Pendant que l'auteur de ces pages, tout près d'entrer dans la Suisse neutre et libre, devait attendre, de la part de l'état-major allemand, l'autorisation de franchir enfin la frontière, le gouvernement de son pays se préparait justement à commettre son deuxième grand crime contre l'humanité, après avoir dû se rendre compte que le crime principal, le déchaînement de la guerre mondiale, n'avait pas suffi à lui permettre d'atteindre son but. Vaincue déjà, au fond, dans la grande guerre, qu'elle avait commencée avec une légèreté effroyable, avec trop de confiance en la force invincible et destructive de son militarisme et avec un dédain complet pour les capacités et le moral de ses adversaires, l'Allemagne se trouve contrainte maintenant de faire un dernier effort pour sauver sa cause déjà perdue, par l'extension de la piraterie navale, en renonçant au dernier reste d'humanité dans ses méthodes, en violant tous les droits des neutres et en assouvissant ses instincts de destruction brutale. C'est avec une conviction d'autant plus sincère, et en éprouvant le besoin moral d'autant plus pressant, que l'auteur de cet ouvrage veut saisir l'occasion vraiment rare, dans les circonstances actuelles, de proclamer, au moins du sol neutre de la Suisse hospitalière, toute la vérité et de montrer ainsi qu'il y a encore des Allemands qui se sentent incapables de se taire devant tant de saleté morale et de bêtise politique de la part de leur propre gouvernement et d'un gouvernement allié. C'est le seul but de cette publication. Sans se soucier des conséquences qu'elle pourrait avoir pour lui personnellement, il juge de son devoir et considère comme un haut privilège, justement en sa qualité d'Allemand, de parler une fois bien franchement, en se plaçant au point de vue des intérêts de la civilisation humaine, point de vue plus important que toutes les considérations purement patriotiques, et de dire comment il a acquis, par ses observations et études au cours de ses six mois de participation à la guerre et de son activité de journaliste pendant presque deux années, sa conviction profonde et inébranlable. Il a séjourné comme journaliste en Turquie depuis le printemps 1915 jusqu'à Noël 1916, et il ne veut que juger les choses et questions qu'il a vues et qu'il connaît à fond. Donc, les pages suivantes ne sont que des études qui n'ont nullement la prétention de donner un tableau entier de ce que contient notre titre. Pour la même raison, l'auteur doit se borner, en ce qui concerne la politique et l'éthique allemandes proprement dites, à faire quelques allusions à des impressions toutes personnelles. Par contre, il n'oubliera pas de décrire d'une façon plus détaillée le rôle que l'Allemagne a joué en Turquie comme alliée du gouvernement actuel jeune-turc, et la grande responsabilité qu'elle a assumée également dans les méfaits de ce gouvernement. En publiant ces impressions, l'auteur peut, de bonne foi, invoquer le fait que, tout en ayant été, pendant la guerre, correspondant d'un grand journal national allemand, il n'a jamais écrit un seul mot d'éloge pour cette guerre criminelle et qu'il n'a non plus, au cours des vingt mois environ qu'il a passés en Turquie, caché ses véritables sympathies. Très souvent, au contraire, il a parlé avec tant de franchise à qui voulait l'écouter, qu'il doit considérer presque comme un miracle d'avoir réussi à se rendre quand même en un pays neutre. Il regrette de ne pouvoir, tant que la guerre dure, invoquer à cet égard le témoignage de bien des personnalités de haute marque, de crainte de leur causer des embarras dangereux ; sans quoi il serait à même de prouver qu'il s'est toujours tenu à l'écart, dans ses opinions sur la guerre comme dans sa conduite, de tous ses collègues de la presse, et qu'il a toujours ardemment désiré de voir s'approcher le jour où il pourrait parler franchement et par là contribuer un peu à éclairer l'opinion publique dans le monde civilisé.
En soumettant au jugement du lecteur civilisé ces pages écrites avec une sincérité absolue, l'auteur espère qu'elles pourront au moins aider à l'affranchir des reproches muets, mais non moins terribles qui pèsent sur lui aussi, reproches que l'humanité meurtrie, outragée, pourrait lui faire d'être un Allemand parmi les milliers d'Allemands qui ont voulu la guerre !
Harry Stuermer
Deux ans de guerre à Constantinople, études de Morale et Politique Allemandes et Jeunes-Turques
Paris, Payot, 1917.