux qui ont fait leur service militaire dans l'armée allemande. Le lieutenant Stein est un type que je n'ai point inventé ; les autorités militaires allemandes pourront facilement identifier sa personnalité par sa signature dans mes papiers lors de la campagne russe de 1914; c'est le type du hobereau prussien soudainement redevenu belliqueux, revenu à son élément congénial malgré sa sénilité, c'est ce type qui, en civil, est très probablement un membre ardent de la « Deutsche Kolonialgesellschaft », du « Flottenverein » et de l'« Alldeutscher Verband» et homme de la « Weltpolitik » des tables rondes des brasseries. Il m'a rempli le premier d'un profond dégoût pour les méthodes de guerre allemandes. Et tout ce qu'il m'a raconté je l'ai trouvé confirmé plus lard a la lettre par les récits d'un des correspondants de guerre allemands les plus en vogue en Allemagne, M. Paul Schweder, auteur du livre en quatre volumes « Im Kaiserlichen Hauptquartier ». Il est venu à Constantinople, et avec presque la même naïveté que l'officier bavard et orgueilleux, croyant qu'un correspondant d'un grand journal allemand — comme je l'étais alors — devait ipso facto devenir un complice complaisant de toute la saleté morale imaginable du monde et renoncer à toute opinion personnelle, il me confiait, dans nos causeries fréquentes, des faits d'atrocités commises par nous en Belgique et me donnait sur notre occupation de ce malheureux pays des descriptions qui dépassent de loin en intimité affreuse, tout ce qui a jamais été écrit dans les journaux de l'Entente. Sans réserves il m'a avoué déjà en janvier 1916 que nous laissions crever de faim la Belgique qui ne vivait plus exclusivement que des secours de la "Commission for Relief", et que nous voulions ruiner systématiquement la forte industrie belge concurrente de la nôtre, en emmenant chez nous toutes les installations mécaniques. Et pourtant, quand ce journaliste allemand faisait de tels aveux, l'époque des déportations d'ouvriers belges n'était même pas encore inaugurée! Mais les récits de Schweder, faits devant des témoins, parce qu'il voulait se rendre intéressant, portaient sur autre chose encore que sur les mesures administratives allemandes ; il insistait sur la morale sexuelle de nos soldats des tranchées; il assurait que malgré les punitions très sévères établies par la loi martiale, des milliers et milliers de cas se produisent où des femmes et des filles de bonne famille française ou belge sont violées par nos « poilus », car le soldat qui, après une courte permission, doit rentrer dans la ligne du feu, se soucie très peu des conséquences de ses actes, et la honte fait taire la plupart des malheureuses victimes de ces brutalités ; ainsi les cas de découverte et de punition sont rares. J'ai aussi entendu pendant mon séjour à l'armée d'étranges choses — également confirmées par ce Schweder qui connaît tout le front occidental ! — sur la politique de persécution prussienne adoptée par les militaires en Alsace-Lorraine, et d'après laquelle on punit méthodiquement non seulement les actes commis, mais aussi les sentiments de la population s'ils ne conviennent pas à l'état-major allemand. On prononce très facilement la peine de travaux forcés pour des contraventions en pensée, si elles sont dénoncées, et l'on est même allé jusqu'à faire purger, avec des criminelles ordinaires et des prostituées, des peines de longs mois à des jeunes filles de la meilleure société qui, sans se rendre compte des fâcheuses conséquences, se sont laissées aller à faire une petite remarque tout à fait inoffensive! De tels faits qui, scandalisent tout sentiment d'humanité m'ont été racontés par douzaines par ce même Schweder qui était cependant assez intelligent — comme on s'en apercevait d'après de multiples observations faites par lui dans notre cercle intime — pour ne pas croire un seul mot de tout ce qu'il écrivait pour un bon prix dans ses livres. Mais quand j'ai voulu parier un jour avec lui que Verdun ne tomberait pas si vite, il me dénonça dans tout Constantinople comme «ententophile» et se mit à intriguer contre moi. Voilà la morale de ces correspondants de guerre allemands.
Donc, réformé, de bonne heure, en 1915 j'entrai dans la rédaction de la Gazette de Cologne dans celle ville et y séjournai pendant plusieurs semaines jusqu'à mon départ pour la Turquie, ayant été désigné comme correspondant pour Constantinople. De ce séjour, je n'ai point gardé de souvenirs très saillants et dignes d'être racontés ici. Mais, étant Badois, j'avais rarement eu une impression aussi nette de cet esprit chauvin et hautain du prussianisme, et encore, à en juger d'après les nombreuses communications confidentielles recueillies dans la rédaction, j'ai remarqué le manque de confiance et la grande nervosité qui régnaient déjà alors dans ces milieux de la grande presse dont c'était devenu le métier d'afficher journellement une foi inébranlable en la victoire pour tromper le peuple. Une autre particularité que je me rappelle de cette époque, c'est ce manque absolu d'estime pour l'Autriche alliée, que ces officieux prussiens traitaient toujours avec dédain et de haut en bas, bien avant la chute de Przemysl. Cet échec emporta le reste de respect pour cette alliée qui avait cependant dû subir le choc énorme de l'offensive russe du début de la guerre. Les commentaires ironiques et pleins de mépris, qu'on pouvait entendre dans les coulisses de la rédaction quand la chute de ladite forteresse venait de s'ajouter aux autres défaillances de l'alliée, formaient le contraste le plus comique et hypocrite avec ce que ces feuilles prussiennes publiaient ensuite sur cet événement. J'ai eu l'occasion de me rendre compte encore une fois, plus tard, quand je me trouvais déjà en Turquie, combien peut aller loin cet orgueil chauvin prussien. Que l'on me permette de raconter, à ce propos, une petite anecdote, presque comique, qui, en même temps, caractérise le sentiment militariste qui domine parmi les représentants de la presse allemande et même parmi ceux qui, par un séjour prolongé à l'étranger, auraient eu assez d'occasions de se former une mentalité et des vues un peu moins étroites. Il m'arriva de présenter, par un bel après-midi, aux « Petits Champs» de Péra, pendant le concert, un officier de dragons autrichiens de ma connaissance qui était d'un régiment d'élite, a notre correspondant balkanique alors de passage à Constantinople : « Permettez, etc., Monsieur le lieutenant N. N., Monsieur von X. ! » Prenant place à notre table, notre correspondant dit avec emphase : « Lieutenant-colonel von X. ! » Il avait, lui, ancien officier prussien, atteint, en retraite, ce grade respectable dans l'armée bulgare, en unissant, comme par instinct, le métier de journaliste allemand à celui de militaire. Mais l'autre, en vrai Autrichien, ne faisait point grand cas de cette rectification assez déplacée, et se mit à causer au lieu d sursauter tout enchanté d'avoir trouvé un camarade d'armes. Est-il croyable que notre vieux Monsieur von X. me fit, le lendemain, et, pour ainsi dire, officiellement, le reproche de ne pas avoir agi avec assez de tact en ma qualité de représentant d'un journal purement allemand («reichs-deutsch»), en me mettant ainsi publiquement à table avec « ces Autrichiens », au lieu de fréquenter exclusivement, au moins devant les yeux des Turcs et des Levantins, la colonie allemande? Qu'est-ce qui est le plus effrayant dans cette mentalité : le mépris prussien de l'alliée, le chauvinisme de l'Allemand impérial, ou la vanité blessée du militariste qui oublie qu'il est journaliste et non plus officier ?...
Harry Stuermer
Deux ans de guerre à Constantinople, études de Morale et Politique Allemandes et Jeunes-Turques
Paris, Payot, 1917.