Des habitants musulmans de Séert étaient venus l’an dernier 1918, à Constantinople, avec des jeunes filles chaldéennes enlevées à leurs familles. Ces Kurdes se trouvant dans la gêne et ne pouvant plus les nourrir, voulurent s’en débarrasser.
Kérima, âgée de 13 ans, était du nombre. Ayant appris qu’elle avait des parents à Constantinople, ils la remirent à ceux-ci. Elle rentra chez eux, pieds nus, n’ayant pour tout vêtement qu’une chemise et un costume de bain.
Je l’ai photographiée dans cet état. Latif Bey, Tabib, notable chaldéen, membre de la cour d’appel de Constantinople, l’ayant interrogée, me rapporta le récit suivant qu’elle lui avait fait :
J’avais au moment des massacres à peine dix ans. Mon père Djerdjis était employé à la Dette Publique de Séert (section du sel). Notre famille se composait de ma mère Hanné (Jeanne) et de mes trois frères, Kérim, l’aîné âgé de 11 ans, et de Youssouf et Latif, ainsi que de mon grand-père, un vieillard, Gorguis.
Quatre ans avant – c’était à la fin du printemps – notre maison fut un jour assaillie par vingt bandits dans le quartier d’Aïn-Salib. Mon père et mon grand-père, malgré leurs supplications, furent sur le coup <p.90> massacrés à coups de poignard et ma mère, mes frères et moi, fûmes amenés dans un lieu par eux choisi. Après avoir massacré et jeté mes parents dans des fosses hors de la ville, les Kurdes s’emparèrent de moi et me conduisirent au village Zewida avec d’autres jeunes filles chaldéennes de mon âge. Je fus retenue chez eux pendant un an. Des Kurdes, la nuit, me violentèrent. Je devais, sous menace de mort, souffrir leurs méfaits.
Un an après, je retournai à Séert avec une dame musulmane. Elle me fit conduire chez Abdul-Férid, l’homme qui avait dévalisé notre maison, croyant qu’il aurait de la compassion pour moi et me donnerait un morceau de pain. Ce fut tout le contraire qui arriva. Abdul-Féril me renvoya. Une dame chaldéenne placée comme bonne chez un Turc du nom de Tewfik avec une autre femme chrétienne du nom de Mahbouba intercédèrent en ma faveur pour que je sois employée là comme porteuse d’eau.
Un jour pendant que je portais ma cruche à la fontaine, un soldat du nom d’Abdullla, porteur d’eau de l’hôpital de Séert, me prit par force et me conduisit chez lui. Sa mère, Fatoum Hanem, me conduisit à l’endroit où avaient été massacrés les pauvres Chaldéens et me dit : « Dans le cas où tu ne nous obéirais pas, tu serais massacrée comme <p.81> tes coreligionnaires. » Cet endroit était un affreux charnier où l’on apercevait encore les ossements et les cheveux des massacrés. A notre retour chez elle, Fattoum ajouta : « As-tu saisi, sale gaour, ce que je t’ai dit ? »
Prise de frayeur, je n’osais répondre. Le porteur d’eau Addullah en rentrant chez lui abusait de moi et me faisait subir toutes sortes d’outrages. Je subis ainsi, durant trois longues années, les caprices et les mauvais traitements de sa vieille sorcière de mère. A la fin, la famine commença à désoler la ville. A l’exception des massacreurs tels que le grand bandit, Abdul-Riza (ex-député de Séert) tous en éprouvaient les affres. Ce dernier avait emmagasiné une grande partie des objets pillés et volés aux chrétiens.
Le porteur d’eau Abdullah voyant qu’il lui était impossible de faire vivre sa famille dit à sa mère de prendre ses enfants avec elle et d’aller de porte en porte mendier pour subvenir leur existence. Cette femme prit la résolution de partir pour Constantinople. Je ne peux raconter ici les souffrances que j’ai endurées pendant mon voyage à Constantinople, soit de la part de Fattoum et de ses enfants, soit par les tortures de la faim ressenties durant trois mois que dura ce pénible voyage.
Arrivée à Constantinople, la vieille Fatoum <p.92> me livra à une autre dame musulmane qui heureusement connaissait un de mes parents. Priée par moi elle alla le voir et celui-ci me prit chez lui où je me trouve actuellement. Il s’appelle Zéki Chôrize ; il est cordonnier de son métier.
Des milliers de Chaldéens dans mon pays furent massacrés cruellement. Beaucoup de jeunes filles sont entre les mains des Turcs et de Kurdes.
Voici le nombre et les noms de mes parents massacrés :
Mon père et grand-père : Djerdjis et Gorguis ;
Ma mère : Hanné ;
Mes frères : le premier, Kérim (qui fut massacré par les soins d’Abdu-Férid, dévaliseur de notre maison) ;
Le second Youssouf ;
Le troisième Latif ;
Mon oncle paternel Pithion ;
Ma grand’mère maternelle Râhil ;
Ma grand’mère paternelle Suzanne ;
Ma tante paternelle Khâtoun ;
Ma tante maternelle Hilané ;
Mes oncles Tewfik et Boulous.
Tous les objets de valeur que nous possédions tels que : montres, bracelets, chaînes en or et boucles d’oreilles, ont été volés par Abdul-Férid qui est maintenant à Séert.