A la fin de juillet 1914, les Arméniens réunirent à Erzeroum un congrès pour décider de la ligne de conduite qu'ils suivraient si la guerre éclatait entre les Grandes Puissances, étant donné que leur patrie était divisée entre la Turquie et la Russie. Des représentants des Jeunes-Turcs vinrent au Congrès et ayant déclaré que leur gouvernement avait décidé la guerre avec la Russie, ils essayèrent par la promesse de l'autonomie, de pousser les Arméniens à se soulever contre cette puissance. Les Arméniens refusèrent et, tout en se prononçant contre la participation de la Turquie à la guerre, ils promirent néanmoins de faire leur devoir si elle éclatait.
Les chefs Jeunes-Turcs, fort irrités de leur échec, formèrent alors le plan d'exterminer complètement cette « vermine » intraitable. Une lettre écrite le 18 février 1915 au dictateur de Syrie pendant la guerre Djemal-Bey, à Adana (Cilicie), par un membre du Comité central des Jeunes-Turcs et, « sur l'ordre des autorités responsables », déclare en effet que le Comité avait décidé de libérer la patrie turque « de cette race maudite et prenait par patriotisme la responsabilité de la honte qui de ce fait entacherait l'Histoire ottomane. Le Comité... s'est donc décidé à exterminer tous les Arméniens habitant la Turquie, sans épargner une âme et a donné pleins pouvoirs au gouvernement. Celui-ci donnera aux Valis et aux chefs de l'armée les ordres nécessaires pour l'organisation des massacres »1.
La réalisation de ce plan fut préparée avec méthode.
Des équipes de gendarmes, choisis parmi les hommes les plus hostiles aux chrétiens, furent envoyées dans toute l'Anatolie de l'est pour visiter les maisons chrétiennes et y rechercher les armes. Plusieurs personnalités arméniennes furent emprisonnées, et quelques-unes d'entre elles soumises à la torture pour les amener à avouer l'existence de dépôts d'armes et d'une organisation d'espionnage.
Des bandes de volontaires (qui sous le nom de « Tchété » acquirent une fort mauvaise réputation), furent recrutées sous la direction des Jeunes-Turcs, parmi des brigands sortis des prisons et d'ailleurs ; tous les hommes musulmans qui n'avaient pas encore été appelés sous les drapeaux furent organisés en milice et reçurent des armes tandis que les chrétiens, eux, restaient désarmés. Les Kurdes avaient été très mécontents des efforts tentés par les Jeunes-Turcs pour établir un régime d'ordre et de légalité qui les avaient beaucoup gênés dans leurs brigandages habituels; on les apaisa en leur faisant comprendre que le nouveau sultan n'étendrait plus sa main protectrice sur les infidèles. Le 21 novembre 1914, les Jeunes-Turcs, malgré leurs principes irréligieux, proclamèrent solennellement la Guerre Sainte (Djihâd) qui impliquait le devoir de tuer tous les infidèles qui refuseraient de se convertir à l'Islam. Cet ordre fut probablement inspiré par l'Allemagne dans l'espoir de fomenter la révolte parmi les peuples mahométans des Indes et de l'Afrique contre la domination chrétienne; mais il eut surtout pour effet d'exciter encore la haine des Turcs contre les chrétiens d'Anatolie.
Tous les chrétiens de 20 à 43 ans et plus tard de 18 à 48 ans furent peu à peu appelés sous les drapeaux, bien que, d'après la loi, on ne pouvait appeler les hommes âgés de plus de 27 ans. Ceux qui ne pouvaient être soldats, servirent de bêtes de somme; entre Mousch et Erzeroum seulement, 3.000 d'entre eux seraient tombés d'épuisement sous le poids de leur charge.Nous possédons maintenant sur les persécutions que les Turcs firent subir aux Arméniens en Asie-Mineure, en Syrie et en Mésopotamie, pendant la guerre mondiale, de nombreux renseignements émanant des membres des différentes missions et organisations américaines, allemandes, suisses et danoises, qui travaillaient dans ces régions. Spécialement intéressants sont les renseignements fournis par les consuls et officiers allemands en Asie-Mineure et par l'ambassadeur d'Allemagne à Constantinople. Leurs rapports ont été recueillis et publiés par le Dr Johannès Lepsius, Allemand, l'ami bien connu de l'Arménie, dans un ouvrage intitulé : Deutschland und Armenien; 1914-1918, Samlung Diplomatischer Aktenstücke, Postdam 1919.
L'exposé suivant prend essentiellement sa source dans ces documents qui sont certainement dignes de foi. On ne peut croire en effet que les fonctionnaires allemands aient voulu noircir plus qu'il n'était nécessaire leurs alliés turcs, et d'un autre côté ils n'avaient aucune raison de présenter les Arméniens sous un jour plus favorable qu'ils ne le méritaient2.
Les poursuites commencèrent en Cilicie où les Arméniens avaient gardé une certaine indépendance et avaient réussi dans une certaine mesure à échapper aux massacres d'Abdul-Hamid. Sous prétexte de captures de brigands, auxquels se seraient joints des déserteurs, quatre mille hommes furent envoyés à Zeïtoun en mars 1915. Toute la population arménienne (10 à 20.000 hommes fut déportée dans les marais du Vilayet de Konia, dans les déserts de l'Arabie, et à Der Es Zor dans la vallée de l'Euphrate. En outre les hommes du village de Dortyol, sur les côtes de Cilicie, qui s'étaient défendus avec succès contre les massacres de 1909, furent déportés à Alep où ils furent employés à la construction de routes. Le prétexte invoqué avait été des cas d'espionnage sans importance. Les habitants du village de Suédia avaient aussi échappé aux massacres de 1909; pour éviter la déportation, ils se réfugièrent sur une montagne près de la côte et s'y défendirent avec des armes de fortune pendant plusieurs semaines, contre un ennemi bien supérieur en nombre; enfin 4.058 habitants : hommes, femmes et enfants furent recueillis sur un vaisseau français. En Anatolie orientale, les Arméniens subirent aussi de mauvais traitements; la plupart des femmes et des enfants furent expulsés après que les hommes eussent été enrôlés dans les armées combattantes. La misère de ces pauvres gens fut effrayante.
Alors éclata la soi-disant révolte de Van que les Turcs donnent comme la preuve la plus importante de la trahison arménienne. Nous possédons les rapports authentiques de missionnaires américains et allemands, qui ont assisté aux événements3. En février 1915, le Vali de Van, Djevdet-Bey, beau-frère d'Enver-Pacha, déclarait dans une assemblée turque : « Nous avons fait table rase des Arméniens et des Syriens en Azerbaidjan, il nous faut faire la même chose avec les Arméniens à Van ». Sous prétexte de réquisition pour l'armée, les Arméniens furent pillés d'une façon honteuse; les paysans dans les villages durent subir les brigandages et les violences des Kurdes et des gendarmes. Le 14 avril, dans le village de Schatak, il se produisit une rencontre de la population avec les gendarmes. Djevdet-Bey, sous le masque de la bonne volonté, réussit alors à attirer un des chefs arméniens et trois de ses compagnons pour conclure la paix, mais il les fit assassiner en route pendant leur sommeil. Un autre chef qu'il avait également invité chez lui (16 avril) fut jeté en prison et assassiné.
Le lendemain il prépara l'attaque des quartiers arméniens de Van et ordonna en même temps des massacres à Ardjesch et dans les villages de la vallée du Haïotsdzor. Pour défendre leurs femmes et leurs enfants, les Arméniens se retranchèrent dans leurs quartiers à Van. Le vali réquisitionna alors 3.000 hommes pour l'armée; mais les Arméniens, sachant trop bien le sort qui leur était réservé, répondirent que c'était trop ; ils offrirent de lever 400 hommes et de payer peu à peu une rançon pour les autres. Le vali repoussa cette proposition.
Le matin du 20 avril quelques soldats turcs essayèrent d'enlever une femme arménienne, et lorsque des Arméniens voulurent s'y opposer un soldat turc les tua à coups de fusil. Le missionnaire allemand M. Sporri fut témoin de ce fait. Ce fut le début de la bataille. Les Turcs bombardèrent le quartier arménien avec des canons et des grenades. Les Arméniens se défendirent comme ils purent. Ils possédaient quelques fusils et quelques pistoles, mais peu de munitions. Ils fondirent des balles et firent par jour 3.000 cartouches ; ils réussirent même à fabriquer de la poudre et trois mortiers. Pendant ce temps, les soldats turcs et les Kurdes dévastaient les environs, brûlant les maisons et massacrant hommes, femmes et enfants. Quelques villages n'étaient pas préparés à l'attaque ; d'autres se défendirent aussi longtemps qu'ils le purent. Des masses de réfugiés et de blessés arrivèrent à Van dans les différentes missions qui bientôt furent bondées.
Le siège et le bombardement durèrent quatre semaines. Le dimanche 16 mai, ils s'arrêtèrent tout d'un coup et Djevdet bey et les Turcs s'enfuirent. Sans que les Arméniens s'en doutassent, une armée russe approchait. L'avant-garde entra dans la ville le 18 mai ignorant absolument ce qui s'y était passé, les Arméniens n'ayant aucun rapport avec les Russes.
D'après ce que racontent les Arméniens, 12.000 obus étaient tombés sur la ville, mais avec peu d'effet.
Du côté arménien il y eut 18 morts mais beaucoup de blessés; les pertes turques n'ont pas dû être plus sérieuses. Quand le 31 juillet l'armée russe se retira momentanément vers le nord, toute la population arménienne du Villayet de Van, près de 200.000 âmes, s'enfuit en territoire russe.
La défense des Arméniens contre les attaques turques à Van fut racontée par Enver pacha et par le communiqué du Gouvernement turc à Berlin, qui fut expédié ensuite dans tous les pays. D'après ces rapports c'étaient des bandes rebelles arméniennes qui, dans le dos de l'armée turque, avaient attaqué la population musulmane ; des 180.000 musulmans du Vilayet de Van, 30.000 seulement avaient pu échapper. Plus tard, un communiqué de l'Ambassade Turque à Berlin (1er Octobre 1915) déclara que « Pas moins de 180.000 hommes avaient été tués, il ne fallait pas s'étonner si après cela les musulmans s'étaient vengés ». C'étaient les 18 Turcs, tués en nombre équivalent aux pertes arméniennes, qui étaient devenus 180.000. Ce mensonge impudent repose cependant sur une certaine base. D'après les statistiques, il y aurait eu dans le Vilayet de Van environ 180.000 musulmans dont 30.000 Turcs et 150.000 Kurdes. A l'approche de l'armée russe, les Turcs s'enfuirent vers l'ouest tandis que les Kurdes demeurèrent dans le pays et n'eurent à subir de mauvais traitements ni de la part des Russes ni de celle des Arméniens.
L'affaire de Van est un exemple typique de l'attitude des Turcs envers les Arméniens et de leur façon de dénaturer les faits, en déclarant que les Arméniens avaient agi en traîtres et en rebelles. Toutes les autres « preuves » qu'invoquent les Jeunes-Turcs pour justifier leurs actes sont de même nature. Les rapports des Consuls allemands en Asie-Mineure font ressortir clairement, qu'il n'y a pas une seule preuve de la trahison des Arméniens ni aucun plan d'insurrection4. Un soulèvement aurait d'ailleurs été impossible pour la seule raison que les Arméniens n'avaient pas d'armes et que la plupart des hommes avaient été enlevés par le service militaire.
Quelques jours après la défense victorieuse de Van, le ministre de l'Intérieur Talaat bey, fait, pendant la nuit du 25 avril, arrêter brusquement tous les Arméniens notables de Constantinople : députés, professeurs, écrivains, médecins, avocats, journalistes, prêtres. La nuit suivante, une autre série d'arrestations fut effectuée ; en tout environ 600 personnes, qui sans être entendues ou jugées, furent déportées en Asie-Mineure. Talaat bey déclarait que cela n'était qu'une mesure de sûreté provisoire : « il se pouvait, disait-il, que quelques-uns de ces hommes fussent des personnages dangereux ». Il promettait de remettre les autres aussitôt en liberté. Mais huit seulement revirent leur foyer et cela au bout de plusieurs années et après des souffrances sans nom. Les autres disparurent sans laisser de traces. De cette manière étaient écartés ceux qui auraient pu plaider la cause arménienne.
C'est alors que les Turcs eurent l'idée géniale de faire passer leur programme d'extermination comme une « nécessité militaire ». Invoquant l'exemple des mesures prises par les Allemands en Belgique et dans le nord de la France, les Turcs déclarèrent vouloir déporter hors des territoires voisins des théâtres de la guerre, les éléments douteux. Enver Pacha expliquait à l'ambassadeur d'Allemagne à Constantinople, le baron Wangenheim « qu'il était nécessaire d'éloigner des centres arméniens séditieux et de déporter en Mésopotamie, tous ceux sur la fidélité desquels on ne pouvait absolument compter ». Le baron Wangenheim télégraphiait ce projet de déportation le 31 mai 1915 à Berlin et ajoutait : « Enver demande incessamment que nous ne l'entravions pas... ces mesures sont évidemment très dures pour la population arménienne. Je suis cependant d'avis que notre rôle doit se limiter à en adoucir l'application et non d'en combattre le principe ». L'ambassadeur croyait certainement toujours à la vérité de l'exposé turc et que l'Arménie était un foyer d'agitation, agitation subventionnée par la Russie, et « qui menaçait l'existence même de la Turquie ». Ce n'est que plus tard que lui aussi comprit que ces accusations étaient sans fondement et n'étaient qu'un prétexte.
C'est alors que commencèrent en juin 1915, ces horreurs qui n'ont pas leurs pareilles dans l'histoire. De tous les villages de Cilicie, d'Anatolie et de Mésopotamie, les chrétiens furent emmenés dans un exode mortel. Ce fut un nettoyage méthodique, fait district après district, sans aucunement prendre en considération leur éloignement du théâtre des hostilités. Des Turcs avaient décidé de profiter de l'occasion pour détruire, une fois pour toutes, tout ce qui était arménien; comme la plupart des hommes avaient déjà été pris pour l'armée ce n'était plus guère que des vieillards, des femmes, des enfants et des infirmes qu'on déportait. La plupart de ces malheureux ne furent avertis que quelques heures avant le départ. Ils durent abandonner tous leurs biens, maisons, terres, bétail, récoltes, mobilier etc., confisqués par les autorités turques. L'argent, les bijoux ou les valeurs que quelques-uns avaient réussi à emporter, leur furent plus tard ravis par les gendarmes, et même ceux qui avaient été autorisés à emmener des charrettes et des bêtes de trait durent les abandonner en chemin.
Les malheureux furent chassés en colonnes immenses à travers les montagnes, vers les steppes d'Arabie. Rien n'était préparé pour les ravitailler et les recevoir, en chemin ils ne reçurent que le strict nécessaire pour les maintenir en vie, car il entrait dans le plan des ravisseurs que ceux qui ne seraient pas tués ou qui ne tomberaient pas d'épuisement, finiraient tout de même par mourir de famine.
Aussitôt que ces troupeaux d'êtres humains, en marche le long des routes, furent hors de tout contrôle, l'indifférence des gendarmes se changea en violences sans nom. Tous les hommes et les jeunes gens qui restaient furent rassemblés, emmenés à l'écart et massacrés. Les femmes, les enfants, les vieillards étaient poussés en avant dans un état indicible de souffrance, mourant de faim et de soif. Ceux qui ne pouvaient suivre étaient chassés à coups de fouet jusqu'à ce qu'ils tombassent; alors on les achevait. Les colonnes fondaient peu à peu, au fur et à mesure que la faim, la soif, l'épuisement et le meurtre faisaient leurs ravages. Des femmes et des jeunes filles furent enlevées, ou bien des marchés furent organisés dans les centres musulmans : 20 piastres (environ 18 francs) pour une vierge et 5 piastres (4 fr.80) pour une jeune femme ou une veuve; quant aux enfants ils se vendaient pour presque rien, ou étaient donnés par dessus le marché. Souvent les caravanes furent attaquées par des hordes de Tchété et de Kurdes, qui violaient les femmes, dévastaient, pillaient et tuaient sans contrainte.
Un témoin étranger a pu dire que ces colonnes de déportation n'étaient qu'une « forme polie de massacre ». En réalité c'était pire et infiniment plus cruel. Au lieu de la mort brutale, les victimes étaient condamnées aux tourments les plus inhumains, et uniquement pour sauver la face des autorités, en qualifiant une action lâche et barbare de « mesure militaire nécessaire ». De juin à août, pendant la saison la plus chaude et, partant, la plus meurtrière, tous les vilayets et les villes où se trouvaient des Arméniens, ne cessèrent pas d'envoyer ces processions de mort vers le sud, dans la direction du désert. Chose étrange, Constantinople, Smyrne et Alep furent relativement épargnées, parce qu'il y avait là trop de témoins européens pour voir ce qui s'y passait, et qu'à Smyrne des officiers allemands s'interposèrent pour arrêter les opérations.
Pour illustrer l'atrocité de ces marches forcées, il suffit de citer le témoignage d'un Allemand qui rapporte que des 18.000 déportés de Kharpout et Sivas 350 seulement atteignirent Alep, et, sur 19.000, partis d'Erze-roum, il n'y eut que 11 survivants5.
D'après l'estimation du Dr Lepsius, une moyenne de plus des 2/3 succomba en cours de route, et les autres, fantômes squelettiques, à moitié nus, ne parvinrent jusqu'en Syrie et en Mésopotamie que pour être poussés plus avant dans le désert et y périr dans des souffrances inouïes. Les colonnes de condamnés marchaient pendant des mois et, à la fin de ce voyage meurtrier, on ne les laissait pas encore en paix, mais il leur fallait tourner en cercle des semaines entières. Les camps de concentration ne se vidaient que pour se remplir de nouveau. De propos délibéré, on laissait les malheureux mourir de faim et de maladie ou on les massacrait par milliers. Le typhus exanthématique les décimait. Les cadavres abandonnés, le long des chemins, empestaient l'air.
En plusieurs endroits, cependant, les valis et les autorités turques jugèrent superflu de recourir au subterfuge des déportations et firent exécuter les Arméniens, sans autre forme de procès. Par exemple à Nisibin (1er juillet), à Bitlis (1er juillet), à Mousch (10 juillet), à Malatia (15 juillet), à Ourfa (19 août et 16 octobre), à Djeziré (2 septembre), à Diarbékir, à Midiat etc. Le 10 juin 1915, le consul allemand de Mossoul télégraphie que 614 Arméniens, hommes, femmes et enfants, embarqués à Diarbékir sur des radeaux, ont été égorgés; les radeaux sont arrivés vides à Mossoul. Le fleuve charrie des cadavres et des membres humains. D'autres transports semblables se préparent. Le 18 juin, le consul allemand à Erzeroum rapporte que des massacres ont eu lieu près d'Erzindjan. Les troupes gouvernementales de la 86e brigade de cavalerie, sous le commandement de leurs officiers et avec l'aide des Kurdes, ont exterminé 20.000 à 25.000 femmes et enfants rassemblés dans les gorges de Kémakh. A Bitlis la plupart des Arméniens furent tués, 900 femmes et enfants enlevés et noyés dans le Tigre etc. C'est une série interminable des plus ignobles cruautés. Dans certains cas, les Arméniens furent brûlés vifs dans leurs maisons. Les soldats arméniens qui avaient combattu avec l'armée turque, si vaillamment qu'Enver-Pacha lui-même avait dû rendre hommage à leur courage et à leur loyauté, furent plus tard désarmés, affectés aux plus durs travaux à l'arrière et finalement fusillés par leurs anciens camarades, sur l'ordre de leurs propres officiers.
Aussitôt qu'on eût appris, par ces rapports, la vraie signification des « déportations », la Sublime Porte reçut de l'ambassadeur d'Allemagne, une véritable avalanche de notes de protestation qui n'eurent aucun résultat. Les Turcs niaient tout d'abord la réalité des faits et, en même temps, donnaient à entendre qu'ils contestaient la compétence de leurs alliés à leur donner des leçons d'humanité. Talaat Bey alla jusqu'à déclarer cyniquement au comte de Metternich que, placés dans les mêmes circonstances, les Allemands n'auraient pas agi d'autre façon. Et d'ailleurs, la Porte se refusait à toute immixtion du gouvernement allemand dans ce qui était essentiellement une affaire intérieure. Les efforts du gouvernement allemand pour mettre fin aux atrocités, furent donc infructueux et ses représentants n'ont rien pu faire ou peu de chose, mais leurs rapports fournissent un exposé impitoyable des crimes de leurs alliés turcs. Cette masse de documents ne montre pas seulement l'inhumanité des bourreaux, elle prouve encore surabondamment que tout a été fait d'après un plan minutieusement préparé par les chefs des Jeunes-Turcs et leur Comité. La lâcheté avec laquelle, plus tard, ils ont nié et les atrocités elles-mêmes et qu'elles aient été voulues et ordonnées, ne rend pas leur cause meilleure.
L'ambassadeur allemand, le baron Wangenheim, écrit à Berlin, le 17 juin 1915, que « Talaat Bey a déclaré ouvertement que la Porte désire profiter de l'occasion que lui offre la guerre pour se débarrasser de ses ennemis intérieurs, sans être gênée par des interventions diplomatiques étrangères », et, le 7 juillet, dans une nouvelle lettre à Berlin : « Le fait que les déportations ont eu lieu dans des provinces qui n'étaient pas menacées par la guerre, aussi bien que la façon dont elles ont été conduites, montrent que le gouvernement ne poursuit pas autre chose que l'extermination de la race arménienne dans l'empire ottoman. Le 10 juillet 1916, le comte Metternich télégraphie à Bethmann Hollweg que, le gouvernement turc se refuse à se laisser détourner par les représentations allemandes aussi bien que par celles de l'ambassadeur des Etats-Unis ou du Pape, ou aucune autre, de la réalisation de son programme, c'est-à-dire la solution du problème arménien par l'anéantissement des Arméniens.
Une dépêche chiffrée, en date du 15 septembre, ne laisse aucun doute à cet égard :
« Au bureau de police d'Alep.
« Il a déjà été dit que, d'ordre du Comité, le gouvernement a résolu d'exterminer tous les Arméniens, résidant en Turquie. Ceux qui s'opposeraient à cet ordre ne pourront être considérés comme amis du gouvernement. Quelques regrettables que puissent paraître les moyens employés pour atteindre le but proposé, il faut étouffer la voix de la conscience et ses propres sentiments d'humanité et mettre fin à l'existence de ce peuple, sans égard pour les femmes, les enfants et les malades. »
Signé : le minisire de l'Intérieur, Talaat-Bey6.
Les enfants de moins de cinq ans devaient seuls être épargnés. Ils recevaient plus tard une éducation turque.
Le 31 août 1915, Talaat bey déclara aux diplomates allemands que « La question arménienne n'existe plus ». Il disait vrai, car à ce moment, toute les déportations étaient finies. Il ne restait plus qu'à se défaire des rares victimes qui avaient survécu, par miracle, aux marches meurtrières. Comme on l'a vu, rien n'avait été préparé pour les recevoir. On se contenta de les rassembler dans de vastes camps de concentration, presque sans nourriture et sans aucun moyen de gagner leur vie.
En janvier 1916, 5 à 6.000 Arméniens de Aïntab furent envoyés dans le désert; en avril, 14.000 déportés furent massacrés au camp de Rasul Aïn. Sur l'ordre du Kaïmakam de la ville, ils étaient emmenés chaque jour, par groupe de 300 à 500, à 10 kilom., au bord de la rivière, et là, des bandes de Tchétchènes, loués pour cela, les égorgaient et jetaient leurs corps dans le fleuve7.
A l'est d'Alep, au camp de Meskéné sur l'Euphrate, au dire des Turcs eux-mêmes, 55.000 Arméniens, morts de faim, sont enterrés. On estime que, pendant l'année 1915, 60.000 déportés furent envoyés à Der-es-Zor, sur l'Euphrate et presque tous ont disparu. Le 15 avril 1916, on en expédiait en quatre convois 19.000 à Mossoul, 300 kilomètres à travers le désert; 2.500 seulement y arrivèrent le 22 mai; une partie des femmes et des jeunes filles avaient été vendues aux Bédouins au cours du chemin, le reste était mort de faim et de soif. En juillet 1916, il y avait à Der-es-Zor 20.000 déportés huit semaines plus tard, un officier allemand n'y trouvait plus que quelques centaines d'artisans ; des autres, aucune trace. Par groupes de 200 à 300 ils avaient été enlevés et mis à mort par des bandes Tchétchènes. Mais la mort par la faim était pire ; un témoin a raconté que 1029 Arméniens périrent de cette façon, pendant deux jours et demi qu'il passa à Bab.
Les descriptions qui nous sont parvenues de ces scènes de famine et d'agonie paraissent un véritable cauchemar. De misérables ombres, — qui avaient, peut-être, une fois, été des hommes et des femmes cultivés, — se disputaient la moindre bribe de nourriture, tandis que leurs gardiens, impassibles à leurs souffrances, les regardaient mourir. C'était l'enfer. Et les autorités turques firent tout pour empêcher qu'on assistât ces malheureux. Quand le Dr. Lepsius, déjà en août 1915, sollicita l'autorisation de porter aide aux infortunés, il lui fut répondu que les Turcs s'en chargeraient; si les Allemands désiraient envoyer des secours en nature ou en espèces, ils n'avaient qu'à les remettre aux Turcs qui les feraient parvenir à qui de droit. Il n'est pas difficile de deviner ce que cela voulait dire. Quant aux Américains, ils n'obtinrent même pas la permission de débarquer.
Les Arméniens qui survécurent eurent le choix entre l'Islam ou la mort; tous ceux qui servaient à l'armée durent être circoncis. En outre il leur était prescrit de prendre un nom turc. Beaucoup consentirent à devenir mahométans et à se laisser circoncire ; les autorités mirent aussi la main sur le plus d'enfants qu'il leur fut possible. Le programme turc était de faire disparaître toute trace du christianisme en Asie-Mineure, de la Mer Noire à la Syrie, et de remplacer tous les noms chrétiens par des noms musulmans.
Des ennemis des Arméniens ont voulu trouver une preuve de leur avilissement dans le fait qu'ils se laissèrent en si grand nombre conduire sans résistance à la mort, quoique ce reproche contredise l'accusation des Turcs qui veulent faire passer leurs victimes pour de dangereux rebelles. Comme la plupart des hommes valides avaient déjà été enrôlés pour le service de guerre et que la population toute entière avaient été systématiquement désarmée, comment pouvaient-ils se défendre contre les gendarmes armés, les soldats et les nombreuses bandes de «volontaires»? Cependant, partout où cela fut pos-sible, les Arméniens résistèrent courageusement, et, parfois, avec un certain succès, comme à Van, par exemple, et dans les montagnes de Cilicie, près de Suédié, où ils disposaient encore de quelques vieux fusils. A Ourfa, les Arméniens périrent après une lutte désespérée. Au reste, un peuple qui a pu combattre pour une cause qu'il croyait juste, comme les milliers de volontaires que l'Arménie envoya sur les fronts du Caucase et de la Syrie, peut dédaigner toute accusation de lâcheté.
Quand, tard dans l'année 1915, la nouvelle des atrocités d'Anatolie parvint à la connaissance de l'Europe, elle souleva, même au milieu des horreurs de la grande guerre, une tempête d'indignation contre les Turcs, et aussi contre les Allemands qui n'avaient pas su empêcher leurs alliés de commettre ces crimes8. Cette émotion s'exprima en discours violent et en promesses solennelles. Lorsque la justice et la liberté auraient triomphé, les Arméniens recevrait ample compensation ; on leur garantissait leur indépendance et leur liberté, à condition qu'ils s'allient à l'Entente et lui envoient leurs hommes valides pour combattre sous ses drapeaux. De toutes les parties du monde, les volontaires arméniens affluèrent. Dans l'armée syrienne, des légions arméniennes furent créées, qui devaient, plus tard, assurer la sécurité d'une Arménie indépendante. Sur le front russo-caucasien, de jeunes Arméniens, révoltés des cruautés turques, accouraient au drapeau. A côté des 150.000 Arméniens que comptait l'armée régulière russe, on dut former des compagnies de volontaires qui, sous leurs propres chefs, et tout particulièrement l'héroïque Andranik, se distinguèrent dans les combats. Après les massacres d'Anatolie, ces compagnies comptèrent un grand nombre d'Arméniens de Turquie, et les Turcs eurent l'effronterie de les traiter de traîtres et de rebelles, parce qu'ils osaient combattre contre les bourreaux de leur peuple. En somme, plus de 200.000 Arméniens sont morts pour la cause des puissances de l'Entente.
Cependant la guerre continuait. Quant l'armée russe avançant prit successivement Van, Bitlis et Mousch, puis, Erzeroum et Erzindjan en janvier 1916, et Trébizonde deux mois plus tard, ce fut le tour des Turcs de s'enfuir, par crainte de la juste vengeance des Arméniens. Dans une panique inexprimable, au cœur de l'hiver, ils se précipitèrent à l'ouest, dans les montagnes où beaucoup périrent de besoin, après de grandes souffrances. Sans doute, il arriva que des compagnies de volontaires ne résistèrent pas à la tentation de venger leurs compatriotes en tuant des Mahométans, mais ces cas isolés ne peuvent être comparés à ce qui s'était passé sous la domination turque. Des milliers de fugitifs quittèrent les montagnes où ils s'étaient réfugiés. Il en revint aussi de Russie, même de Mésopotamie; ils se mirent sans désemparer à reconstruire leurs fermes et leurs villages dévastés.
C'est alors que survint la révolution russe de mars 1917. A ce qui a déjà été dit au chapitre IV sur les événements en Transcaucasie, il convient d'ajouter ici quelques détails concernant plus particulièrement l'Arménie. Au début de 1918, les Ottomans s'étaient avancés en Arménie turque. Les troupes arméniennes, abandonnées par les Russes, résistèrent désespérément, tandis que les Géorgiens se retiraient, ne voulant donner leur sang que pour leur propre pays. Le 11 mars 1918, les Turcs, prirent Erzeroum et, après avoir occupé le reste du pays, s'avancèrent vers Kars. La République Transcaucasienne choisit ce moment pour se séparer de la Russie et se déclarer indépendante et elle se rallia enfin aux clauses du traité de Brest-Litovsk, suivant lesquelles le territoire de Kars était attribué à la Turquie. Le 27 avril,les Ottomans occupèrent Kars et le mirent au pillage. De nouveaux pourparlers de paix ayant été engagés à Batoum, en mai 1918, ils refusèrent de s'en tenir aux conditions qu'ils avaient acceptées à Brest-Litovsk et demandèrent davantage. Ils attaquèrent Alexandropol qui tomba le 15 mai. Dans tout le pays conquis par eux, les massacres recommencèrent, malgré les protestations énergiques du gouvernement allemand et du haut commandement qui exigea que les Turcs s'en tinssent aux conditions qu'ils avaient acceptées et se retirassent à la frontière qui leur avait été fixée. Leur marche en avant ne s'arrêta pas, accompagnées de pillages et de tueries, la famine et les souffrances des Arméniens étaient indescriptibles, le pays couvert de fugitifs, les blés volés ou détruits, les maisons saccagées et pillées. Il était évident que les Turcs cherchaient aussi, en Arménie russe à exterminer les Arméniens9.
Après la dissolution de la République transcaucasienne (26 mai 1918), l'Arménie se constitua en Etat indépendant, mais les Tatares de l'Azerbaidjan qui, depuis longtemps, laissaient retomber sur elle tout le poids de la guerre, s'étant ralliés aux Turcs, elle se trouva seule et se vit contrainte de conclure la paix, le 4 juin 1918. Elle conservait le territoire de Novo-Bayazet et une partie des districts d'Alexandropol, d'Etchmiadzine et d'Erivan, mais les Turcs continuèrent, en dépit de la paix, à dévaster le pays.
Bientôt, avec l'aide des Tatares, ils attaquaient Bakou, et la prirent le 15 septembre 1918. Le commandant en chef, Nouri Pacha, un frère plus jeune d'Enver, permit à ses alliés de mettre la ville à sac et de massacrer la population chrétienne, composée surtout d'Arméniens. A l'heure même où les rues retentissaient du crépitement de la fusillade et des cris des victimes, Nouri Pacha passait une revue aux portes de la ville et se rendait ensuite, accompagné de ses officiers, à un grand banquet à l'hôtel Métropole. En trois jours, il périt 20 à 30.000 Arméniens. Les Tatares agissaient par vengeance, parce que les Arméniens et les Bolcheviks russes, pendant le peu de temps qu'ils avaient été maîtres de Bakou avaient mis à mort quelques centaines de Tatares, en représailles des villages arméniens pillés près d'Erivan par la milice tatare, après la dissolution de la République transcaucasienne.
Survint l'écroulement de l'Allemagne et de la Turquie. Celle-ci, après l'armistice du 30 octobre 1918, dût se retirer derrière ses frontières d'avant-guerre. Les Arméniens rentrèrent à Alexandropol, Kars, Ardahan et Artanousch. Mais, pour les délivrer du joug turc et assurer leur indépendance, ainsi que les Alliés l'avaient si souvent promis, il aurait fallu que ceux-ci occupassent l'Arménie turque; ils ne voulurent pas s'en donner la peine, — il n'y avait pas de puits de pétrole en Arménie — et, en conséquence, les Turcs gardèrent la haute main dans le pays; la cause arménienne était perdue. Bientôt un nouveau et grave péril surgit avec la renaissance du nationalisme turc sous l'inspiration de Mustapha Kemal. Ce mouvement était né dans l'Arménie turque elle-même. Mais ce n'est pas ici le lieu d'expliquer comment cette Turquie « pourrie » que les Alliés, dans l'ivresse de leur triomphe, considéraient comme tout à fait paralysée, put retrouver assez de forces pour braver les vainqueurs et redevenir une puissance belligérante avec laquelle il fallait compter.
Cependant, à Erivan, les Arméniens, avec leur coutumière, infatigable énergie, commençaient à relever les ruines d'un pays dévasté et envahi par des milliers de réfugiés sans abri. Sous un gouvernement entreprenant, que présidait le Dr Khatissian, ancien maire de Tiflis, ils travaillaient avec ardeur à rétablir l'ordre, cultiver laterre, installer les réfugiés et restaurer les industries. Le gouvernement put négocier un emprunt de 10 millions de dollars et reçut de l'étranger d'autres secours, surtout de l'organisation américaine du « Near East Relief », qui sauva des milliers d'enfants arméniens.
Le 28 mai 1919, le gouvernement d'Erivan proclama l'unité et l'indépendance des terres arméniennes en Trans-caucasie russe et dans l'empire ottoman. Mais en juillet et août de cette même année, une conférence nationaliste turque, convoquée par Mustapha Kemal à Erzeroum et Sivas, déclara que « pas un pouce du sol de nos vilayets » ne serait cédé à « l'Arménie ou aucun autre Etat ».
A Paris, les négociations pour la paix traînaient en longueur. Un congrès pan-arménien se réunissait dans cette ville sous la double présidence de Avétis Aharonian, poète et chef populaire, et Boghos Nubar Pacha, intercesseur infatigable et dévoué des Arméniens auprès des puissances de l'Entente pendant toute la guerre. Une lettre adressée à la Conférence de la Paix, signée le 15 février 1919 par les deux présidents, exposait les arguments des Arméniens pour réclamer cet Etat indépendant promis par les Alliés. Le 19 janvier 1920, le Conseil suprême décida de reconnaître de facto le gouvernement de l'Etat indépendant d'Arménie et proposa de le mettre sous la protection de la Société des Nations. Le Conseil de la S. D. N. répondit, le 11 avril 1920, qu'elle n'avait pas les moyens, tant militaires que financiers, d'assumer cette tâche qui, en outre, sortait du cadre de ses attributions. Le meilleur moyen de sauvegarder l'avenir de la nation arménienne était qu'une puissance voulut bien en accepter le mandat, sous le contrôle et avec l'appui moral de la S. D. N. Le 25 avril 1920, le Conseil suprême, par l'intermédiaire du président Wilson, sollicita les Etats-Unis de se charger du mandat arménien. Le 31 mai 1920, le Sénat des Etats-Unis refusa le mandat, mais le président Wilson s'engagea à servir d'arbitre dans la question des frontières de l'Arménie. Les démarches faites subséquemment, auprès d'autres puissances, au sujet du mandat, n'eurent pas un meilleur succès.
Le traité de Sèvres entre la Turquie et les Alliés, dont le Président de l'Arménie fut un des signataires, reconnaît l'Arménie (de jure), comme état libre, indépendant et souverain, laissant à l'arbitrage du président Wilson le soin de délimiter les frontières entre le nouvel état et la Turquie dans les vilayets d'Erzeroum, Van, Trébizonde et Bitlis. Les Puissances se déclaraient prêtes à accepter ses décisions, ainsi que « toutes les dispositions qu'il jugerait bon de prendre pour assurer l'accès de l'Arménie à la mer et relativement au désarmement des territoires ottomans avoisinant la dite frontière ». Ceci peut paraître risible lorsque l'on considère qu'on n'avait pas encore exigé même le désarmement des districts concédés aux Arméniens. Environ trois mois plus tard, le président Wilson détermina les frontières. L'Arménie recevait un territoire embrassant sur la carte, à peu près 87.000 kilom. carrés. C'était beaucoup moins qu'on n'avait été en droit d'espérer d'abord, mais les Arméniens s'en seraient cependant contentés. Malheureusement, comme nous l'avons dit, ces territoires étaient encore occupés par les Turcs, et les Puissances négligeaient d'indiquer aux Arméniens le moyen de s'en rendre maîtres. Elles ne firent rien pour remplir les nouvelles obligations qu'elles avaient assumées et pour mettre les Arméniens en possession des territoires qui leur avaient été octroyés sur le papier. Toutes ces transactions donnent l'impression d'une sinistre farce, comme si les hommes d'état des Grandes Puissances étaient partis du principe que les promesses faites à un petit peuple, sans richesses naturelles, peuvent être annulées dès que leur accomplissement présente des inconvénients. Encouragé par cette surprenante indifférence, Mustapha Kemal se refusa à reconnaître le traité, signé, cependant par le gouvernement légal de la Turquie, et s'empressa d'attaquer l'Arménie. Les Puissances ne firent pas mine de s'en apercevoir. Elles avaient permis aux Arméniens de verser leur sang pour la cause des Alliés et les récompensaient par un document sans valeur.
Avec la déroute de l'armée de Dénikine, au début de 1920, la situation, en Transcaucasie, se trouva complètement changée. Le 27 avril 1920, les bolchevistes avaient pris Bakou. Les troupes britanniques ayant été retirées de Batoum, le 6 juillet 1920, l'Arménie et la Géorgie furent livrées à leurs propres ressources, dans leur lutte pour leur indépendance. En septembre de la même année, les Turcs s'avancèrent de nouveau sur la frontière occidentale. Les Arméniens manquaient de munitions, d'approvisionnements, d'uniformes, ils n'avaient aucune aide à attendre de personne. La Géorgie avait les mains pleines et les Alliés, comme d'habitude, ne faisaient rien. Kars fut pris, presque sans un coup de fusil, et les tueries recommencèrent. Alexandropol tomba aussi, le pays fut pillé et les habitants massacrés. Erivan échappa au même sort, au dernier moment, en formant un soviet et acceptant l'alliance avec Moscou, tandis que l'ancien gouvernement s'enfuyait dans la montagne.
Le 2 décembre 1920, le gouvernement établi à Erivan conclut la paix à Alexandropol avec celui d'Angora. Le territoire de la République arménienne était réduit de moitié, en même temps qu'il était inondé de réfugiés. Ceci se passait quelques jours seulement après que le président des Etats-Unis avait solennellement arrêté les frontières de l'Etat libre d'Arménie, et tandis que la Société des Nations, siégeant à Genève, délibérait sur l'admission du nouvel Etat comme membre de la Société et que des voix autorisées s'élevaient pour appuyer la proposition de prêter main-forte à ce peuple si éprouvé, dans sa lutte inégale contre Kémal et les Turcs. Cette initiative ne rencontra guère d'écho ; deux membres de la Société seulement, auxquels se joignit le président
Wilson, se déclarèrent prêts à intervenir. Par une ironie du sort, cette offre fut communiquée à l'Assemblée le jour même où la paix d'Alexandropol était signée.
La nouvelle administration bolcheviste à Erivan dirigée par le communiste Kassian ne réussit pas, et au bout de quelques mois elle fut chassée et l'ancien gouvernement rappelé. Mais en avril 1921, les troupes rouges entrèrent dans la ville. Un Arménien nommé Miasnikian, fut mis à la tête du gouvernement qui montra dès ses débuts beaucoup de modération. Une amnistie générale fut proclamée et on fit appel aux classes cultivées pour participer aux travaux si nécessaires de réparation et de redressement du pays. La détresse était naturellement grande dans une contrée continuellement ravagée par les guerres et surpeuplée de réfugiés. A l'automne une famine terrible régnait, des centaines d'hommes périrent, les rues d'Alexandropol et d'Erivan étaient jonchées de cadavres. On prit des mesures énergiques et il est presque incroyable qu'on ait pu tant accomplir en si peu de temps et avec des moyens si limités. L'ordre, et même un certain degré de prospérité ont remplacé le chaos, la misère et la famine, et la nation poursuit sa route avec fermeté, prenant en main beaucoup d'œuvres utiles et nouvelles sous la direction d'un gouvernement capable et actif.
Là où n'était que misère, chaos et famine, on a établi l'ordre et même une certaine prospérité. Le développement économique du pays est régulier, de nombreuses entreprises nouvelles et importantes se sont installées grâce à la confiance des habitants envers un gouvernement capable.
Lors d'une conférence tenue à Kars en Octobre-Novembre 1921, les questions pendantes entre le gouvernement d'Angora et les Républiques transcaucasiennes furent définitivement réglées et la Turquie garda Kars et Ardahan. Un décret du Gouvernement soviétique de Moscou réunit les trois républiques transcaucasiennes en une fédération qui adhéra à la grande Union russe des républiques soviétiques dont le gouvernement central siège à Moscou.
Comme nous l'avons dit plus haut, cette solution était la seule susceptible de sauver ces peuples de la ruine. Mais chose étrange, ce sont justement les gouvernements qui manquèrent à leurs obligations envers l'Arménie, qui oublièrent toutes leurs promesses, qui ne firent rien pour aider les Arméniens persécutés au moment où cette aide aurait pu être efficace, qui aujourd'hui leur reprochent d'avoir accepté la forme soviétique et de s'être unis à l'U. R. S. S. Ce reproche sert également d'excuse aux nations pour ne plus rien faire pour eux. Leur intérêt pour ce peuple est éteint comme le souvenir des promesses qui lui ont été faites.
Peu à peu les Arméniens, qui avaient survécu aux déportations et aux massacres, revinrent en grand nombre en Anatolie arménienne. Encouragés par les Puissances alliées, 200.000 réfugiés étaient aussi rentrés en Cilicie où ils étaient protégés par les troupes françaises. Mais en février 1920, celles-ci furent attaquées par les Turcs de Mustapha Kemal et 30.000 Arméniens furent tués à Hadjin et à Marash. Aussi quand les Français, par une convention signée en octobre 1921, s'engagèrent à évacuer la Cilicie, les promesses des Puissances ne purent y retenir les Arméniens, qui émigrèrent en masse vers la Syrie et vers d'autres pays.
Puis vint enfin le dernier acte de la sombre tragédie arménienne. En automne 1922, les Turcs, sous Mustapha Kemal, expulsèrent tous les Grecs d'Asie-Mineure. De nouveau, des milliers et des milliers d'Arméniens durent aussi prendre le chemin de l'exil et, chassés de la contrée comme des parias, dénués de tout, ils affluèrent en Grèce, en Bulgarie, à Constantinople, en Syrie, tandis qu'un grand nombre s'enfuyait en Arménie russe. De nouveau, ils avaient dû abandonner tous leurs biens, mobiliers et immobiliers, dont les Turcs s'étaient aussitôt emparés.
Le nombre des Arméniens qui périrent pendant les persécutions de 1915 et de 1916 ne peut être fixé exactement. D'après les statistiques d'avant-guerre, il y avait 1.845.450 Arméniens en Turquie; prenant ce chiffre comme base, le Dr Lepsius, en 1919, est arrivé à la conclusion qu'environ 1.000.000 furent tués ou périrent dans ces deux années, puisqu'il n'en restait à cette date qu'environ 800.000. Parmi ceux-ci, 200.000 étaient encore en Turquie; environ 200.000, la plupart des femmes et des enfants, convertis de force à l'Islam et vendus un peu partout; environ 250.000 se seraient enfuis en Trans-caucasie et en Egypte; enfin près de 200.000 végétaient encore dans les camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie. D'après ces données, les Turcs auraient donc exterminé plus d'un tiers du peuple arménien tout entier.
Mais, non contents d'expulser et d'anéantir ces masses infinies d'hommes désespérés, les autorités turques s'approprièrent toutes les possessions des Arméniens en Anatolie, dont la valeur se chiffre par milliards. Ces traitements inhumains et ces pillages successifs n'étaient pas motivés par le fanatisme religieux des chefs ni du peuple turcs. Les Jeunes-Turcs, en effet, étaient indifférents au point de vue religieux, et, il faut le dire à son honneur, la population ottomane ne se montra pas tout de suite disposée à tuer et à dévaster autant que les autorités le prétendirent; à certains endroits, elle s'opposa même à « l'expulsion » des Arméniens. Nombreux furent aussi les fonctionnaires turcs qui ne voulurent pas obéir aux ordres qu'ils avaient reçus et qui cherchèrent à sauver les chrétiens. Mais les autorités triomphèrent bientôt de ces difficultés et les fonctionnaires charitables furent déplacés ou même exécutés. En réalité, le plan d'extermination des Arméniens est le résultat d'un calcul de froide politique : il fallait expurger la nation ottomane d'un élément supérieur à lamasse du peuple et qui aurait pu devenir dangereux. A cela nous ajouterons la cupidité.
Les atrocités dépassent en étendue et en écœurante cruauté, tout ce que nous connaissons dans l'histoire. Il peut difficilement en être autrement, quand un peuple dont l'éthique est encore moyenageuse, a à sa disposition, les méthodes et les moyens des temps modernes. La lettre que nous avons citée plus haut, prouve que le Comité directeur des Jeunes-Turcs, était prêt à prendre sur lui toute la responsabilité de l'extermination du peuple arménien, c'est-à-dire de sujets turcs et de « la honte qui entachera l'histoire ottomane ». Aux représentations de l'ambassadeur d'Allemagne, Enver Pacha répondit qu'il prenait l'entière responsabilité de tout ce qui s'était passé en Anatolie. Lui et les autres chefs du Gouvernement portent donc toute la honte d'avoir ajouté à la sanglante histoire turque un chapitre si horrible, qu'il laisse tous les autres dans l'ombre. Les massacres d'Abdul-Hamid deviennent des bagatelles, comparés à ce qu'ont accompli ces « Turcs modernes ».
Le 30 juin 1916, l'ambassadeur d'Allemagne, le comte Metternich écrivait au chancelier, que « le Comité demande l'extermination du dernier reste des Arméniens ». Mais comme il ne reste plus rien à leur voler « ...la meute se prépare déjà avec impatience au moment où la Grèce, poussée par l'Entente, se tourne contre les Turcs et leurs alliés », et où elle pourra se jeter sur les Grecs et sur leurs biens. « Turquiser, c'est expulser ou exterminer tout ce qui n'est pas turc; c'est détruire et prendre par la violence les richesses des autres peuples. C'est à cela et à la déclamation de phrases françaises sur la liberté, que se réduit pour le moment la fameuse régénération de la Turquie... ». Tel est le jugement d'un ami et allié !
Pour compléter le tableau il faut se rappeler que ces Arméniens, exterminés par les Jeunes-Turcs d'une façon si révoltante, avaient été leurs amis et alliés, dont ils s'étaient servis et avec lesquels ils avaient collaboré aussi longtemps qu'il s'était agi de s'occuper du pouvoir. Malgré cela, ils firent assassiner des Arméniens éminents qui, en 1909, avaient, au péril de leur vie, sauvé des chefs Jeunes-Turcs, poursuivis de la haine d'Abdul-Hamid, momentanément revenu au pouvoir. Heureusement il est rare dans l'histoire de trouver une infamie si froide et si perfide.
Mais les Jeunes-Turcs ont atteint leur but : nettoyer l'Anatolie du peuple arménien, et il peuvent dire avec Talaat pacha que la question arménienne «n'existe plus». Aucun gouvernement ou homme d'Etat, américain ou européen, ne s'occupe plus de ce qui s'y passe ; il semble que pour eux aussi cette éternelle question arménienne est résolue, noyée dans le sang.
Nous avons vu que les puissances européennes occidentales et les Etats-Unis d'Amérique n'ont donné que des paroles lorsqu'il s'est agi de remplir les promesses faites avec beaucoup de solennité au peuple arménien, quand il s'agissait pour elles d'être aidées dans la lutte. Et la Société des Nations? Dès sa première assemblée, elle déclara à l'unanimité qu'il fallait faire quelque chose pour « arrêter aussitôt que possible l'horrible tragédie arménienne» et pour assurer l'avenir du peuple — à la deuxième assemblée, en septembre 1921, une résolution de Lord Robert Cecil fut adoptée a l'unanimité. Celle-ci faisait ressortir la nécessité pour le Conseil Suprême des Puissances «d'assurer l'avenir de l'Arménie et en particulier de donner aux Arméniens un foyer national (a national home) entièrement libéré de la domination ottomane ». — La troisième assemblée de la Société, en septembre 1922, décida une fois de plus à l'unanimité «que pendant les délibérations de paix avec la Turquie, il ne fallait pas perdre de vue la nécessité de créer un foyer national pour les Arméniens. L'Assemblée invitait le Conseil à prendre toutes les mesures utiles dans ce but ».Puis vinrent les négociations de la Paix de Lausanne, de novembre 1922 à juin 1923. Les représentants des Puissances abandonnèrent bientôt les stipulations du traité de Sèvres concernant l'Arménie; mais en leur nom, Lord Curzon demanda la création d'un foyer national indépendant pour les Arméniens et il caractérisa la question arménienne comme «un des plus grands scandales du monde». Les Turcs repoussèrent catégoriquement cette proposition, et peu à peu, les Puissances diminuèrent leurs exigences de telle façon qu'il ne s'agît plus que de la création d'un foyer pour les Arméniens « en Turquie » et dont le gouvernement ne serait même pas autonome, ce serait plutôt « un territoire » régi par les lois et l'administration turques, les Arméniens pourraient se rassembler et conserver leur race, leur langue, et leur culture. «Mais même cette demande fut repoussée par les négociateurs turcs; et après cet échec, les représentants des Puissances trouvèrent qu'ils avaient assez fait pour ce peuple qui avait versé son sang pour eux. Le traité de Lausanne fut signé le 24 juillet 1923, il ne contenait pas un mot sur la création d'un foyer quelconque pour les Arméniens. Cette paix fut «conclue tout à fait comme s'ils n'existaient pas», est-il dit avec raison dans la protestation qu'ils élevèrent contre ce traité.
Voilà comment finirent les timides essais des Grandes Puissances de l'Europe occidentale et des Etats-Unis pour faire face à ces promesses de liberté et d'indépendance qu'elles avaient prodiguées au peuple arménien, quand il s'est agi de les encourager à lutter pour leur cause.
Pourquoi la Société des Nations nomme-t-elle des commissions pour rechercher ce qui pourrait être fait pour les réfugiés arméniens sans foyer? est-ce pour apaiser les remords de certains, à supposer que quelqu'un en ait encore? mais à quoi bon, puisque toutes les propositions faites après des examens consciencieux et recommandées chaudement par tous les experts, n'obtiennent pas l'appui des grands gouvernements, qui refusent froidement de faire le moindre sacrifice pour aider les misérables réfugiés envers lesquels ils ont contracté de si grandes obligations? On répond à cela que dans les difficiles circonstances actuelles il ne faut pas demander l'impossible : et qu'on ne peut rien faire pour les autres quand on se suffit à peine à soi-même. Mais il aurait fallu penser à cela au moment où avec des promesses dorées et des engagements d'honneur, on fit appel à ces malheureux, et qu'on les plongea dans une misère encore plus profonde en les poussant à sacrifier non seulement leur argent et leurs biens, mais aussi leurs vies, pour la cause de l'Entente.
Le leader du parti conservateur de Grande-Bretagne, Mr. Stanley Baldwin, actuellement premier ministre, et le chef du parti libéral, Mr. Asquith, envoyèrent en septembre 1924 au leader travailliste, Mr. Ramsey Mac Donald alors premier ministre, une adresse chaleureuse demandant instamment que la Grande-Bretagne donnât une somme importante pour aider les réfugiés arméniens en Grèce, dans les Balkans, etc. Les raisons qu'ils avançaient pour motiver cette demande étaient les suivantes :
1° « Parce que les Arméniens, par la promesse de leur liberté, furent encouragés à appuyer pendant la guerre la cause des Alliés, et parce qu'ils ont beaucoup souffert pour cette cause. »
Il doit, en effet, être rappelé que les Arméniens ont, à leur Congrès national de l'automne 1914, repoussé les offres tentantes des Turcs et refusé comme nation, de prendre cause pour la Turquie et ses alliés, bien qu'ils se soient déclarés prêts à faire leur devoir. En partie à cause de ce refus courageux, ils furent, en 1915, méthodiquement massacrés et tués par le Gouvernement turc. Ils formèrent des corps de volontaires qui, conduits par leur chef héroïque Andranik, prirent part à plusieurs combats acharnés pendant la campagne du Caucase, et,leur intervention fît pencher la balance en faveur des Alliés. Après la défaillance de l'armée russe, à la fin de 1917, les Arméniens défendirent seuls le front caucasien et empêchèrent pendant cinq mois l'avance des Turcs, couvrant ainsi l'armée britannique de Mésopotamie. Le Livre bleu de Lord Bryce : « Treatment of Armenians in the Ottoman Empire » servit grandement, en 1916 et 1917, à la propagande alliée et eut une influence manifeste sur l'opinion américaine et sur la décision du président Wilson de faire entrer l'Amérique en guerre.
2° « Parce, pendant la guerre et après l'armistice, les hommes d'Etat des Puissances alliées et associées ont, à plusieurs reprises, promis d'assurer la délivrance et l'indépendance de la nation arménienne. »
Ces engagements furent contractés, entre autres le 9 novembre 1916 par le premier ministre Asquith, le 5 janvier 1918 par le premier ministre Lloyd George, le 8 janvier 1918 par le président Wilson, le 23 juillet 1918 par M. Clemenceau, le 11 mars 1920 par Lord Curzon, ministre des Affaires étrangères etc.
3° « Parce que la Grande-Bretagne est en partie responsable de l'expulsion finale et de la dispersion des Arméniens ottomans après la destruction de Smyrne. »
La guerre des Grecs contre la Turquie, qui causa la ruine finale des minorités chrétiennes d'Asie-Mineure et leur déportation, fut commencée et conduite à l'instigation directe du Gouvernement britannique.
4° « Parce que les 5 millions de livres (en or turc) que le Gouvernement turc déposa à Berlin en 1915 et dont les Alliés s'emparèrent après l'armistice, étaient pour une grande partie (peut-être même pour le tout) de l'argent arménien. »
5° « Parce que la situation actuelle des réfugiés est intolérable et démoralisante et qu'elle se dresse comme une accusation contre les Puissances occidentales. »
Plus loin, les signataires de ce document demandent « que peut-on faire? »
« Nous reconnaissons avec un profond regret qu'il nous est impossible actuellement de remplir nos obligations envers les Arméniens... mais il y a un autre moyen de montrer que nous sentons notre responsabilité et de soulager l'état désespéré dans lequel se trouvent les restes dispersés des Arméniens turcs. Le territoire le plus approprié pour leur établissement est sans aucun doute l'Arménie russe où des facilités leur sont offertes par le gouvernement local. »
L'adresse expose ensuite le plan proposé à cette époque, mais qui n'était pas aussi étudié et plus difficile à réaliser que celui que nous proposons actuellement. Puis elle conclut par ces mots :
« A notre avis, il est du devoir de la Grande-Bretagne d'appuyer de toutes ses forces l'adoption de ce plan. Selon nous, il est évident que les Arméniens ont un droit moral à une indemnité pour les engagements que nous avons pris envers eux et que nous n'avons pas remplis; le Gouvernement britannique devrait donc sans tarder davantage, donner une somme importante... »
Signé : H. H. ASQUITH,
STANLEY BALDWIN.
Il semblait qu'un appel aussi pressant de deux des principaux dirigeants de la Grande-Bretagne ne resterait pas sans effet; et il n'est pas douteux que Mr. Ramsey Mac Donald et le parti travailliste auraient avec satisfaction fait droit à leur demande. Mais le parti travailliste fut renversé peu après et les conservateurs avec Mr. Baldwin prirent le pouvoir. C'était l'instant ou jamais de faire quelque chose d'effectif. Mais le Gouvernement de Mr. Baldwin refusa d'entreprendre quoi que ce soit en faveur du peuple arménien ou des réfugiés qui avaient pourtant un « droit moral » à être secourus.
On se demande alors quelle était la raison du document cité ci-dessus? Ne contenait-il donc que des mots vides de sens? Et la S.D.N., n'a-t-elle pas, elle aussi, le sentiment de sa responsabilité? En priant à plusieurs reprises, son haut commissaire pour les réfugiés de s'occuper des Arméniens, la Société des Nations a sans doute empêché d'autres bonnes volontés d'offrir une aide effective à ces malheureux, car personne ne pourrait supposer qu'elle puisse adopter une telle cause sans se sentir obligée de la mener à bien, surtout si on prend encore en considération les engagements des Puissances. La S.D.N. croit-elle avoir fait maintenant tout son devoir, et pense-t-elle qu'elle puisse abandonner les Arméniens sans qu'en soient ébranlés son autorité et son prestige en Orient?
Les peuples d'Europe, les hommes d'Etat sont fatigués de cette éternelle question. C'est naturel. Elle ne leur a jusqu'ici rapporté que des déboires; le mot seul d'Arménie réveille dans leur conscience endormie une série de promesses inexécutées et qu'ils n'ont jamais cherché sérieusement à tenir. Il s'agissait en effet seulement d'un petit peuple ensanglanté, et industrieux, mais qui ne possédait pas de gisements de pétrole ou de mines d'or.
Malheur au peuple arménien qui fut impliqué dans la politique européenne ! Il eut mieux valu pour lui que son nom n'eût jamais été prononcé par un diplomate européen ! Mais le peuple arménien n'a jamais perdu l'espoir; et tandis qu'il se dépensait en un travail énergique et persévérant, il a attendu, il a attendu longtemps. Il attend toujours.
FIN.
L'Arménie et le proche orient, chapitre XI, « L'Arménie pendant les temps modernes »
Par Fridtjof Nansen
1928, librairie Paul Geuthner