Récit de Stêra et Warina, filles de Kas-Hanna Chammas Gorguis de Sadagh.
C’était au début du printemps de l’année 1918.
M’étant trouvé un jour au vicariat chaldéen d’Alep, une jeune fille vint parler au curé. Elle avait un langage et des manières étrangers au pays. Je demandai le nom de cette personne. Le curé me répondit que c’était une chaldéenne du village de Sadagh. Elle se nommait Stêra et était âgée de 18 ans. Elle avait une sœur du nom de Warina. Elles étaient filles de Kas-Hanna Chammas Guorguis. Le gouverneur de Séert les avait prises chez lui lors des massacres. Elles restèrent quelques temps. Quand le gouverneur passa par Alep pour rentrer à Constantinople, Stêra prit la fuite avec sa sœur et alla se cacher chez une famille amie jusqu’au départ du gouverneur. Elle fut aussi témoin oculaire du massacre de l’archevêque de Séert. A présent, elle est mariée avec un jeune homme de son village, employé au chemin de fer de Bagdad : Yonan, fils de Addalah.
Ces détails m’intéressèrent si vivement que j’allais voir Stêra, la photographiai avec sa sœur et lui demandai un résumé de son histoire. Voici ce qu’elle me raconta.
Les Kurdes sont venus assaillir notre village, saccageant et pillant tout ce qu’ils <p.94> trouvaient et tuant tous les habitants, entre autres tous mes parents. Restées seules, nous fûmes ravies, ma sœur et moi, par des Kurdes et dirigées sur le village de Aïné, situé sur une montagne, à une journée de la ville de Séert. Depuis, nos ravisseurs nous faisaient promener d’un village à une autre. Un jour que nous étions aux environs de Séert, j’assistai à une scène navrante. Je trouvai Mgr Addaï, notre archevêque de Séert. Il était dans un état pitoyable, pâle et amaigri. Les soldats commencèrent pas se moquer de lui en lui tirant la barbe ; les gendarmes lui donnaient des coups de crosse, ou, afin de l’effrayer, tiraient en l’air devant lui des coups de revolver. Puis ils emmenèrent l’archevêque hors du village et après avoir tué d’abord l’homme d’Osman Agha (son protecteur), ils le massacrèrent en lu assénant un coup mortel sur la tête. On a raconté que ses bourreaux lui arrachèrent la tête pour la montrer au gouverneur.
Nous restâmes, ma sœur et moi, chez les Kurdes, puis on nous dirigea sur un village du nom de Gawâte.
De là, le gouverneur de Séert nous fit chercher et nous garda chez lui. Notre nouveau maître partit ensuite pour Mossoul où il resta quelques jours. Sa femme en profita pour aller voir ses parents à <p.95> Kérkouk. Elle nous emmena avec elle, puis, de retour à Moussoul, nous partîmes pour Constantinople. En passant par Alep, où nous nous arrêtâmes, on nous faisait sortir en compagnie d’une servante.
Un jour tandis que j’effectuais sans ma sœur ma promenade habituelle en compagnie de la servante, je remarquai, en passant devant une rue du quartier « Salibé », une foule devant un édifice. Attiré par la curiosité, je demande ce qui se passe. – « Ce sont des chrétiens qui sortent de l’église », me fut-il répondu. Je fus frappée de stupeur parce que les Kurdes et les Turcs m’avaient toujours déclaré qu’il ne restait plus au monde ni chrétiens, ni églises. Je commençai alors à bien remarquer les rues par où je passais pour ne as me perdre une fois seule et en rentrant, je résolus de prendre la fuite.
Le lendemain, la servante voulant me faire sortir, je prétextai que j’étais malade. Profitant de ce que j’étais seule, je pris ma soeurette par la main et, libres comme des oiseaux, nous nous enfuîmes et nous rendîmes directement dans la rue où j’avais vu une foule sortir de l’église syrienne. J’entrai et, m’adressant aux prêtres, je leu dis que j’étais une chaldéenne et que les Turcs me gardaient chez eux depuis le massacre de mes parents. Ils me conduisirent chez le curé chaldéen, l’abbé Michel Châya, auquel je racontai mon histoire. Celui-ci me confia à une famille de Séert, parente des Aboche que je connaissais.
Entre temps, dans la maison du gouverneur, il se passait des scènes insolites : un remue-ménage général. On nous cherchait. Le gouverneur, alarmé et tenant à nous, annonça notre fuite à tous les corps de garde en disant aux commissaires que nous lui avions volé en partant cent livres, n’osant déclarer que j’avais été enlevée et traitée comme esclave.
Heureusement qu’étant bien cachées dans la maison qui nous avait donné l’hospitalité, la police ne parvint pas à nous trouver.
Nous étions sauvées.