C'était au mois d'octobre 1917.
Je me trouvais à Constantinople, me réservant de rentrer à Alep pour revoir mes parents que j'avais quittés deux ans auparavant, lorsque Théophile et Philippe, deux Chaldéens de Séert, vinrent me voir et me déclarèrent qu'ils avaient une soeur de nom de Djalila, déportée de Séert, et se trouvai en ce moment à Alep. Sachant que j'avais l'intention de me rendre en cette ville, ces jeunes gens me remirent une somme d'argent en me priant de la remettre à Mme Djalila et de l'aider à rentrer à Constantinople.
Mon premier soin, en arrivant à Alep, fut d'aller voir Mme Djalila et de lui remettre l'argent que lui envoyaient ses frères. Je pus lui donner de leurs nouvelles et l'engager à partir en ma compagnie pour la capitale. Notre projet ne put, hélas! être réalisé, la guerre générale battait son plein, et Mme Djalila ne possédait pas de « neffousteskéressi » (papiers d'identité).
Je priai Mme Djalila de me raconter les détails de son long martyre.
Voici la narration complète qu'elle me fit de son odyssée et des souffrances inouïes qu'elle eut à subir pendant sa déportation. <p.49>
Vivement impressionnée elle-même par le récit de ses tortures — elle n'échappa que miraculeusement à la mort — Mme Djalila sanglotait à chaque détail navrant qu'elle me contait.
Nous apprenons un jour que mon oncle Fathalla, ainsi que son frère Gorguis sont arrêtés à Séert1 par ordre du gouvernement. <p50> C'était au commencement de juin 1915. Inquiets, nous cherchâmes à connaître les causes de ces arrestations qui, vu le passé des prévenus, nous paraissaient arbitraires. N'ayant rien pu obtenir de précis à ce sujet du côté officiel, nous interrogeâmes un pharmacien chirurgien nommé Djerdjess faisant partie de l'hôpital militaire, situé à quelque distance du quartier chaldéen d'Ain-Salibe.
Mon beau-père Khawâdja (Monsieur) Mansour, ayant demandé au pharmacien s'il connaissait la raison pour laquelle nos parents avaient été arrêtés, Djerdjess déclara : <p.51>
– Ne vous inquiétez pas ; le gouvernement ayant en ce moment besoin de moissonneurs, embauche des travailleurs dans les quatre coins de la ville ; vos parents sont compris dans le nombre. On fera du reste un triage ; les plus valides seront engagés aux champs et les autres rendus à leurs familles.
Mais, connaissant les sentiments du gouverneur à l'égard des populations chrétiennes, ces propos, loin de nous rassurer, augmentaient notre inquiétude.
N'osant sortir nous-mêmes de nos demeures, nous envoyions chercher des renseignements des sources sûres. C'est ainsi que nous apprîmes qu'une partie des prisonniers avaient été enfermés provisoirement à l'hôpital militaire, et l'autre à la caserne.
Prévoyant qu'un malheur pouvait s'abattre du jour au lendemain sur nos parents et nous-mêmes, nous vivions dans des transes indicibles.
Certains indices et nos propres pressentiments avivaient encore nos craintes. En proie à la pratique, un rien suffisait à nous mettre en émoi.
Nous apprîmes enfin un jour, deux semaines environ avant l'événement tragique, que les tribus kurdes des environs, la terreur des chrétiens et de ces contrées, venaient assaillir la ville pour piller et massacrer les chrétiens. <p.52>
Les Kurdes, en armes et à cheval, placé sous les ordres de leurs aghas (chefs), avançaient au nombre de 300 environ. Une partie de la bande avait déjà envahi la ville. L'annonce seule de leur venue nous fit perdre la tête. Nous présumions le sort qui, hélas, nous attendait. Nous n'eûmes qu'une pensée, chercher à nous sauver. Nous nous hâtâmes de creuser d'abord, dans les sous-sols de nos meures, des fosses pour y enfouir tous les objets de valeur que nous possédions. Nous travaillions fiévreusement pour nous ménager des cachettes, mais, avec des gens aussi résolus, habitués à massacrer dès leur enfance, les cachettes ne sont d'aucun effet salutaire ; ils auraient pu nous découvrir et, dans le doute, ils auraient mis le feu à nos maisons.
Mais voici que la nouvelle nous parvient, accueillie par nous avec une joie immense, que notre archevêque chaldéen, Mgr Addaï Sheir2, ayant offert un « pot de vin », s'élevant à la somme rondelette de 500 Ltqcs en or, au gouverneur (Mutessarif), ce dernier a <p.53> fait éloigner les bandes des Kurdes de la ville. Nous étions provisoirement sauvés ! Mais notre angoisse ne diminuait pas. L'impression terrifiante que nous avaient produite les Kurdes armés était encore présente en nous.
Craignant donc qu'une cachette ne fût pas sûre pour nous dans notre demeure, nous la quittâmes avec précaution et nous nous réfugiâmes chez notre ami le « Bïnbachi » (commandant), qui habitait chez une de nos tantes et qui aimait les chrétiens.
Mon beau-père, membre du Conseil administratif (Medjliss), était resté à la maison attendant stoïquement les événements terribles qui se préparaient. Mais, voyant que plusieurs jours s'étaient passés sans que rien de nouveau vînt justifier nos craintes, nous résolûmes de retourner chez nous. A peine y étions-nous installés que différents bruits contradictoires étaient répandus dans la ville, tantôt celle des Russes.
Huit jours auprès notre rentrée chez nous, un fonctionnaire du gouvernement, Sélim Effendi, ami de mon oncle et de mon beau-père, vient à passer devant notre maison. Mon beau-père lui demande de la fenêtre ce qui se passe.
– Le seul conseil que je puisse te donner, lui dit-il, c'est de rester caché chez toi, car <p.54> les événements ont l'air de se précipiter : la situation est grave !
L'archevêque, Mgr Addaï, en bon pasteur, tout en nous donnant du courage, nous mettait en garde et nous engageait, dans des exhortations d'une tendresse infinie, à prendre des mesures en vue de sauvegarder notre vie.
Le premier à subir, d'ailleurs, les rigueurs du régime barbare qui allait être inauguré contre les chrétiens, est Monseigneur lui-même. Des gendarmes, sur l'ordre du gouvernement, viennent à l'archevêché et arrêtent Mgr Addaï. Ce n'est qu'en versant au gouverneur un nouveau « pot de vin », qu'il est autorisé à rentrer provisoirement chez lui, sous la surveillance étroite de plusieurs agents de police.
L'archevêché ayant deux sorties, la principale fut gardée par des gendarmes. Par mesure de précaution, Mgr l'archevêque avait fait appeler l'agha de Tanzé (village situé à quelques heures de Séert), un grand ami des chrétiens. Ce dernier proposa à l'archevêque de le sauver. Il le déguisa en Kurde et le fit sortir, accompagné de quelques-uns de ses hommes, par la seconde porte qui communiquait avec la cathédrale. Mon frère Kas Djibraïl, qui était secrétaire de Monseigneur, fut invité également à partir avec lui, mais il refusa.
L'Agha Osman n'était pas le seul à nourrir des sentiments humains et amicaux envers les <p.55> chrétiens. Il y en avait un autre parmi les fonctionnaires. Celui-là, qui les aimait beaucoup, c'était le chef de la municipalité, un certain Abdul-Rezzak. Il s'était même entendu avec mon père, les notables de la nation et Mgr Addaï, pour recueillir, parmi les Chaldéens, une certaine somme d'argent afin de les aider à sauver leur vie. Son attachement aux chrétiens fut cause de sa destitution. Il fut remplacé par un certain Hami-Effendi, de Séert, fanatique, cruel et détestant les chrétiens. Le gouverneur trouvait en lui un collaborateur précieux pour sa besogne sanguinaire. Ce fut le lendemain de la fuite de Mgr Addaï, dans l'après-midi, que les musulmans de la ville, au nombre d'une cinquantaine d'hommes environ, tous armés, firent le siège de notre maison. Ils frappèrent tout d'abord à la porte, et voyant que personne n'ouvrait, ils cherchèrent à l'enfoncer. N'y parvenant pas, ils lancèrent contre elle des blocs de pierres pour la faire céder. Mon beau-père, M. Mansour, prenant les devants, alla ouvrir à cette horde. Les assiégeants étaient accompagnés de quatre agents de police. Ils envahirent la maison et commencèrent à tout piller et à tout saccager.
Nous, les femmes et les enfants, effarés, nous nous réunîmes dans une chambre. Moussa, mon beau-frère, et ses cousins Aboud et <p.56> Behnam, frères de Naman Effendi, se cachèrent dans le grenier que nous possédions et qui n'avait qu'une petite ouverture pratiquée à son faîte. Kérim, mon autre beau-frère, était malade. Il souffrait de la fièvre typhoïde. Les sauvages agresseurs, à la vue du malade, tirèrent leurs poignards pour le tuer. Attirés par les cris de Kérim, nous nous jetâmes aux pieds des assassins, les suppliant en pleurant d'épargner le pauvre malade. La bande ne lui fit aucun mal. Elle quitta la pièce et continua à piller et à saccager tout ce qu'elle trouvait chez nous. La police emmena alors mon beau-père Mansour.
Craignant d'être molestés par les agresseurs, nous avions voulu nous réfugier sur la terrasse, en prenant avec nous notre malade. Mais les bandits, qui rôdaient dans notre demeure en quête d'une proie, ayant aperçu un homme avec nous, nous suivirent. Le malade, tremblant de peur et croyant que, cette fois, sa vie était en danger, alla se réfugier au lieu d'aisance qui était sur le chemin. Un sergent municipal le poursuivit et le tua en tirant sur lui quatre coups de revolver dont deux l'atteignirent au bras et les deux autres à la tête ; la malheureux tomba raide mort, baigné dans son sang.
Ces méfaits accomplis, et après avoir pillé la maison, les assassins partirent ; nous <p.57> descendîmes alors et nous constatâmes la mort du jeune homme. Nous le transportâmes dehors et fîmes cercle autour de son corps en pleurant. Les bandits ayant tout emporté, nous n'avions rien pour couvrir le cadavre.
Sur ces entrefaites, une autre bande arrive et frappe avec force à notre porte ; un frère de mon beau-père appelé Hanna, âgé de 70 ans, et qui s'était caché, craignant pour nous, sortit de sa cachette et alla ouvrir. Une balle tirée d'un trou de la porte l'atteignit au front ; il tomba raide mort. Affolées, nous fuyons de nouveau vers la terrasse. Les bandits enfoncent la porte et pénètrent dans la maison. Ils se dirigent d'abord vers le cadavre du frère de mon beau-père et le dépouillent entièrement de ses habits. (Ici les paroles de Mme Djalila sont entrecoupées de sanglots et ses larmes coulent abondamment). Le mutessarif (gouverneur) habitait tout près de chez nous ; il était assis, à ce moment, avec le fameux Hami Effendi, chef de la municipalité, devant une fenêtre qui donnait sur notre maison3. Tous deux contemplaient, <p.58> impassibles, ce qui se passait. Tournant alors nos regards vers eux, nous les suppliâmes de nous sauver ; mais ils restaient immobiles, froids et impassibles.
Sept jours après, las de nous entendre crier et pleurer sans cesse, le gouverneur vint enfin nous trouver et nous dit :
– Pourquoi donc ces gens-là vous maltraitent-ils ainsi ? Si une autre fois, ils vous font du mal, envoyez-moi prévenir !
Le même jour, dans l'après-midi, le commandant de la gendarmerie, Hamdi Effendi, vint également chez nous et nous dit :
– Qu'avez-vous et qu'est tout ce tintamarre ?
Nous lui répondîmes :
– Ne voyez-vous pas tout ce qu'ils nous font subir ? <p.59>
– Eh bien ! répondit-il; montrez-moi les hommes qui sont cachés chez vous et vous serez sauvés. Personne ne vous dira rien.
Et il partit.
Nous demeurâmes un mois dans cet état d'inquiétude, vivant du peu de provisions qui restaient dans la cave, au fond des jarres que les bandits avaient brisées, et surtout grâce aux pièces d'or que nous avions enterrées. Les bandits avaient découvert la plus grande partie des objets enfouis, mais non l'or.
Un porteur d'eau qui était à notre service depuis plusieurs années nous apportait à manger du dehors et, à l'aide d'une corde descendue par la fenêtre, nous montions ce qu'il nous achetait au marché ; du lait caillé, de la viande, de concombres, etc... Nous avions encore quelques poules. C'était surtout pour nourrir nos hommes que nous nous occupions à cette besogne. Ces malheureux, au nombre de quarante, étaient cachés dans un trou, serrés les uns contre les autres, étouffant de chaleur et mourant de soif. Les bandits nous avaient enlevé même nos lits et nous étions obligés de nous coucher sur le plancher. Heureusement que des amies, les soeurs de Narman Effendi, vinrent chez nous avec quelques matelas ! Nous dormions toutes ensemble. Durant la journée, les bandes se <p.60> promenaient de maison en maison. Pour éviter leurs méfaits, femmes, jeunes filles et enfants allaient, dans la journée, les uns chez les autres, passant par les terrasses d'une maison à l'autre, restant toujours ainsi réunis, vivant, de cinquante à cent personnes ensemble, la mort dans l'âme et attendant à chaque instant le supplice dans un morne silence.
A la tombée de la nuit, quand cessait la tournée des bandes, nous regagnions par les terrasses nos demeures, pour aller nous coucher.
Un certain Youssouf, fils de Kas-Chaya, s'était caché pendant ce temps dans la cathédrale chaldéenne ; pressé par la faim, le malheureux quitta une nuit sa cachette et vint chez nous où se trouvait sa soeur Mariam, notre voisine. Cette même nuit, une bande entre chez nous. Alarmées, nous fuyons toutes vers la terrasse. Youssouf, craignant alors pour sa vie, se cache sous un lit. Les bandits nous poursuivent et montent aussi. L'un d'eux découvre Youssouf ; il se précipite alors sur lui et le retire de dessous le lit, le menaçant de mort. Celui-ci fait courageusement le signe de la croix et crie tout haut ;
– Jésus, Marie, entre vos mains, je remets mon âme.
Il demande alors à voir son tout petit neveu qu'il chérissait, unique frère entre sept <p.61> soeurs ; il l'embrasse en pleurant, et il nous fait en même temps ses adieux.
Avec nous se trouvait aussi un garçon de 12 ans appelé Fardjalla ; il avait échappé à la mort le premier jour et nous l'avions caché avec nos hommes. Fatigué par la chaleur excessive, il était sorti et nous avait rejointes. Les bandits se saisirent aussi de lui. Alors le pauvre petit commence à pleurer et à crier :
– Malheur à moi ! On va me tuer.
Sa soeur lui crie :
– N'aie pas peur, mon chéri, tu vas être heureux au ciel !
Les scélérats conduisent les deux pauvres chrétiens hors de la maison et, devant la porte même, ils les fusillent.
Quelques jours avant notre déportation, deux Chaldéens appartenant à une riche famille du village de Berké étaient venus se réfugier la nuit chez nous, fuyant la fureur des Kurdes qui avaient envahi leur village. Sept à huit gendarmes entrent chez nous, toujours à la recherche des hommes ; ils viennent à nous et nous menacent de leurs fusils :
– Montrez-nous vos hommes !
Après bien des recherches, ils trouvent les deux malheureux ; ils leur enlèvent tout leur argent ainsi qu'une croix d'or qui pendait au cou de l'un d'eux. Emmenés au milieu de la <p.62> cour, ils sont frappés chacun d'une balle à la tête et à la poitrine. Leurs cadavres restèrent dans notre cour pendant deux jours ; prises de peur, nous n'osions descendre pour les ensevelir. Nous avisâmes alors un de nos voisins qui fit venir des agents municipaux pour emporter leurs dépouilles. Ceux-ci les lièrent par les pieds et les traînèrent dehors comme des bêtes, laissant notre cour baignée de leur sang.
C'est au cours de ces événements qu'un Chaldéenne appelée Mariam, au service du gouverneur et qui fut plus tard massacrée, vint nous dire qu'on allait bientôt nous déporter. Cette femme se rendait fréquemment chez nous en cachette pour nous mettre au courant de la situation.
Avant notre déportation, des agents civils et des officiers venaient souvent nous sommer de leur montrer nos objets de valeur pour savoir, soi-disant, ce que les spoliateurs avaient pris et nous le faire rendre. Ils nous promettaient aussi de nous éviter la déportation. Leur intention était plutôt de découvrir ce qui nous restait et de s'en emparer.
La veille de notre exode, une femme du nom de Suzanne, du village de Mar-Yacoub, ayant appris qu'il y avait chez nous des hommes cachés, nous amena son fils ; il se trouvait dans la maison de mon père et avait <p.63> échappé aux massacreurs qui avaient tué les habitants chaldéens de Mar-Yacoub et saccagé le village. Elle le travestit donc en femme, lui posa une jarre sur l'épaule et vint l'accompagner à Aïn-Salib, source située devant notre maison. Elle frappa à notre porte en pleurant et nous demanda de vouloir bien recevoir son fils pour le cacher avec les autres. Nous le reçûmes ; cette femme alors nous raconta qu'on allait bientôt nos déporter. Elle s'était d'abord réfugiée dans la maison de mon père avec d'autres veuves de Mar-Yacoub, puis elle était entrée en service chez l'abbé, mon frère, quelques jours avant son martyre. Lui ayant demandé de ses nouvelles, elle nous raconta son histoire.
– Des agents de police et des gendarmes, dit-elle, entrèrent à l'évêché et vinrent dire au prêtre qui, prêt à la mort, refusait de se cacher, que Hamdi Bey le demandait à l'hôpital ; ils l'emmenèrent. Je le suivais de loin pour voir ce qu'il allait devenir. Le prêtre, ayant fait quelques pas, demanda aux agents ce que voulait de lui Hamdi Bey.
– Ne le sais-tu pas ? Lui répondirent-ils avec étonnement.
Il comprit alors qu'on le conduisait à la mort. Le pauvre prêtre devint pâle, prit une livre en or et la leur donna. Tout en pleurs, je leur offris à mon tour un ghazi (petit pièce <p.64> d'or), le priant de lâcher l'abbé. Ils répondirent que c'était impossible, vu que Hamdi Bey l'appelait. Comme j'insistais, ils me frappèrent et me chassèrent. Je m'éloignai en pleurant.
Le pauvre prêtre fut conduit à l'hôpital. Dans la nuit, les voisins entendirent ses cris et ses gémissements. On le battait et on le faisait souffrir cruellement. Il répétait toujours :
– Pour l'amour des souffrances du Christ.
Entre autres, ma cousine Saïdé, fille de Youssouf, qui habitait tout près, entendit aussi ses gémissements. Ma fille Eudoxia, qui avait été enlevée par les Musulmans m'a raconté, plus tard, que ceux-ci parlaient quelquefois de son oncle l'abbé et disaient :
– Vous rappelez-vous cet autre prêtre qui était si beau et qui criait quand on le battait : « Pour l'amour du Christ »? Le mécréant ! Il blasphémait, même au milieu de ses tortures.
Nédjiba qui se trouvait également chez eux, ayant été enlevée elle aussi, leur déclara alors que ma fille était sa nièce. Celle-ci s'étant mise à pleurer, les Kurdes commencèrent alors à la menacer en lui disant que, si elle continuait, on la tuerait comme son oncle.
En juillet, un dimanche matin, ils nous réunirent, femmes et enfants, dans la caserne, où nous passâmes la nuit à la belle étoile, sur <p.65> le sol. Le lendemain, dans la cour de l'hôpital où, quelques jours auparavant, ils avaient groupé les hommes, ils inscrivirent nos noms et nous déportèrent en même temps que le convoi de femmes arrivées de Bitlis ; nous étions plus de mille femmes, jeunes filles et enfants au-dessous de six ans. Quatre ou cinq seulement avaient 12 à 13 ans.
Nous emportâmes, en quittant nos foyers, quelques effets d'habillement, mais point de couvertures. Quatre gendarmes nous accompagnaient. Nous étions condamnés à faire le chemin à pied ; les plus âgées, incapables de cet effort, furent massacrées au cours du trajet. Dans le village de Guazeré, des bandes de Kurdes se ruèrent sur nous et nous arrachèrent habits, argent et provisions. Une femme à notre service portait un sac où se trouvait notre repas. Elle fut jetée à l'eau après avoir été dépouillée même de ses effets. Nous traversâmes le fleuve qui côtoyait le village. Les gendarmes nous mirent alors en rangs et nous fouillèrent pour prendre notre argent et nos bijoux, ce qu'ils faisaient tous les jours à chaque étape. D'accord avec les Kurdes, à plusieurs reprises pendant le trajet, il se jetèrent sur nous, choisirent les jeunes filles et les femmes qui étaient jolies et les ravirent : entre autres de mes parents, Salima, la fille de mon beau-père, Naïma, fille de Reskolla <p.66> Chammass Aboche, Naïma, fille de Gorguis, mon oncle, Latifa, fillede Fahalla, mon autre oncle, Kérima fille de Pétros Kas Chaya et sa cousine Emelda, fille de Chamas-Youssef. Moi-même je ne fus pas épargnée ; trois jours après notre émigration, un gendarme du nom de Taher tchaouche, tenant la bride de son cheval, arriva et se posta auprès de moi. Il me demanda ma fille Eudoxia, alors âgée de huit ans, que j'avais avec moi ; je refusai ; il me répondit :
– Ne crains pas pour elle, elle sera bien chez moi et puis je la rendrai plus tard, saine et sauve.
Je commençai à pleurer et à crier. Le tchaouche me l'arracha de force, monta à cheval, la mit derrière lui et, donnant un coup d'éperon à son cheval, il disparut, sans s'inquiéter de mes cris déchirants.
Nous continuâmes notre chemin à pied pendant plusieurs jours, allant d'un village à l'autre, nos petits sur les bras, sous un soleil brûlant. Nous arrivions à l'étape, exténuées, et, à la tombée de la nuit, nous étions gagnées par un profond sommeil.
Nous voici à Sôr. Sôr est un gros village administré par un kaïmakam. Nous y fîmes halte toute la journée. Le Kaïmakan (sous-gouverneur) lança une dépêche à Mardine demandant ce qu'il devait faire de nous. <p.67> Le Mutessarif4 (gouverneur) de Mardine, lui ordonna de ne pas nous renvoyer à Mardine et de nous garder là-bas ; c'était le mot d'ordre ; on devait nous faire massacrer. Nous nous mêmes en route de nouveau, nous engageant par monts et par vaux, en suivant des chemins détournés. Une de nos compagnes, enceinte, accoucha en route d'un mort-né. Au moment même, sans pitié, les gendarmes barbares la forcèrent à poursuivre son chemin malgré ses souffrances. La malheureuse mourut en route.
D'une haute montagne, nous apercevons au loin de centaines de Kurdes, hommes et femmes, armés jusqu'aux dents, guettant leurs proies. Nous sommes conduits par le gendarmes dans une grande vallée, — La fameuse vallée appelée « Wadi Wawêli ». Là les Kurdes avec leurs femmes se précipitent sur nous comme des bêtes fauves et, avec de grosses pierres qu'ils ramassent, commencent à lapider le convoi ; les femmes, elles aussi, nous lapident et emportent les effets qu'elles trouvent sur nous. Un Kurde vient vers moi : étonné de ce que je porte encore ma robe et des souliers, il me les arrache, me donne force coups de poing et s'en va. <p.68>
Dans ma fuite précipitée, mon regard tombe sur une pauvre femme toute nue, blessée d'un coup de poignard au flanc. Couverte de sang et retenant de sa main ses intestins qui sortaient d'une large blessure, elle fuyait, effarée, devant ces fauves à face humaine. Terrifiée, je fuyais, ayant dans mes bras mon bébé ; mon autre enfant, Fouad, âgé de trois ans, était resté avec ma belle-mère, laquelle faisait partie du convoi qui, poursuivi par cette horde, était poussé dans la vallée. Enfin, accablée moi-même par l'émotion et la peur, je tombai par terre toute tremblante. Un Kurde passa à ce moment devant moi, emportant une jeune fille qu'il avait enlevée. C'était Sayoud, fille de Petros-kas-Châya. Il s'approcha de moi et me dit :
– Es-tu jeune fille ou femme ?
Je lui répondis :
– Voici mon fils.
Et je lui montrai mon bébé ; il s'en alla avec la pauvre Sayoud. En même temps un gendarme lui cria de loin :
– Ne prenez pas les femmes, tuez-les ; prenez les jeunes filles seulement.
Le Kurde répondit que sa proie était une jeune fille. Je me levai et repris ma course. Le Kurde prit une grosse pierre et me le jeta ; elle m'atteignit à la tête. Etourdie par le choc, je tombai la face contre la terre. <p.69> J'avais une entorse, et mon enfant, tombé de mes bras, poussait des cris déchirants. Je restai évanouie pendant plus d'une demi-heure.
En revenant à moi, je trouvai mon pauvre bébé étendu par terre ; fatigué d'avoir trop pleuré, brûlé par un soleil ardent, il était presque résigné, eut-on dit, à son triste sort. Le vur de cet être cher ainsi martyrisé me déchira les entrailles ; je le relevai, et l'ayant embrassé et pressé contre mon coeur, je le posai à l'ombre sous un arbre. Je portai instinctivement la main à ma tête ; je m'aperçus que le sang coulait d'une large blessure. Plusieurs femmes kurdes défilèrent devant moi, chargées de gros paquets d'habits et d'objets enlevés aux malheureuses déportées. Elles se dirent alors l'une à l'autre quand elles me virent :
– En voici encore une qui n'est pas tuée : prenons ses vêtements.
L'une d'elles s'approcha de moi et, saisissant mes pieds, essaya de m'ôter mes bas. En vain ; mes pieds, essaya était gonflés et le sang des blessures que m'avaient faites les cailloux et les épines du chemin avait collé le tissu à la peau si bien qu'il était impossible d'arracher les bas sans les réduire en lambeaux. Elles me laissèrent en paix et s'en allèrent.
Un instant après, je vis arriver quatre hommes kurdes, de grands poignards à la main. <p.70> Ils descendaient des montagnes. Avides de sang, ils vinrent à moi et voulurent me tuer. Un vieillard qui les accompagnait les en détourna et me sauva la vie. Après leur départ, le vieillard revint vers moi et me rassura ; il me proposa de me prendre chez lui, mais, pour me rendre ce service, il me demanda de l'argent. Je lui dis que je n'en avais point. Ses regards tombèrent sur mon enfant. Son état pitoyable le toucha. Il enleva alors son « kettéké » (veste) et me le donna en me disant :
– Couvre ton enfant en attendant ; je serai bientôt de retour.
Et il s'en alla. Il ne tarda pas à revenir et il m'invita à l'accompagner au village ; ce que je fis en balbutiant des paroles de remerciement. Il me conduisit chez lui et prit soin de mon enfant et de moi. Sa femme elle-même soigna mes plaies pendant plusieurs jours. Je m'efforçai de mon côté de leur être agréable et de leur rendre service. Le village qu'habitait le vieillard était situé près de Mardine, ou demeurait la tant de ma mère, appelée Catherine, et appartenant à la famille Kendir. Mais je n'osais pas demander à mes hôtes de m'y envoyer.
Une semaine se passa, lorsqu'un jour, souffrant de nostalgie, je pénétrai dans l'étable de la maison : un enclos bien isolé et obscur. Je me mis à genoux, suppliant à chaudes larmes <p.71> et priant avec ferveur la Sainte Vierge de me protéger ainsi que mon enfant et de me permettre de rejoindre mes parents. Le lendemain même, une déportée de Seert, qui se trouvait également dans ce même village kurde, vint me trouver et m'informa qu'elle allait partir pour Mardine avec une dizaine d'autres déportées. J'eus le courage de demander à mon protecteur kurde de me permettre de partir avec elles. Celui-ci, touche de mes pleurs, accéda à ma demande. Je le remerciai et rejoignis mes compagnes.
Nous nous mîmes en route à pied, accompagnées de quelques femmes kurdes. Après plusieurs heures de marche, nous arrivâmes enfin à Mardine où je vécus de mon petit travail et des secours que mes frères Théophile et Philippe m'envoyaient de Constantinople.
Un an après, avec ma fille Eudoxia que j'avais retrouvée et rachetée aux Kurdes, ainsi qu'avec la famille de mon cousin Naaman Effendi, je partis pour me rendre à Alep où je séjournai pendant plus d'une année chez mon propre cousin qui prit soin de moi, me nourrit, bien qu'il ne fût pas dans l'aisance et qu'il eût à subvenir aux besoins d'une nombreuse famille.