C’est à Constantinople que j’ai rencontré Mme Halata, venue de Séert, sa ville d’origine. Elle est la sœur de Madeleine, mère de M. l’abbé Hikari, supérieur du séminaire de Charfé au Mont Liban, morte le 2 octobre 1918 à Mossoul, après sa déportation. Mme Halata était âgée de 55 ans et portait le deuil de son fils unique et d’un grand nombre de ses parents. Je l’ai priée de venir chez moi me narrer ses souffrances. Elle m’a parlé plusieurs heures durant. Au cours de son récit, elle ne cessait de pleurer et de soupirer.
Avant de commencer à écrire, je priai Mme Halata de ne s’en tenir qu’à la vérité la plus absolue. Elle me répondit : « Je prends Dieu à témoin et déclare que je ne dis que ce que mes yeux ont vu. »
C’était au Ramazan – mois de jeûne des Turcs qui précède la fête de Ramanzan. Le gouvernement enrôla des musulmans pour créer le fameux corps des Tchéttas, – sorte de milice organisée par l’Union et Progrès pour conduire les massacres et les déportations. Ces Tchéttas ayant des notables musulmans de la ville à leurs têtes dressèrent des tentes hors de la ville de Séert. Le lendemain de ce jour j’allai chez des voisins pour faire notre pain (Dans ce pays chaque famille fait <p.73> son pain en se servant d’un four commun.) Chemin faisant je vis qu’on arrêtait les chrétiens. Parmi ceux-ci figuraient mon oncle Chammas Guorgis, Kawadja (Monsieur) Fatho et beaucoup d’autres notable chaldéens. Je me hâtai de rentrer chez moi et de dire à mon fils Abdul-Kérin, âgé de 17 ans, de garder la maison, vu le danger qu’il courait. Mais celui-ci n’obéit pas, disant qu’étant soldat il n’avait rien à craindre. Il sortit et ne tarda pas à être saisi. Les personnes arrêtées étaient réunies dans la caserne. Tous les chrétiens de la ville sans exception, furent ainsi mis en état d’arrestation. A la caserne ils étaient dépouillés de leur argent, et même de leurs vêtements. Presque nus ils étaient liés par les bras par groupes de sept. Accompagnée d’une femme musulmane du nom de Cherini j’allai les voir dans cet état. Les soir après le coucher ils furent mis sur un rang, ne portant pour tout vêtement que le caleçon ; les bourreaux le leur arrachèrent aussi après les avoir massacrés dans la vallée Zeyêbe. Ils étaient au nombre de plusieurs milliers tous liés et accompagnés de Tchéttas, parmi lesquels il y avait des brigands et des déserteurs. Ces derniers, cachés dans leurs maisons, étaient sortis de leurs cachettes pour s’enrôler dans ces régiments d’égorgeurs. Ils étaient habillés comme des soldats portant au côté une <p.74> épée. Cent de ceux-ci accompagnaient chaque convoi. Parmi ces Tchéttas j’ai reconnu le marchand ambulant des sucres, nommé Abdi, un vaurien. Mes regards, tombèrent sur M. Mansour, notable membre du conseil administratif, qui pleurait à chaudes larmes. M. Mansour était chez lui lorsque les bandits vinrent frapper à la porte de sa maison. Son frère, un vieillard, leur demanda ce qu’ils voulaient. Ces malfaiteurs lui tirèrent dans l’œil par le trou de la serrure de la porte, une balle qui le fit tomber à la renverse, raide mort.
Le fils de M. Mansour Abdul-Kérim effendi était caché dans un placard lorsque les bandits le découvrirent et le tuèrent. Sa mère Elie, qui fut tuée plus tard lors des déportations, aidée de ses sœurs, vint relever son corps baigné de sang et le fit placer dans la cour.
Comme je le disais plus haut, les hommes du convoi furent tués dans la vallée Zeryêbe. De nos terrasses, nous voyions le feu des coups de fusils et nous entendions le bruit des balles qui continua jusqu’au matin. Après avoir tué ces malheureux chrétiens les Tchéttas les entassaient les uns sur les autres et les jetaient dans des fosses qu’ils comblaient de terre
(Halata tout en parlant pleurait à chaudes larmes. Je lui demandai si elle avait vu les cadavres de ces tués. Elle répondit : ) <p.75>
– Non, mais c’est Hamé effendi qui m’a donné ces détails.
– J’aurai bien voulu, ajouta la pauvre vieille, voir ces chères victimes innocentes, ces martyrs. J’aurais coupé, telle une relique, un mèche de leurs cheveux que j’aurais posée sur mon cœur.
(Et elle fondit en larmes).
Le lendemain matin, les musulmans de la ville, en compagnie des gendarmes et des soldats, envahirent nos maisons et commencèrent à piller et à tuer les enfants âgés de 12 à 15 ans qui restaient dans la ville, ainsi que les hommes qu’ils découvraient dans leurs cachettes.
(Après une pause, Halata reprit : )
– J’étais fort robuste avant ces événements ; j’ai maigri depuis deux ans que je promène mon deuil d’un pays à un autre. Mon cœur est endolori, car j’ai perdu mon fils unique et la plupart des êtres qui m’étaient chers.
– Beaucoup de nos hommes, continua-t-elle, s’étant cachés dans des puits, ceux-ci étaient fusillés du haut des margelles. D’autres avaient été tués dans les rues et traînés ensuite par les pieds, liés par une corde, comme des chiens, la tête donnant contre les pavés, nus comme des vers. J’ai vu tout cela de mes propres yeux et je ne savais alors <p.76> comment détourner mes regards pour ne pas voir ces atrocités. C’était l’enfer de Satan qui s’était abattu sur notre quartier chaldéen. Les musulmans étaient considérés par nous comme des démons. Ils entraient dans nos maisons, pillant, cassant, ravageant tout et puis sortaient joyeux en emportant tout ce qui leur plaisait. Les malheureuses femmes et jeunes filles chrétiennes, effrayées, s’enfuyaient précipitamment sur les terrasses des maisons, pleurant et poussant des cris de désespoir, arrachant leurs cheveux, et se frappant la tête. Les regards dirigés vers le gouvernorat elles suppliaient : « De grâce, épargnez nous, pour l’amour de Dieu ». Ces cris s’élevaient de tous côtés. Nos maisons depuis ces jours étaient la propriété des bandits. Les femmes turques commencèrent à se mettre de la partie et à redoubler leurs méfaits. Apeurés nous nous réunissions les uns chez les autres par groupes de 30 à 40. Un jour, les musulmans commencèrent à réunir tous les enfants de 6 à 15 ans et les conduisirent au commissariat de police. De là ils dirigèrent tous ces pauvres petits au sommet d’une montagne appelé Ras-el-Hadjar, les égorgèrent un à un puis les précipitèrent dans l’abîme.
(Je demandai à Mme Halata si ce qu’elle me disait n’était pas exagéré. Elle me répondit : ) <p.77>
– Je prends Dieu à témoin que c’est au-dessous de la réalité.
Une femme turque appelée Salha qui a vu de des propres yeux les cadavres des chrétiens qui pourrissaient hors de la ville vint me trouver et me dit :
– Oh ! la vue de ces dépouilles humaines, toutes nues, m’a tellement impressionnée, que je n’ai pu ni manger ni dormir ce jours-là.
Des patrouilles, des gendarmes passaient d’une maison à l’autre fouillant partout, creusant dan les coins pour découvrir ce qui avait été caché.
Cinq jours après, des sentinelles vinrent se poster devant les portes de nos maisons pour nous empêcher de sortir. Ils nous dirent qu’ils allaient déporter bientôt les femmes et les jeunes filles qui restaient. Alarmées nous nous entendîmes pour faire une requête déclarant que nous préférions être brûlées vives sur place plutôt que d’être déportées.
Deux ou trois jours après, deux fonctionnaires du gouvernement arrivent. L’un inscrit nos noms ; l’autre tient une bourse pleine d’argent. Il nous distribue une piastre et demie (30 centimes) par personne, nous promettant de nous en donner ainsi tous les jours. C’était une ruse pour pouvoir inscrire toutes les femmes qui restaient et les empêcher de se cacher au moment de la déportation, car cette <p.78> distribution d’argent ne se répéta point. Cinq jours après les gendarmes arrivent de nouveau et nous ordonnent d’être prêtes à quitter la ville. Accompagnées par eux, nous fûmes conduites en bande à a gendarmerie près de Aïn-salib et nous mirent dans de petites chambres, entassées les une sur les autres, étouffant de chaleur. Nous y restâmes jusqu’au soir, puis, nous ayant ordonné de sortir, les gendarmes nous conduisirent à la caserne, nous bousculant et nous frappant en chemin. Là nous fûmes consternés en voyant des déportés de milliers de villages chaldéens environnants.
Il y avait parmi nous un prêtre Kas-Guorguis travesti en femme, couvert d’un voile, ainsi qu’un autre jeune homme chaldéen Nasri âgé de 25 ans. Les malfaiteurs ayant reconnu leur sexe les séparèrent de nous et tombèrent brutalement sur eux à coups de massue puis ils les emmenèrent hors de la caserne pour les tuer. Avant de nous quitter ces victimes innocentes nous firent leurs adieux en versant des larmes. Nasri baisa la main de sa mère, qui poussait des cris déchirants en pleurant son fils. Nous passâmes la nuit à la caserne. Des agents de police et des gendarmes passaient parmi nous et avec la plus grande sauvagerie ils nous arrachaient les jolies filles. Aussi, le lendemain, quand les <p.79> gendarmes nous emmenèrent pour être déportées hors de la ville les femmes prenaient de la boue et en couvraient leurs visages pour s’enlaidir.
Pour la forme, nos bourreaux nous distribuaient du pain, noir comme du bitume, et qui n’était pas mangeable de sorte que nous préférions le laisser. C’est à coups de cravaches qu’ils nous faisaient marcher sur les chemins et se livraient sur nous, pauvres femmes sans défense, à toutes sortes d’actes barbares. Beaucoup succombèrent victimes de ces cruautés. Notre chemin était tout semé des cadavres putréfiés des femmes et des enfants qui nous avaient précédés. Nous pleurions sans cesse, à cause soit des mauvais traitements des soldats, soit de la faim et de la soif, ou encore parce que nos petits enfants poussaient des cris déchirants et nous demandaient du pain que nous ne pouvions leur donner. La vue des innombrables cadavres auxquels nous nous heurtions à chaque pas et l’odeur putride dont l’air était infesté nous faisaient défaillir, et nous ne savions de quel côté détourner les regards ni comment respirer.
Le matin, ayant quitté la ville de Séert, nous arrivâmes à midi près du fleuve de Gâzeré. Le soir nous atteignîmes la rivière Bachour. Comme nous avions avec nous beaucoup de <p.80> petits enfants qui étaient incapables de marcher nous demandâmes qu’on nous permît de louer des bêtes. On nous en fit venir quelques-unes, – louées chacune six medjidiés. Je montai l’une de celle-ci avec ma filleule. Mais à peine avais-je fais un trajet d’une demi-heure qu’un soldat arrive, me frappe sur l’épaule d’un coup de bâton et m’oblige à descendre. Ma compagne Maria mère d’Assad et de Betros – ces derniers se trouvent actuellement à Constantinople, – fut tuée sur bête même. En passant par la rivière de Gâzeré et de Bachour, beaucoup de mères, fatiguées de porter leurs enfants poussées par le désespoir, les jetèrent dans la rivière.
La nuit arrive et l’obscurité nous enveloppe. Les soldats commencent alors leur besogne ; ils viennent parmi nous et s’éclairant avec des allumettes ils choisissent les plus belles de celles qui restent, les emmènent, puis les passent aux Kurdes qui les tuent. Ainsi cent cinquante à deux cents des plus belles jeunes filles chaldéennes subirent ce sort. Parmi celles-ci figuraient aussi les quatre filles de Sedé Chammas-Aboche que j’ai vu tuer après qu’elles eurent été violées. Les femmes qui ne pouvaient marcher en chemin étaient tuées.
A la vue de ces abominations, et craignant <p.81> pour ma fille, je me rendis chez le Tchaouche (sergent) et sachant parler un peu le turc je le priai, moyennant une somme d’argent, de me laisser aller avec ma fille vers la montagne, chez le Cheikh Asso, dans le village de Télane. Le sergent permit en outre, toujours moyennant finances, à six autres femmes de m’accompagner. Nous nous dirigeâmes vers la montagne où se tenaient en permanence un grand nombre d’hommes et de femmes kurdes guettant le passage des convois de chrétiens, pour se ruer sur eux et les piller. Ces sauvages nous ayant aperçues sur la montagne se mirent à nous faire des signes et à nous appeler en nous disant en kurde : « Waren, waren » (venez, venez), « nous vous conduirons près du Cheikh ». Le tchaouche malicieux, après nous avoir pris l’argent alla avertir les gendarmes leur disant que nous avions de l’argent. Ceux-ci courent après nous et commencent une fusillade pour nous faire rebrousser chemin. Nous nous arrêtons. Ils se saisissent alors de nous, nous fouillent, nous enlèvent bijoux, numéraires et vêtements, et nous disent :
– Allez maintenant auprès de cheikh Asso.
Les Kurdes qui devaient nous conduire auprès du cheikh nous firent marcher durant plusieurs heures. Puis après nous avoir fait faire une halte, ils tombèrent à leur tour sur <p.82> nous, nous enlevant tout ce que nous possédions, ne nous laissant que nos caleçons. Ils se saisirent en outre de trois de nos plus belles jeunes filles et en violèrent une sous nos yeux. Les barbares, enfin, nous ayant quittées, nous dûmes continuer notre route sans orientation, presque toutes nues, jusqu’à la tombée de la nuit. Le lendemain nous aperçûmes un pâtre kurde du village de Békind que je connaissais et qui venait souvent chez moi à Séert. M’ayant reconnue et devant mon état lamentable il poussa des soupirs et se cacha la figure pour ne pas voir ma nudité. Il nous conduisit auprès du cheikh. Ce dernier ému, ordonna qu’on nous fît prendre du lait caillé et du pain. Puis on nous donna quelques vieux vêtements pour nous couvrir. Cheikh Asso après nous avoir permis de dormir nous fit appeler toutes le lendemain et nous informa qu’il allait nous envoyer à Bekind. « Je suis forcé de le faire, dit-il, parce que accorder l’hospitalité à des chrétiens me causerait de graves ennuis de la part du gouvernement. Voici quatre hommes qui vous conduiront à destination. Là vous donnerez à chacun un peu d’argent pour qu’ils ne vous tuent pas ».
Nous nous remîmes en marche ; un cavalier kurde se présente, descend de sa monture, empoigne la fille de Issa-Chôré appelée Châllé <p.83> et lui assène un coup de poignard dans la poitrine. La malheureuse tombe sur le sable brûlant, baignée dans son sang et meurt deux jours après, après une longue agonie. C’est une de mes compagne que j’ai rencontrée à Békind et qui, ayant vu ce drame sur sa route, me l’a raconté. Ce cavalier voulut nous tuer toutes, mais nos conducteurs l’en empêchèrent. A notre arrivée à Békind, un de nos gardiens turcs alla au village aviser une chrétienne convertie à l’islamisme appelée Amina qui vint vers nous. Elle nous donna de l’argent pour payer nos gardes. Amina nous prit la nuit chez elle. Son mari qui s’appelait Sophi Hamza était soldat et se trouvait sur le front. Amina nous cacha dans son écurie, mais les voisines kurdes, ayant eu vent de la chose, allèrent la raconter au mudir qui nous fit arrêter. Le mudir me reconnut.
– Pourquoi avez-vous fui le convoi, nous dit-il ?
– Parce que les Kurdes voulaient nous fusiller.
– Où son vos vêtements ? (car nous étions en haillons).
– Les Kurdes nous les ont pris.
Il appela alors quatre gendarmes et leur ordonna d’aller nous tuer à l’endroit où furent massacrés les Chaldéens de Békind. Considérant la mort comme une délivrance, nous <p.84> ne fîmes par le moindre geste pour le prier de nous épargner la vie. Les gendarmes se saisirent de nous et de nos enfants. Huit personnes en tout. Ayant fait deux heures de marche, nous étions presque arrivées sur le lieu de l’abattoir. Tout à coup, ô mystère, un gendarme crie de loin :
– Retournez ! le Mudir vous appelle.
Arrivées au village, nous nous jetons aux pieds du Mudir, le suppliant de nous épargner.
– Vous devez la vie, nous dit-il, à mon frère Sabri Effendi qui, connaissant Halata et sachant que je vous avais envoyées à la mort, me demanda votre grâce.
Nous restâmes une semaine dans ce village, vivant d’aumône et logeant dans une écurie. Un nouveau gouverneur, Bayram Féhmi bey, arriva à Séert. Ayant appris que je savais bien faire la cuisine, il m’envoya chercher. Mes compagnes voulurent aussi me suivre. Ma fille était restée chez Amina. Je me rendis à Séert chez le gouverneur et mes compagnes qui m’accompagnèrent se cachèrent ailleurs. Les Turcs ayant appris la présence de chrétiennes à Séert décidèrent de les tuer. L’une de mes compagnes fut étranglée et les autres poignardées. J’ai vu leurs corps abandonnés dans les rues, tout maculés de sang et nus. <p.85>
L’archevêque Mgr Addaï fut également poursuivi par le gouvernement. Des Kurdes au service d’Osman, Agha de Tanzé, chef de la tribu « Hadidé » et des Atamissa » qui était un grand ami de l’archevêque, protecteur des chrétiens, le déguisèrent en Kurde et le firent sortir de l’archevêché par une porte secrète. Il resta quelques jours chez son ami kurde. Mais un régiment de gendarmes ayant appris la fuite de l’archevêque se mit à ses trousses pour le retrouver et le tuer. Sachant que le chef kurde l’avait caché, ils le sommèrent de livrer l’archevêque. Ils mirent le feu à sa maison et le menacèrent de le tuer. Celui-ci prit la fuite avec toute sa famille. Les Kurdes restants furent enfin, de guerre lassa, obligés de désigner la cachette de l’archevêque. Les gendarmes s’emparèrent du prélat et le tuèrent : il avait reçu huit balles. J’ai vu plus tard sa bague au doigt d’un officier. Quant à son secrétaire, l’abbé Djïbraïl Moussa Guorguis Adamo, il fut arrêté, battu et sauvagement tué avec un commissaire de police chaldéen appelé Yacoub Effendi. Avant l’arrestation de l’abbé Djïbraïl, plusieurs prêtres, curés de villages des environs de Séert, vinrent se réfugier à l’église de la ville, fuyant les massacres de leurs villages. Parmi ceux-ci Kas Gorgis, curé de Berké, Kas Hanna, curé de Sadagh, Kas Thomas, Kas <p.86> Yussef, curé de Guedyanes et Kas Mikhaël, curé de Der Mar-Yacoub. Ils furent tous saisis et massacrés. Sept jours après leur arrestation, le pauvre prêtre de Séert, Kas Azar, qui s’était caché dans un puits, fut tué avec un raffinement inouï de barbarie.
Je restai à Séert six mois au service du gouverneur. J’avais été aussi au service du gouverneur. J’avais été aussi au service de son prédécesseur qui avait ordonné les massacres ; mais il m’avait renvoyée chez moi huit jours avant ces tragiques événements.
Les Turcs jubilaient de ce que les chrétiens de leurs villes avaient été exterminés. Molla Elias habitant une maison voisine de celle du gouverneur et d’autres notables tels que Molla Khéder, Molla Ahmed et Molla Taher qui avaient participé aux massacres me déclaraient que les habitants de Séert n’accepteraient plus aucun chrétien dans la ville, que si jamais un chrétien osait y venir, il serait tué. Je passais quelquefois devant notre grande cathédrale ; mon cœur était navré. Transformée en écurie, elle était remplie d’ordures. La vue de ce monument religieux ainsi transformée m’impressionnait et me faisait pleurer.
Quant au cimetière, il avait été complètement bouleversé ; les pierres tombales enlevées et beaucoup de sépulcres profanés.
Le pacha ayant quitté Séert pour Mardine <p.87> où nous restâmes quatre jours, je dus l’accompagner. Un jour, un officier m’amena les filles de Mme Kannoun. Celles-ci qui faisaient partie des convois chaldéens de Séert me racontèrent qu’ayant été conduites dans une vallée éloignée de quelques heures de Mardine, les Kurdes se ruèrent sur elles et les lapidèrent.
– Nous étions à demi mortes, lorsque des Turcs étant passés par là et nous ayant vues encore en vie nous prirent et nous amenèrent à Mardine pour être vendues. L’archevêque chaldéen Mgr Israël nous racheta.
Des gendarmes qui fréquentaient la maison du gouverneur nous apprirent un jour que les habitants chaldéens de Redwan, village situé aux environs de Séert, après que les hommes eurent été massacrés, furent réunis dans un endroit, femmes et enfants, enduits de pétrole et brûlés vifs.
Le 29 août 1918, je recevais une lettre de ma fille qui avait été enlevée par les Turcs aux environs de Séert. La voici :
« Cher mère,
« J’ai reçu la lettre que tu m’as envoyée au nom de Réfik ainsi que les deux livres et demie. Si tu savais dans quel état je me trouve, tu ne cesserais de pleurer nuit et jour. Je suis au milieu de Kurdes, allant d’un <p.88> village à un autre pour avoir un morceau de pain. Actuellement, je me trouve à Berké. Je marche nu-pieds, vêtue de loques. Réfik Effendi qui m’a vue à eu pitié de moi et, en sa qualité d’ancien ami de notre famille, m’a prise à Séert, ne voulant pas me laisser aller mendier dans les villages. Je travaille où je peux, afin de me procurer de quoi vivre. Il m’est impossible de te décrire mon état de misère. Aie pitié de moi ! Ne suis-je pas ta fille ? Au reçu de ma lettre, envoie-moi un peu d’argent et en même temps un fichu pour me couvrir la tête.
« Quel triste sort m’était réservé ! Je dois cependant me résigner en attendant avec impatience un secours de toi.
« Réfik Effendi fait tout son possible pour me venir en aide et, s’il parvient à obtenir pour moi un permis de voyage, je te rejoindrai avec bonheur à la première occasion.
« Hélas cela est très difficile. Comment vas-tu toi-même, chère mère ? Donne-moi vite de tes nouvelles.
« Ta fille malheureuse.
« RAHIL. »