Cependant en Turquie le parti libéral Jeune-Turc «Union et Progrès» qui avait pris une importance de plus en plus grande, se rapprocha des Arméniens. Ceux-ci apportèrent au mouvement une force et une aide imprévues et furent pour beaucoup dans sa victoire finale. Mois, tandis que les chefs arméniens luttaient pour leur idéal de liberté et de justice, les Jeunes-Turcs cherchaient fin réalité seulement à s'emparer du pouvoir. En effet, les concepts de la liberté et des droits de l'homme sont des notions totalement étrangères à la mentalité turque.
En juillet 1908 l'orage éclata. Les Jeunes-Turcs avaient rassemblé en Macédoine une armée et ils étaient soutenus par toute la population. Un télégramme fut envoyé au Sultan. Celui-ci donna aussitôt l'ordre d'arrêter les rebelles et de mobiliser contre eux les troupes d'Anatolie, mais personne n'obéit. Alors, bavant de rage, le tyran dut s'humilier. La révolution n'avait duré que 24 heures. Le Sultan garda son trône, mais il servit en quelque sorte d'otage pour ses partisans disséminés dans tout le pays et dut accorder une constitution libérale reconnaissant les mêmes droits aux peuples de toutes races et de toutes confessions. La joie régna dans tout le royaume : les prisons s'ouvrirent, Constantinople illumina, le peuple se rendit en procession aux fosses communes où avaient été ensevelis les Arméniens massacrés en 1896; les leaders musulmans parlèrent de ces morts comme de martyrs ayant donné leur vie pour la liberté. Tout le peuple, délivré d'un joug oppressant, respirait enfin.
Hélas ! la joie des Arméniens fut de courte durée. Les Jeunes-Turcs au pouvoir étaient libres de tous préjugés religieux, mais on vit bientôt que leur but était d'établir une suprématie purement turque et d'accorder le moins de concessions possibles aux autres races pour lesquelles ils n'avaient que du mépris, qu'ils fussent Arabes, Arméniens, Kurdes, Grecs ou autres. Le turc fut déclaré langue nationale et imposé à tout le pays. Leur reconnaissance envers les Arméniens pour l'aide que ceux-ci leur avaient donnée ne dura que peu de temps, juste celui qu'il fallait pour donner confiance aux grandes puissances européennes. Mais les classes dirigeantes turques en eurent bientôt assez de cet humanitarisme; elles avaient trop eu l'habitude de vivre aux dépens des Chrétiens, des Arméniens, en particulier, pour y renoncer facilement ; de son côté, le clergé mahométan incitait le peuple à la lutte. Les Jeunes-Turcs se décidèrent alors à changer de tactique.
En avril 1909, Abdul-Hamid essaya par un coup d'état militaire de reprendre le pouvoir. Pendant quelques jours le sang des Jeunes-Turcs coula à flots. Enfin arriva l'armée macédonienne sous les ordres de Mahmud Schevket pacha et comme le sultan refusait de se rendre, elle assiégea Stamboul. La lutte fut féroce, les femmes et les enfants arméniens aidaient les Jeunes-Turcs à mettre les canons en place. Le palais du sultan fut pris et lui-même fut découvert dans une pièce, derrière le harem où il s'était caché. A demi mort de peur, il écouta le lecture du Fetva, qui prononçait sa déchéance. Il n'avait qu'un seule pensée: la vie! la lui laisserait-on? Lui qui avait supprimé des milliers et des milliers de vies humaines, sauva la sienne. Il ne mourut que quelques années plus tard dans un des palais sur la rive du Bosphore, où il fut gardé prisonnier. Son frère Reschad lui succéda sur le trône sous le nom de Mehmed V. Le triomphe des Vieux-Turcs n'avait pas duré longtemps, mais cependant assez pour qu'ils aient eu le temps de se venger sur les Arméniens de Cilicie qui, lors des précédents massacres avaient été épargnés. La joie qu'ils avaient manifestée lorsque les Jeunes-Turcs avaient pris le pouvoir, avait profondément irrité les Vieux-Turcs. Aussi quand arriva le télégramme annonçant le coup d'Etat tenté par le Sultan, les Turcs de Cilicie se jetèrent sur les Arméniens et en tuèrent une vingtaine de mille. Le sang coula à flots et partout les Turcs donnèrent des preuves de la plus féroce cruauté. Les meurtriers furent aidés par le gouvernement local qui laissa faire les soldats et alla même jusqu'à télégraphier à Constantinople des nouvelles tendancieuses d'après lesquelles les Arméniens auraient été les agresseurs. Le gouvernement Jeune-Turc donna l'ordre d'arrêter les massacres, mais son rôle dans toute cette affaire demeura assez louche. Non seulement des soldats et des officiers Jeunes-Turcs prirent part aux massacres, mais les enquêtes qui suivirent furent conduites d'une manière scandaleuse, ceux quel'on savait parfaitement bien avoir dirigé les massacres furent acquittés, mais quelques pauvres hères, pris au hasard, furent pendus, en même temps d'ailleurs que des Arméniens coupables d'avoir été pris les armes à la main, alors qu'ils défendaient leurs familles. Les Jeunes-Turcs étant maintenant au pouvoir, ils n'avaient plus besoin de ménager leurs anciens frères d'armes et ils seraient plus diplomates en flattant les sentiments nationalistes des Vieux-Turcs.
Il parut bientôt évident que le programme Jeune-Turc était la création d'une « grande Turquie » avec la langue turque et une administration purement turque ; même les Arabes devaient être exclus des affaires publiques. Quant aux chrétiens il fallait les museler définitivement, spécialement les Arméniens. L'égalité des races fut tenue pour impossible, et définitivement abandonnée, car, sans cela, les chrétiens, avec leur culture, leur intelligence, leurs capacités et leur goût du travail seraient bientôt arrivés au pouvoir. Celui-ci devait être réservé au peuple turc qui l'avait conquis à la pointe de l'épée, mais auquel son indolence et sa culture inférieure ne permettait pas d'être en compétition avec d'autres peuples plus développés et actifs.
L'émigration et l'établissement de Mahométans dans les contrées chrétiennes de Macédoine et d'Arménie fut soigneusement préparée et favorisée. Les Kurdes furent aussi encouragés dans leurs empiètements, et la restitution des terres enlevées aux Arméniens qui avaient fui pendant les massacres fut suspendue. Après la défaite turque dans les Balkans, le sort des Arméniens devint pire ; la perte de la Turquie d'Europe rendait d'autant plus nécessaire pour les Turcs la consolidation de leur pouvoir en Turquie d'Asie. Des milliers de Turcs émigrés de Thrace et de Macédoine arrivaient en Anatolie, pleins contre les chrétiens, d'une haine que le gouvernement ne faisait qu'exciter. La seule différence entre les persécutions des Jeunes-Turcs et des Vieux-Turcs envers les Arméniens était que les premières résultaient d'un plan mûrement conçu et pour cette raison étaient infiniment plus dangereuses. Plusieurs des chefs du parti Jeune-Turc avaient fait leur éducation en Prusse et avaient appris la méthode. De nombreux documents de cette époque prouvent que, déjà avant la guerre mondiale, le gouvernement turc avait pris la décision d'affaiblir et de «délayer» les populations chrétiennes d'Arménie par l'infiltration d'autres éléments.
Les chefs arméniens pressentirent le sort qui attendait leur peuple et s'adressèrent aux grandes puissances. Pour plaider la cause arménienne, le Catholikos d'Etchmiadzine envoya une délégation en Europe sous la présidence du distingué Boghos Nubar Pacha. Les Jeunes-Turcs, furieux de cette intervention, menacèrent les Arméniens de mort et traduisirent Nubar pacha devant un conseil de guerre, quoiqu'il fût sujet égyptien et non turc. Il fut condamné par contumace à perdre la vie, l'honneur et les biens, sentence qui à proprement parler s'est appliquée au peuple arménien tout entier.
Les grandes puissances que les revirements continuels des Jeunes-Turcs commençaient à lasser, prirent l'affaire en mains et entamèrent des négociations. La Russie, devenue très favorable à la cause arménienne, demandait que l'Arménie turque fut placée sous le contrôle des puissances européennes. La Grande-Bretagne et la France se déclarèrent d'accord. L'Allemagne, qui avait compris que les Jeunes-Turcs revenaient graduellement à la politique de son ancien allié Abdul-Hamid, trouva opportun de soutenir plus ou moins les Turcs, en proposant un compromis d'après lequel deux officiers appartenant à des pays neutres seraient envoyés en Arménie et veilleraient au maintien de la loi et à la sécurité des peuples chrétiens de Turquie. Cette proposition fut acceptée en février 1914, on nomma comme inspecteurs le colonel Hoff (Norvégien) résidant à Van et le Colonel Westenenk (Hollandais) résidant à Sivas. Mais avant que ces deux officiers aient rejoint leurs postes respectifs, la guerre mondiale éclatait et la Turquie se rangeait aux côtés des puissances centrales en Novembre 1914.
L'Arménie et le proche orient, chapitre XI, « L'Arménie pendant les temps modernes »
Par Fridtjof Nansen
1928, librairie Paul Geuthner