Chapitre IV
Le gouvernement allemand pouvait empecher l’œuvre d’extermination. Il a préféré ne pas intervenir. Il y a même de sérieuses raisons de croire que le gouvernement allemand a bien accueilli, sinon encouragé, la disparition des Arméniens d’Asie Mineure, pour l’extension de ses projets politiques et commerciaux dans l’Empire Ottoman.
Une Allemande patriote écrivait de Marache, le 4 juin, au journal « Sonnenaufgang », organe du Deutscher Hülfshund für christliches Liebeswerk im Orient : « Oh ! si nous pouvions écrire tout ce que nous voyons ! ». Les missionnaires allemands d’Asie Mineure n’ont pas été moins remplis d’horreur, de sympathie et d’indignation que les missionnaires des autres nations. Et je n’en doute pas un instant : des millions d’Allemands feraient librement entendre aujourd’hui leurs protestations au Gouvernement de Berlin contre l’extermination de la nation arménienne, s’ils pouvaient connaître la vérité ; ils lui demanderaient au nom de Dieu, de faire tout au monde pour empêcher que l’Allemagne ne soit stigmatisée dans l’Histoire comme complice des crimes épouvantables qui se commettent dans l’Empire turc.
Il a été démontré qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y a aujourd’hui encore aucune raison de fanatisme musulman contre la race arménienne. Jamais les Turcs, de leur propre initiative, sans l’instigation ou l’ordre direct du Gouvernement, et sans l’aide de la force militaire et de la gendarmerie, n’ont massacrés des Arméniens. Donc, puisque cette tentative d’extermination, exécutée à même date sur tous les points de l’Asie Mineure révèle un plan systématique, organisé et réglé à Constantinople, nous devons en faire remonter la responsabilité jusqu’aux fonctionnaires du Gouvernement central. Les massacres et les déportations des Arméniens, prémédités, minutieusement élaborés, poursuivis sans interruption d’avril à octobre 1915, doivent avoir été conçus par quelqu’un, ordonnés par quelqu’un et perpétrés pour quelque fin.
Conçus par qui ? Par qui ordonnés ? Perpétrés pour quelle fin ?
La conception n’en est pas nouvelle. Il a été expliqué plus haut que les Arméniens s’attirèrent la méfiance et la haine des Jeunes-Turcs, parce qu’ils avaient pris ces mêmes Jeunes-Turcs au sérieux, parce qu’ils avaient cru que la Constitution serait une vraie Constitution. Les massacres d’Adana furent, contre les Arméniens, le premier effort de ceux qui avaient hérité de la politique et des procédés d’Abdul-Hamid, en même temps qu’ils avaient usurpé son pouvoir.
J’ai entendu, à cette époque, plus d’un Jeune Turc des plus en vue, approuver de tout cœur « le bon mot », alors en circulation : « Le seul moyen de se débarrasser de la question arménienne, c’est de se débarrasser des Arméniens. ». Achever l’œuvre commencée à Adana a été l’idéal politique pendant six ans. L’occasion de la réaliser se présenta. Elle fut immédiatement saisie.
A l’heure où commençait l’attaque des Dardanelles par les Alliés, il était de notoriété publique à Constantinople que l’édit de mort de la race arménienne, depuis longtemps signé et tenu en réserve dans les casiers de la Sublime-Porte et du Séraskérat, allait être tiré et mis à exécution. Est-il possible de croire que l’Ambassade d’Allemagne ne savait rien ? que Talaat Bey donna les ordres sans avoir pris langue avec le Baron von Wangenheim ? Est-il possible que le Gouvernement Allemand à Berlin ait tout ignoré, même si son représentant à Constantinople ne prit pas soin de l’informer ?
Voici les faits :
L’extermination d’un million et demi d’innocents, sujets chrétiens mais sujets loyaux du Sultan de Turquie, fut décidée et ordonnée à Constantinople.
A Constantinople, le seul homme dont la parole, appuyée par son Gouvernement, eût pu empêcher pareil ordre était l’Ambassadeur d’Allemagne.
Même si l’Ambassadeur allemand n’a pas eu connaissance du plan officiel dans les première ou deuxième semaines, il avait encore possibilité d’user de l’influence de l’Allemagne pour faire cesser l’œuvre abominable, le crime le plus noir de l’Histoire moderne, bien avant qu’il fût trop tard.
Puisque l’Allemagne refusa d’intervenir avant l’extermination commencée, n’est-elle pas complice du meurtre par la faim et la soif, par l’épuisement, par le bâton, par le viol, de près d’un million d’êtres humains qui n’avaient d’autre tort que de gêner ses plans, et qui ne se trouvèrent faibles, désarmés et bons à tuer que parce qu’ils étaient chrétiens ?
Puisque l’Allemagne a persisté dans son refus d’intervenir au cours de l’extermination, n’est-elle pas particeps criminis ?
A Constantinople, l’Ambassadeur von Wangenheim déclarait à l’Ambassadeur des Etats-Unis, M. Morgenthau, l’impossibilité pour l’Allemagne d’intervenir sur la demande de l’Amérique, dans les affaires intérieures de la Turquie.
Et à Washington, l’Ambassadeur d’Allemagne, M. Bernsdorf, n’avait pas langage plus franc : Il avait d’abord commencé, pour calmer la pénible impression produite par les récits des journaux sur le public américain, par nier le fait des massacres ; puis, lorsqu’il fut vraiment impossible de persister dans les dénégations, il affirma que tout ce qui venait de se passer en Turquie, n’était que la très légitime suppression d’Arméniens rebelles.
Or, dans une très grande ville d’Anatolie, un missionnaire américain, homme que je connais personnellement, et dont la parole ne saurait être mise en doute, a vu de ses yeux un officier allemand diriger le feu de l’artillerie turque sur une inoffensive population civile arménienne.
Et, dans deux autres centres au moins, les Consuls allemands ont pris la défense de la politique ottomane de massacres et de déportations.
Pur quiconque se place, au point de vue moral, sur le vaste champ des responsabilités qui s’imposaient inéluctablement aux Allemands comme « gardiens de leurs frères », ceux-ci restent condamnés puisque, seuls de toutes les nations européennes, ils avaient et ils ont encore pouvoir d’empêcher le crime. Après que leurs écrivains ont été si empressés à vanter la race arménienne, à louer ses vertus et les services rendus par elle à la civilisation, il leur sera malaisé de justifier, à la satisfaction de la postérité, l’inertie des dirigeants de Berlin devant les massacres.
N’avoir rien fait, avoir même positivement refusé de rien faire pour le salut de la nation arménienne quand seuls ils pouvaient agir, voilà donc pour le futur procès des Allemands, le premier chef d’accusation. Il est grave. Le second grief est sinistre.
Quel est le but caché qu’on veut atteindre par la destruction de ces Arméniens ? Impossible de ne point poser à soi-même la question. Mais alors pleine lumière se fait, et il jaillit contre le Gouvernement allemand, contre le peuple allemand, la plus grande accusation. Les Allemands, et les Allemands seuls, sont appelés à bénéficier de l’extermination du peuple arménien.
J’ai fait ressortir précédemment que les Arméniens sont le facteur essentiel et la sûre garantie de l’indépendance économique et politique des Turcs en Asie Mineure. Par là même ils sont pierre d’achoppement aux visées dominatrices de l’Allemagne. Elevés en grande partie dans les écoles françaises et américaines, ils parlent français et anglais. En relation commerciale avec l’Europe Occidentale et avec l’Amérique, et principalement avec l’Angleterre, ils font naturellement échec aux commis-voyageurs allemands. De même, parce qu’à l’intérieur de l’Asie Mineure ils forment seuls l’élément agricole au point de pouvoir résister victorieusement à la pénétration des colons européens, ils se trouvent encore à leur insu, barrer la route à la germanisation projetée de toute l’Anatolie. Si, après les massacres de 1895-1896, le Kaiser Guillaume II a fraternisé bruyamment avec Abdul-Hamid, il est clair que ce n’était pas seulement en vue de son chemin de fer de Bagdad, mais en vue de tout ce qui se rattache à ce chemin de fer de Bagdad.
Je n’ai pas le moindre désir d’être injuste envers aucun Allemand en particulier, ni de faire aux Allemands, en général, aucun procès de tendance nationale. Il faut pourtant admettre que les nations éclairées sont, au moins jusqu’à certain point, responsables des actes de leurs gouvernements. Les Allemands ont ainsi assumé le poids de bien de méfaits durant cette guerre. Peut-être se laveront-ils plus tard de quelques imputations ; ils peuvent espérer qu’une fois les passions éteintes, les divers faces des événements seront mieux connues. Mais quel espoir de réhabilitation peuvent-ils garder quand le monde entier les accuse d’avoir permis l’anéantissement des Arméniens, crime dont, à l’évidence, ils étaient les seuls à pouvoir tirer profit !
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Et maintenant, pour conclure, qu’il me soit permis de poser franchement cette autre question : les nations neutres ont-elles une part de responsabilité dans les malheurs des Arméniens ?
Pour les Puissances neutres, en général, la réponse varie selon qu’elles admettent ou non que l’influence et l’action d’une nation doivent absolument se restreindre à ses propres affaires. Celles qui donnent à leur propre conscience et à Dieu la réponse de Caïn, disent franchement : « Non, nous ne sommes pas les gardiens de nos frères. Nous avons assez à faire à veiller sur nous-mêmes. » Mais si pareille neutralité avait guidé les conseils des nations dans les vingt derniers siècles, y aurait-il une civilisation chrétienne ? L’Histoire pourrait-elle enregistrer un seul acte altruiste au crédit d’un peuple ? L’esclavage aurait-il été jamais aboli ?
A l’opposé de cet égoïsme, il y a ceux qui croient que l’homme ne vit pas seulement de pain, ou seulement pour lui-même ; qui soutiennent que les nations comme les individus, ont des responsabilités les unes envers les autres, lorsque surtout ces autres sont faibles et opprimées.
Laissons résolument de côté l’argument de la morale transcendante, argument abstrait et mystique, auquel beaucoup ne savent opposer que haussements d’épaules et sourires. Entrons dans les raisons concrètes des droits et des devoirs qu’ont particulièrement deux nations dans ces terribles affaires arméniennes. Parmi les spectateurs neutres et passifs et qui sont restés muets, tandis que s’écrivait la page la plus sombre de l’Histoire moderne, les Américains et les Suisses ne devraient pas oublier que leur argent et leurs représentants ont travaillé, pendant deux générations en Turquie, à élever les Arméniens. Avec les Français, les Anglais, les Allemands les Italiens, les Américains et les Suisses ont aidé au réveil de l’esprit national de la race arménienne. Ils ont fait des recherches dans l’histoire de l’Arménie, et ils ont fait connaître à l’univers le résultat de ces recherches. Ils ont enseigné aux Arméniens les langues européennes. Bref, à cette nation devenue ignorante et arriérée parce qu’elle était séparée de l’Europe, ils ont insufflé l’esprit de la civilisation occidentale.
Ne cherchaient-ils donc que des victimes à parer pour le sacrifice ? N’ont-ils affiné leurs disciples que pour la boucherie ?
Ne dites pas non. Car le résultat final de tant d’efforts, c’est ce lamentable exode des Arméniens arrachés de leurs foyers et menés, sous le fouet turc, jusqu’à la vallée de l’Euphrate,… devenue maintenant la vallée de la mort.
Pensons y fortement.
Et puis, pour l’amour de Dieu, agissons.
Les Derniers Massacres d'Arménie
« La page la plus noire de l'Histoire moderne »
par Herbert Adams Gibbons
Paris, Nancy, Berger-Levraut, 1916